Le Boudedeo et le cantonnier

Coat-Méal 

Armanel - conteur


Il s’appelait Fañch, marié à Mond, et était cantonnier à Coat-Méal. Fañch n’avait pas toujours était cantonnier mais, en 1950, il était lourdement tombé d’un grenier lors d’une journée de battage. Le nouveau député-maire, fraîchement installé dans ses fonctions, lui avait alors proposé la fonction de cantonnier, car il savait que si Fañch ne pouvait plus s’occuper d’une ferme, il était toujours courageux et dur à la tâche.

Fañch avait à cœur de bien faire son travail, tant par conscience professionnelle que pour ne pas décevoir son bienfaiteur. Il ne comptait donc pas ses heures : « Un travail doit être bien fait et non vite fait ! » répondait-il régulièrement à ceux qui s’intéressaient à son travail.

A l’entrée de la commune, au lieu-dit Penn An Traon, il y avait ce que Fañch appelait « le trou de l’enfer ». Ce « trou » était une portion de route qui avalait les pierres que Fañch ajoutait consciencieusement, tous les ans, en fin décembre. Fañch avait beau y déverser régulièrement des charretées de pierres, tous les ans le trou réapparaissait. Il aurait pu ne travailler que sur ce secteur à longueur d’année, jamais il n’aurait réussit à réaliser une réparation durable. Aussi, Fañch, en accord avec Monsieur le Maire, ré-empierrait cet endroit, tous les ans, juste avant Noël, afin que les paroissiens puissent se rendre sans problème à la messe de minuit. Fañch avait d’autant plus de mérite que le secteur concerné se situait à la frontière de sa commune, mais du côté de Bourg-Blanc. Mais, comme Penn an Traon était plus près du bourg et de l’église de Coat-Méal que du centre de Bourg-Blanc, les habitants de ce hameau avaient pour habitude de se rendre à Coat-Méal.


Il avait beaucoup neigé cette semaine-là. Je vous parle d'un temps où il neigeait encore en Bretagne aux approches de Noël. Car c'est la veille de Noël que ceci se passait. Dès l'automne, les pluies incessantes de la région dévalaient à travers landes, en rigoles torrentueuses qui gonflaient l’Ascoët, la rivière qui délimitait la commune à l’Est. L’Ascoët, voyait son accès à l’Aber Benoît contrarié par la route de Penn an Traon et plongeait sous celle-ci, transformant son socle en une nasse boueuse dans laquelle la route finissait par disparaître.

On prétend que la sueur du cantonnier coûte cher. Je vous promets que François donnait au contraire la sienne à bien bon marché. Sa route ! Il ne pensait plus qu'à elle, ne parlait plus que d'elle. Et comme il la soignait! 
Mond, sa femme, nous répétait sans cesse : «  Fañch n’est plus très solide, mais devrait-il donner le rein qui lui reste pour boucher sa route, qu’il le donnerait sans aucun souci ! »

Le 23 décembre en question, il avait eu fort à faire. Après les grandes bourrasques de neige qui s'étaient déchaînées sur le pays, voici qu'un souffle plus doux se levait à travers l'âpreté de la saison. Le dégel menaçait. Les givres allaient ruisseler. Pour leur ménager un écoulement normal, Fañch avait prolongé sa journée par delà l'heure du couchant. Toutes choses s'étaient déjà éteintes dans le gris morne du crépuscule d'hiver, qu'il peinait encore, obstiné à sa tâche, tout entier à cette route qu'il avait faite sienne et qui était pour lui comme une maîtresse silencieuse .

Soudain, sur ses talons, une voix s'éleva qui le fit se retourner brusquement.
-Bonsoir, l'homme! Que la paix soit avec toi! Mais tu travailles bien tard, il me semble.

Fañch répondit, un peu interloqué :
-Ce n'est peut-être pas à toi de t'en plaindre.  Celui qui voyage devrait savoir gré à qui lui aplanit sa voie.
-Ce n’est pas un reproche que je te fais! Répondit l'étranger ce que je t'ai dit n'était pas pour t'offenser, et je serais désolé si tu le prenais en mal. Nul plus que moi n'est à même d'apprécier les services que rendent les gens de ta sorte. Si tous les chemins du monde étaient tenus comme celui-ci, Cantonnier, je n'aurais pas les pieds dans l'état où tu peux les voir.

Alors Fañch regarda de près son interlocuteur. Ce dernier était correctement vêtu, mais à l'ancienne mode. Par exemple, il portait encore le bragou-braz, flottant comme une jupe et noué d'une ficelle au-dessous du jarret, la veste courte brodée et à poches étroites montant jusqu'aux aisselles; le chapeau de feutre à guides de velours. Au lieu de sabots, il était chaussé de sandales de cuir qui laissaient à nu le cou-de-pied et l'orteil.
-Je ne puis plus mettre de souliers, continua-t-il, tant j'ai la plante des pieds meurtrie par les mauvais chemins.
_ Vous marchez donc beaucoup demanda Fañch.

-Beaucoup! répondit l'inconnu d'un ton triste.

