BILZ _ La jument blanche
Armanel _ conteur
Marc’harit faisait des emplettes, tous les mercredis, aux marchés et aux foires du Vieux-Marché, comme les fermières riches du pays. Elle avait renouvelé toute sa garde-robe, et n’allait plus mendier, de porte en porte. Tout cela faisait jaser et l’on était généralement d’accord qu’elle avait dû trouver un trésor, ou qu’elle avait quelque commerce avec des sorcières, peut-être même avec le diable. Un chat noir qu’elle possédait et affectionnait d’une manière toute particulière était aussi soupçonné de lui fournir de l’argent, à discrétion.
D’autres, plus sensés, attribuaient tout ce changement à la présence de Bilz. Plusieurs bœufs et chevaux venaient d’être volés au seigneur du château de Kerouez, en Loguivy-Plougras, et la rumeur publique soupçonnait Bilz de ne pas être étranger à ces larcins. Le seigneur du Kerouez, qui n’était pas des plus malins, et qui prétendait néanmoins avoir tout l’esprit du monde, dit un jour devant ses domestiques :
— On parle beaucoup, depuis quelque temps, des tours et des finesses de Bilz ; je veux savoir au juste à quoi m’en tenir sur ce point et demain, sans plus tarder, je veux aller chez lui et lui porter un défi. Nous verrons bien lequel de nous deux sera le plus malin.
Bilz eut vent, de quelque manière, des projets du châtelain du Kerouez, et il se prépara à soutenir la lutte avec lui, sans grande inquiétude sur le résultat, car il connaissait bien son homme. Il dit donc à sa mère :
— Aujourd’hui, le seigneur du Kerouez viendra ici me demander...
— Jésus, mon fils, tu es perdu, si le seigneur du Kerouez est contre toi ! interrompit la vieille.
— Ne craignez rien, ma mère, et écoutez bien ce que je vais vous dire, reprit Bilz. Le seigneur du Kerouez viendra donc me demander, aujourd’hui même. Je me cacherai dans cette vieille barrique défoncée que voilà, au bas de la maison, et quand il me demandera, vous lui direz que je suis absent et que vous ne savez pas où je suis allé. Du fond de ma barrique, j’entendrai tout ce qu’il dira. Ayez toujours les yeux tournés de ce côté et, quoiqu’il puisse vous dire ou vous demander, si vous voyez mon doigt au trou de la bonde, dites toujours oui et ne craignez rien.
La vieille promit de faire ce que lui dit son fils.
Le seigneur arriva, dans l’après-midi. Bilz était dans sa barrique. Le seigneur demanda à la vieille :
— Votre fils Bilz est de retour à la maison, m’a-t-on dit ?
— Oui sûrement, mon bon seigneur, il est de retour à la maison, depuis quelque temps.
— On s’en aperçoit bien, et il doit avoir des nouvelles des bœufs et des chevaux que j’ai perdus ?
— Je ne l’ai jamais entendu en parler, monseigneur. Mais, pour sûr, ce n’est pas lui qui se permettrait de prendre ce qui vous appartient, sans votre permission.
— C’est bon, c’est bon, la vieille ; mais, que votre fils prenne bien garde à lui, ou je le ferai pendre.
— C’est bien ce que je lui dis, tous les jours, mon bon seigneur ; mais, voyez-vous, il est si malin et si rusé, qu’il me répond toujours d’être tranquille à ce sujet.
— Eh ! bien, ma bonne femme, puisque votre fils est si malin et si adroit, moi aussi je ne suis pas un sot, et je veux le lui prouver. Dites-lui donc que si, dans les vingt-quatre heures, il n’a pas volé et enlevé ma jument blanche de mon écurie, je le ferai pendre au plus haut chêne de l’avenue de mon château.
La vieille regarda la barrique ; le doigt de Bilz était dans le trou de la bonde, et elle répondit :
— C’est bien, mon bon seigneur, je le lui dirai, et il vous volera sûrement votre jument blanche, car il est bien malin, le gars.
— C’est ce que nous verrons, répondit le seigneur. Et il partit là-dessus.
De retour à son château du Kerouez, il raconta à ses gens que Bilz devait, dans les vingt-quatre heures, enlever sa jument blanche de son écurie, sous peine d’être pendu haut et court, et il leur recommanda de bien veiller.
Deux valets d’écurie dirent que Bilz, quelque malin qu’il pût être, n’enlèverait rien du tout de l’écurie, et qu’ils en répondaient sur leur tête.
