La barque de Saint Majan
PLOUGUIN
Armanel - conteur
Une
des choses les plus curieuses concernant les saints bretons est leur
arrivée en Armorique. Les écrits anciens nous disent qu’ils
traversèrent la Manche dans des barques en pierre! C’est ainsi que
comme beaucoup d'autres, selon la légende, Majan fit pour venir du
lointain Pays de Galles en Bretagne.
Majan débarqua d'abord à
Brest, mais rapidement il reparti vers le nord-ouest, en longeant la
côte, en quête d'un site plus isolé où il pourrait vivre plus
loin de la tentation des biens terrestres, et donc plus près de
Dieu. Il contourna la pointe Saint-Mathieu, remonta vers le nord,
navigua entre les îles et le continent, pour s'engager finalement
dans un Aber dont l'aspect lui paraissait propice à l'exaltation de
l'âme. Non loin d'une rivière qui se jetait dans cet aber, il
trouva une source et décida que c'était là qu'il vivrait pour le
restant de ses jours. Il construisit un ermitage rustique, aménagea
la source en fontaine, et y édifia une petite chapelle. Rapidement
ce lieu prit le nom de Lokmajan.
Les
années se succédaient paisiblement les une aux autres pour notre
ermite. Mais bientôt, sa quiétude fût troublée par de nombreuses
visites ; en effet la source révéla avoir des qualités
surprenantes, voire miraculeuses. Son eau soulageait bien des maux,
et aussi les douleurs de l'âme. Ce qui mena les autochtones à faire
régulièrement le détour vers l’ermitage. De nos jours, encore,
la source est réputée pour fortifier et guérir les malades qui
viennent y chercher un soulagement; mais autrefois, du temps de
Majan, ses vertus étaient, semble-t-il, beaucoup plus puissantes, et
ce dernier y gagna une réputation de sainteté.
Quand Saint
Majan mourut, son corps fut enterré sous la chapelle. Sa barque de
pierre fut utilisée pour aménager la fontaine guérisseuse. L'eau
jaillissait du rocher, et faisait une mare dans la barque où les
malades venaient la puiser, puis s'écoulait ensuite dans l’aber
tout proche.
Les
années, les décennies, les siècles s'écoulèrent et la mémoire
du saint resta vivante, notamment grâce à sa fontaine miraculeuse.
Quand Salomon le Juste mourut des hommes venus du nord vinrent, sur
leurs navires à tête de dragon, envahir la Bretagne et
s’enfoncèrent dans les terres grâce aux abers. Ils pénétrèrent
donc dans l’Aber Beneat (aber benoît) repoussèrent les Bretons
qui vivaient là, et établirent un camp près de la fontaine de
Lokmajan. A cette époque, la fontaine avait encore le pouvoir de
guérir, et malgré l'occupation étrangère des terres de l'Aber, le
peuple breton continuait à venir, en prenant de grands risques,
solliciter la grâce de Saint Majan. Les Vikings en prirent ombrage
et décidèrent de détruire la fontaine.
L'occupation normande
dura un siècle, puis les Vikings cessèrent leurs raids
dévastateurs. Quelques-uns étaient restés et avaient fondé un
foyer avec des femmes de chez nous. Beaucoup étaient repartis vers
leur lointaine patrie.
La vie reprit son cours. Les cultivateurs cultivaient, les pêcheurs partaient dans leurs barques, les artisans travaillaient, et, au dessus d’eux, les seigneurs locaux régnaient. Le fait de dominer la société ne les empêchait pas d’être rattrapés par le chagrin et le malheur. C’et justement ce qui arriva au seigneur de Pen Ar van qui avait deux enfants, car si Lena, sa fille aînée était belle et intelligente, Sezni, son fils était malade et chétif. C'était un enfant intelligent, en qui son père mettait tout son espoir pour lui succéder. Mais sa santé fragile faisait planer la crainte de voir la maisonnée rester sans héritier mâle, ce qui ferait que le château tomberait alors aux mains de la famille voisine des seigneurs de Trouzilit.
Le
seigneur de Pen ar Van fit venir de nombreux médecins du Léon, de
Brest, et même de Cornouaille au chevet de l'enfant. Tous les
guérisseurs d'Armorique avaient été consultés, ainsi que de
nombreux mages, rebouteux, devins et astrologues. Il y eut même des
cérémonies païennes organisées autour du menhir qui se dressait
non loin de là.
Mais
le mal inexorable qui frappait Sezni résistait à toutes les
tentatives de son père éploré.
Chevauchant un jour vers le
moulin de Pont-Ours, découragé par ses vaines tentatives, le
seigneur de Pen Ar Van s'arrêta près du bief. Des enfants jouaient
en chantant une ancienne complainte:
"Dans
leurs vaisseaux de pierre
Ils navigaient naguère
Les
Saints de nos aïeux,
Majan était l'un d'eux.