Il paraissait très las. Et il devait être d'un âge déjà vénérable à en juger par les rides de son front et par les longues boucles grises qui lui tombaient jusqu'aux épaules.
-Ce n'est pas tout ça, fit-il avec effort; je ne suis pas encore au bout de mon étape.

-Où allez-vous s'il vous plaît?
-A Lokournan.
-Moi, je devrais même être rentré depuis plus d'une heure. Mond va me rouspéter. 

Tout en parlant, François avait rassemblé ses outils.
-Nous ferons route ensemble, si vous voulez, dit-il, j’habite sur le chemin.
-Ce n'est pas de refus, répondit l’étranger.

Au loin, les cloches du bourg tintaient pour célébrer l'ouverture de la nuit sainte. Les deux hommes cheminèrent quelque temps côte à côte; en silence. Le ciel était clair et froid, criblé d'étoiles. Par intervalles, la douce brise de Noël passait comme la respiration endormie de la mer.

-Ainsi donc, voici le mil neuf cent cinquante septième anniversaire de la naissance du Christ! Murmura tout à coup l'inconnu, avec un grand soupir.
Et il ajouta plus bas avec un accent de prière :
_ « Seigneur, seigneur, les temps ne sont-ils pas encore proches où je pourrai jouir enfin de l'éternel repos?. »
_ Vous avez à vous plaindre de la vie, à ce qu'il paraît, dit Fañch, histoire de dire quelque chose.

Le voyageur ne répondit pas. Mais, après un nouveau silence, ce fut lui qui reprit le premier la parole.
-Je suis déjà passé ici autrefois. Il n'y avait en ce temps-là ni route, ni cantonnier, mais un maigre chemin d’exploitation à travers une lande solitaire.
_ Sapristi! s'exclama Fañch. Quel âge avez-vous donc? D'aussi loin que je me souvienne, cette route a toujours existé.
_ Cela prouve que je suis plus ancien que vous, voilà tout.
-Oui, et même plus ancien que les anciens du pays en ce cas
-C'est vraisemblable.

Fañch pensa : "Cet homme a sûrement perdu l'esprit.. . À le voir, on ne lui donnerait pas plus de soixante ans". Et il ressentit une vague gêne. 
Cependant, arrivés à Croaz Ar Croaziou, nos deux hommes purent apercevoir la flèche de Notre Dame des Douleurs de Coat Méal dans le bleu scintillant de la nuit, et, des deux côtés de la route, s'alignèrent les petites maisons basses, avec leurs lucarnes.

Les deux hommes traversèrent le bourg et, en évitant soigneusement Prat Ar C’Heff, se dirigèrent vers les trois fermes du Goadec. Fañch, arrivé près de l'une d'elles, dit :
-C'est ici chez moi. Que Dieu vous conduise!
-Ah?... fit l'inconnu. Et il ajouta d'un ton sentencieux, avec une gravite triste : Heureux qui peut dire : "C'est ici chez moi"!
-Vous n'avez donc nulle part ou aller ? demanda le cantonnier, ému d'une soudaine compassion.
-Nulle part!
-Eh bien! Entrez avec moi. Vous vous reposerez devant notre feu, à la clarté de notre chandelle.
-Béni sois-tu, chrétien! s'écria l'inconnu dans un élan reconnaissance... Un instant, tu l'as dit, je me reposerai un instant!. . . Cela m'est permis ce soir.. . Et puis je me remettrai en marche : car je suis le marcheur, tu sais, le marcheur qui va toujours et qui n'arrive jamais!

De nouveau Fañch songea : "Il court après sa raison l'infortuné!"

Mond, entendant le bruit des voix, venait d'entrebâiller la porte. Et, tout aussitôt, avec son excellent cœur elle s'empressa de disposer, à droite de l'âtre, le tabouret le plus confortable pour l'hôte que son mari lui amenait. Puis, quand il se fut assis, les jambes étendues à la flamme, elle se mit à lui tailler de la soupe de pain de seigle dans une écuelle.
-Mangez, lui dit-elle, il y a dans le bouillon chaud une vertu qui réconforte.

Deux lames lentes ruisselèrent sur les joues du vieillard. .. En rendant à Mond l'écuelle vide il prononça :
-Votre mari et vous, femme, vous êtes l'un et l'autre selon le cœur de Dieu. . Sa justice vous récompensera, comme elle m'a puni. Je vous dois un grand bonheur : vous avez rouvert en moi la source des lames délicieuses, des larmes saines du repentir... Cette maison où vous m'avez si bravement accueilli me fait souvenir d'une autre, presque pareille et qui a disparu depuis bien longtemps de la face de ce monde:
Un jour, celui qui l'habitait avec sa famille se tenait debout sur le seuil, prenant le frais, car c'était l'heure du soir. Et il se disait, les bras croisés : "Ma tâche d'aujourd'hui est faite; je suis un homme heureux; respirons en paix cet air embaumé qui s'exhale des collines! ..."Or, voici qu'une troupe de soldats vint à passer dans la me, suivie d'une longue foule hurlante, et poussant un homme à demi nu qui trébuchait à chaque pas sous le fardeau d'un lourd madrier. Cet homme, avisant le boutiquier, lui adressa cette supplication :

_ "Permets, je te prie, que je reprenne haleine un moment sur le banc qui est là, contre ta demeure". Mais la foule vociférait :
_ "C'est un malfaiteur, un bandit de Galilée!"
Et le boutiquier, n'écoutant que la rumeur du peuple, fut sourd à la prière du juste que les soldats entraînaient. Même il répondit durement :
_ "Passe ton chemin!"