Les deux valets résolurent de passer la nuit sur pied, et après souper, ils se rendirent à l’écurie, avec un pot de cidre, et des cartes à jouer, afin de ne pas s’endormir. C’était la veille du mardi gras ; il y avait festin de boudins, cette nuit-là, dans une ferme voisine, où leurs bonnes amies devaient se trouver, et cette pensée leur trottait par la tête. Vers les dix heures, quand ils eurent vidé leur pot de cidre, l’un deux dit à l’autre :
— Il me semble qu’il n’est pas nécessaire que nous restions ici tous les deux, pendant toute la nuit ; Bilz ne viendra sans doute pas ; et puis, quand bien même il viendrait, un seul de nous suffirait bien pour l’empêcher de rien enlever.
— C’est aussi mon avis, répondit l’autre.
— Eh ! bien, reprit le premier, nous irons l’un après l’autre à la ferme, pour manger des boudins et danser avec nos bonnes amies, car l’on dansera et j’entends même le biniou.
On tira à la courte paille, pour savoir qui irait le premier. Le sort désigna le premier valet, nommé Iann-Vraz.
— Ne reste pas trop longtemps, lui dit l’autre.
— Dans une heure, une heure et demie au plus tard, je serai de retour.
La nuit était sombre. Bilz était à la porte de l’écurie, guettant une occasion favorable, et il avait tout entendu. Au bout d’une heure environ, il ouvrit la porte et se précipita dans l’écurie, en criant :
Quel froid de loup il fait !
Il avait laissé la porte ouverte et le vent éteignit la lumière.
— Comment ! Te voilà déjà de retour ? dit le second valet, croyant parler à son camarade.
— Ma foi, oui ; ma douce jolie Monic n’était pas là-bas, et après avoir mangé quelques boudins (ils sont excellents), comme rien ne m’y retenait, je suis revenu en toute hâte, pour que tu puisses y aller toi-même. Pars donc, vite, car ta douce y est et elle t’attend.
Dès qu’il fut hors de l’écurie, Bilz s’empressa de détacher la jument blanche du seigneur, celui de tous ses chevaux qu’il aimait le plus et que madame la marquise montait, pour aller à la grand’messe, au bourg de Loguivy. Puis, il mit à sa place une machine à broyer la paille, plaça une selle dessus, et partit alors, en emmenant la jument blanche.
Quand le second valet arriva à la ferme et qu’il vit son camarade qui était toujours là, mangeant, buvant et chantant gaiement, il fut bien étonné !
— Pourquoi es-tu venu avant mon retour ? lui demanda Iann-Vraz.
— Comment !... Mais, n’es-tu pas venu toi-même me dire de partir ?
— Moi !... Je n’ai pas bougé d’ici, imbécile !
— Mais, alors, qui donc a pris ma place là-bas ?
— Hélas ! Ce ne peut être que Bilz lui-même ; nous sommes joués ! Partons, vite !
— Attends que je boive au moins un peu de cidre.
Et il vida coup sur coup trois ou quatre chopines de cidre, autant de verres d’eau-de-vie, puis, ils partirent, ivre-morts tous les deux. Ils allèrent à travers champs, trébuchant et roulant à tout moment dans les douves. Enfin, ils arrivèrent, malgré tout, et ne trouvèrent personne dans l’écurie. Ils se dirigèrent à tâtons, dans l’obscurité, vers la place où était attachée la jument blanche du seigneur. Iann-Vraz, posant la main sur la selle placée sur la machine à broyer la paille, s’écria :
— Tout va bien, la jument est encore ici !
— Eh ! bien, montons dessus tous les deux, dit son camarade, et, de cette façon, Bilz ne pourra pas l’enlever, sans que nous nous en apercevions.
Et les deux valets montèrent sur la broie sellée, et crurent être sur la jument blanche. Comme ils avaient bu abondamment, ils s’endormirent bientôt.
Le lendemain, le seigneur se leva de bonne heure et courut à son écurie, pour s’assurer si Bilz avait enlevé sajument. Il ne faisait pas encore bien clair.
— Eh ! bien, cria-t-il en entrant, Bilz est-il venu ?
Les deux valets, éveillés en sursaut, répondirent :
— Non ! Non ! Monseigneur, Bilz n’a pas osé s’approcher.
— A la bonne heure ! Alors, la jument est toujours là ?
— Certainement, monseigneur.
— Mais, où donc est-elle ? Je ne la vois pas.
— Nous sommes sur son dos, monseigneur, afin de mieux la garder.
Le seigneur s’approcha et voyant ses deux valets sur la machine à broyer la paille et sa jument absente, il comprit que le tour était joué. Furieux, il saisit un fouet et en cingla de conséquence les deux imbéciles. Puis, il monta à cheval, et courut chez la mère de Bilz.