Celui qui
souffrait
Celui qui pleurait
Auprès de lui venait,
A
sa source il se baignait,
Et ses maux s'en allaient"
Il
écouta un moment puis questionna une fillette
"-Je ne
connais pas cette chanson, Qui est ce Majan dont parle votre gwerz
(complainte)?
La
petit fille lui répondit :
-Saint Majan est mort il y a
très longtemps. La Mam Goz nous a raconté que sa fontaine avait
autrefois un grand pouvoir de guérison. Mais au cours des siècles,
la barque de pierre a été perdue. Si quelqu’un la retrouvait ce
serait un grand bonheur pour tout le monde, car Saint Majan nous
protégerait de nouveau de bien des maladies grâce aux pouvoirs de
son eau miraculeuse."
Le seigneur demanda où habitait la
Mam Goz, et alla rendre visite à la vieille femme. Celle-ci confirma
les propos de sa petite fille, ajoutant que ce serait une grande
fierté pour tous si un puissant seigneur se lançait dans cette
quête formidable: la recherche de la barque perdue.
Dès
le lendemain, le seigneur de Pen ar Van se mit à explorer le bord de
la rivière. Malheureusement, il ne trouva rien qui ressemblât de
près ou de loin à une barque en pierre.
Pendant
qu’il cherchait, il marchait sous les grands arbres qui se
penchaient sur l'eau et s'agitaient dans le vent. On aurait dit
qu'ils avaient quelque chose, un secret peut-être, à dire. Certains
de ces arbres étaient si vieux, qu’ils étaient déjà là
quelques siècles plus tôt et avaient été les témoins secrets de
la destruction de la fontaine par les hommes du Nord. Ils semblaient
insister, bruissant sans relâche, mais plus personne, dans la
région, ne parlait le langage des arbres et ne comprenait leur
message.
Le seigneur de Pen ar Van se dit que s'il trouvait un
homme capable de comprendre les arbres voire de leur parler, il
retrouverait plus facilement la barque de Saint Majan, dernier espoir
désormais de sauver son fils.
Je sais, cela peut vous paraître
bizarre, car aujourd'hui, plus personne ne comprend le langage des
animaux, des plantes ou des objets, ou du moins ne se vante de savoir
le faire. Il n'en était pas de même autrefois lorsque les gens
vivaient plus près de la nature et n’étaient pas aveuglés par la
soi-disante supériorité de la race humaine sur la nature.
Le
seigneur de Pen ar Van se mit donc en route vers les monts d'Arrée.
Près
des rochers désertiques au dessus du Relecq, là où Saint Tanguy
avait fondé son ermitage du Gerber, et où Conomor combattit
Tugdual, il trouva un ermite vivant dans une cabane faite en ardoises
à la manière des moines irlandais. Il lui expliqua son affaire.
L'ermite lui dit qu'il connaissait bien le langage des pierres, qui
étaient si nombreuses alentour, mais pas celui des arbres car il n'y
en avait pas en ce lieu. Il lui conseilla de continuer sa route vers
le sud où se trouvaient les Montagnes Noires, qui étaient couvertes
d'arbres, et où vivait un de ses amis.
Le
seigneur de Pen ar Van dirigea donc ses
pas vers les Montagnes Noires, interrogea des paysans du lieu sur
l'endroit où vivait l'ermite qu’il recherchait, et trouva bientôt
sa hutte. L'habitation était entourée d'oiseaux qui s'envolèrent à
son approche. L'homme le reçut aimablement et l'écouta
attentivement, mais il lui expliqua que s'il pouvait comprendre et
parler aux oiseaux, aux grillons et même aux poissons, par contre,
il ignorait le langage des arbres et des plantes. Il lui conseilla
d'aller consulter un autre ermite dans la forêt d'Huelgoat, pas très
loin du camp d’Arthur.
Cet
ermite vivait sous des roches cyclopéennes dans la forêt
d’Huelgoat. Le seigneur de Pen ar Van
s’agenouilla devant le ménage de la vierge, fit un crochet
vers la roche tremblante qui vacilla à son approche, puis suivit la
rivière d’argent.
_"Je
suis l'ami des arbres" lui dit l’ermite "Et je comprends
le langage des pins, des saules et des chênes. Ici ils me parlent
des vraies valeurs de la nature et du temps qui passe. Ils me
racontent tout ce se passe dans la forêt. Mais je n’aime pas
m'aventurer là où vivent les hommes, car là, les arbres crient et
pleurent sous les coups de haches ou dans les flammes. Pourtant, s'il
le faut j'irai avec toi au pays des Abers. J'irai questionner les
plus vieux des arbres qui ont vu les hommes, encore eux, détruire
l'oeuvre du saint et dissimuler son vaisseau de granit. Si tu veux
que je te suive, promets-moi une chose: plus jamais tu ne devras
abattre ou utiliser un arbre vivant, que ce soit pour la construction
ou pour faire du feu".