. . .-Eh! N’est ce pas l'histoire du Boudédéo, du Juif Errant, que vous nous contez là? Interrogea vivement Mond.

-Elle y ressemble fort, en effet, continua l'inconnu. .Vous, du moins, non seulement vous ne dites pas à la créature accablée : "Passe ton chemin", mais, au contraire, vous lui ouvrez votre maison toute grande, vous réchauffez ses membres à votre foyer, vous la conviez à prendre sa part de votre repas. Aussi, après la joie d'avoir bien vécu, vous sera-t-il donné de goûter dans un bref délai cette autre joie, encore plus savoureuse, vous pouvez m'en croire :la joie de mourir et de voir Dieu. 
_ Je ne peux rien faire pour vous remercier, si ce n’est vous prévenir que votre heure est venue et qu’il faut vous y préparer sereinement.
_ Allez dans votre lit clos, et dormez-y d'un grand sommeil calme, si pur qu'il ne sera troublé par aucun rêve, si entier que vous ne vous réveillerez jamais.

- Amen! ne put s'empêcher de répondre Fañch comme à la fin d’un de profundis

-Il y a mille neuf cent cinquante sept ans, conclut l'étranger que j'implore l'Ankou. Dès qu'il m'aperçoit, il détourne sa faux et me crie, durement ce qu'autrefois je criai à Jésus : l "Passe ton chemin!" 
Là-dessus, l'hôte mystérieux se leva, secoua la cendre qui s'était collée à ses sandales et, balbutiant un remerciement rapide, s'engouffra dans la nuit.

Fañch et Mond, sortirent leurs vêtements « du dimanche » qu’ils plièrent soigneusement sur le banc-tossel devant le lit clos. Puis ils firent une prière, montèrent dans le lit clos et s’allongèrent côte à côte en se tenant la main.

Leur voisin le plus proche s’appelait Jean Marie, et était surnommé « l’homme cheval » car il refusait obstinément à faire entrer les tracteurs dans son exploitation agricole. Et Obstiné, Jean-Marie l’était. Il faut dire que sa famille était originaire de Plouguerneau et, là bas, il se disait qu’un de ses ancêtres était à l’origine du fait divers qui avait amené à la disparition du village de Tréménac’h avant la grande révolution.

Cette nuit-là, Jean Marie n’arrivait pas à dormir, et, plutôt que de rester virer dans le lit, il décida de s’habiller et de sortir prendre l’air. Comme je vous l’ai dit la nuit était claire, et comme Jean Marie, debout sur l’aire à battre, regardait droit devant lui vers la colline qui servait de carrière à Fañch, il aperçut la forme d’un homme qui remplissait une charrette de pierres. Jean Marie ne pouvait pas distinguer l’homme en question, mais il se dit :
_ « Sacré Fañch, tu ne changeras jamais ! »

Jean Marie pensait que, comme lui, Fañch n’arrivait pas à dormir et qu’il avait décidé d’aller chercher les pierres qui lui manquaient pour réfectionner la route de Penn An Traon. Appuyé au mur de l’écurie, Jean Marie regardait distraitement le manège qui se déroulait devant lui quand il vit l’homme prendre le cheval par les rênes et déplacer la charrette, laissant derrière lui ce qui ressemblait à un tas de pierre : Comme si l’homme avait chargé une charrette sans fond.

Puis Jean Marie rentra pour prendre son déjeuner.

Le lendemain, Jean Marie amena ses juments boire à la source qui coulait en bas de cette colline et put voir le tas de pierres entr’aperçu au petit matin. Bien qu’intrigué, Jean Marie continua normalement sa journée de travail. Mais quand il revint à la ferme pour son repas de midi, et que Soize, sa femme, lui dit que Mond n’était pas venue chercher son pot de lait quotidien, il décida de rendre visite à son voisin. N’obtenant pas de réponses, il ouvrit la porte et vit les vêtements soigneusement pliés sur le banc-tossel. Jean Marie ouvrit alors le lit clos et découvrit les corps de ses deux voisins qui reposaient, sereins, dans leur dernier sommeil.

Le maire, averti des évènements dépêcha une « Corvée » pour finir la réparation de la route de Pen an Traon (à la mémoire de son cantonnier dévoué). Quatre hommes se rendirent à la carrière et emportèrent le tas de pierres qui s’y trouvait. Il leur fallut toutes les pierres, jusqu’au dernier caillou, pour remettre la route en état et permettre aux gens de Pen An Traon d’assister à la messe de minuit.