La condition ne paraissait pas trop
dure. Le Seigneur de Pen ar Van n'hésita pas. Solennellement il jura
de ne plus blesser ni tuer arbre ou arbuste durant toute sa vie.
_"Si
tu oublies ta promesse lui dit le sage, ne passe plus jamais sous un
arbre, ou près de lui, il t'arriverait un malheur."
Quand
le Seigneur fut de retour à Pen ar Van, cela faisait déjà un mois
qu'il était parti. Sezni, son enfant ne pouvait presque plus se
lever. Il respirait difficilement, l'issue fatale semblait proche.
A
la tombée de la nuit on guida le vieux sage jusqu'à la chapelle de
Lokmajan. Là, il demanda qu'on le laissât seul. Il y passa toute la
nuit, puis le jour, et encore la nuit suivante. L'impatience des gens
du château était à son comble, d'autant plus que l'état de Sezni
s'aggravait inexorablement.
Finalement, l'ermite revint
_"Prenez des pioches et des pelles" dit-il aux gens du château. "Si j'ai été si long, c'est que les arbres voulaient d'abord me raconter tout le mal que les gens d'ici leur font. Et ils en ont à raconter ! Mais les arbres ne sont pas rancuniers, ils acceptent de vous aider les hommes, dans l’espoir de gagner votre amitié".
L’ermite
guida les gens du château vers le bord de l'aber Benoît et leur
montra l'endroit où ils devraient creuser, dans le lit de la
rivière. Les pioches rencontrèrent bientôt un rocher, mais quand
le rocher fut dégagé, on s’aperçut que c'était en fait une auge
effilée, posée à l'envers. Les hommes du château remontèrent
l'objet volumineux près de la chapelle. Pendant ce temps une
charrette fut confortablement aménagée à l’aide de bottes de
paille pour permettre de transporter Sezni devenu trop faible pour
marcher. Bientôt, le cortège se mit en route, alors que de partout
alentour, à Castellouroup, au Quinquis, à Meznaot, à Kerboulou et
ailleurs, les gens se dirigèrent vers Lokmajan pour aller la voir la
barque de Saint Majan.
Une grande cérémonie fut organisée. On
avait transporté quelques seaux remplis de l'eau de la fontaine que
l'on avait versée dans la barque. Tandis que la foule se rassemblait
en groupes de plus en plus nombreux dans l'enclos et sur les pentes
escarpées qui dominent la chapelle, la charrette s'arrêta près de
la barque. Le seigneur de Pen ar Van prit son fils dans ses bras et
l'assit sur le bord du vaisseau de pierre, les pieds dans l'eau.
L'enfant rit en remuant les orteils dans l'eau était froide. Le rire
léger s'éleva dans le silence recueilli de la foule étonnée.
C'était un présage favorable. Le seigneur émerveillé d'entendre
ce son merveilleux, presque oublié de sa maison, s'exclama:
_
"Gloire à Dieu, gloire à Saint Majan, mon fils va guérir".
De
la foule enthousiaste s'éleva une grande clameur.
L’ermite
venu d’Huelgoat se pencha sur l'enfant,et proposa de le remettre
sur le lit de paille pour pouvoir l'examiner.
Après un examen
soigneux, il se tourna vers le seigneur de Pen ar Van et lui dit:
_
"Votre fils va guérir. Pour aider à le fortifier contre la
maladie et hâter sa guérison, je vous apporterai demain un remède
souverain".
Pendant plusieurs semaines, Sezni dut
avaler une potion amère. Des couleurs réapparurent sur ses joues
pâles, ses forces revinrent. Il guérit.
La barque de
Saint Majan fut à nouveau scellée sous le jet de la source, et
longtemps on puisa son eau pour guérir les malades. Ceux qui le
pouvaient venaient y plonger les pieds et riaient de la trouver si
froide.
Quelques
siècles plus tard, de cette histoire véridique il ne restait qu'une
croyance, celle d'une banale fontaine miraculeuse. Un seigneur de la
région décida de vendre tous les arbres entre le moulin de Meznaot
et Lokmajan pour construire les bateaux du roi. Une nuit de tempête,
l'arbre le plus ancien, un chêne de 600 ans s'abattit sur la
fontaine, brisant la barque de Majan. Il n’en resta qu’une belle
pierre qui fut amenée au bourg, au Prat. On l'utilisa pour aménager
le dessus d'un nouveau puits qu'on venait d’y creuser.