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The Alp-Luachra

Connacht

Armanel - conteur

Dans l'Irlande d'autrefois, l'Alp-Luachra était une créature redoutée. On l'appelait également Joint-eater, Just-halver, Art-Luachra, Airc-Luachra et Doichi-Luachair. 
Cette créature vivait dans les ruisseaux et les rivières irlandaises et dans tout endroit où la vie poussait dans l'eau.

L'Alp-Luachra n'était pas très beau à voir, de très petite taille et s'il pénétrait à l'intérieur de vous, vous étiez en danger ! Car de chaque bouchée de nourriture ingérée, la meilleure partie était consommée par l'Alp-Luachra . Peu importe la quantité que vous mangiez, vous ne deveniez que plus maigre et plus malade !

Il est donc préférable de ne pas dormir dehors, à proximité d'un point d'eau douce, au cas où l'une de ces créatures se glisserait dans votre gorge. 
Mais si vous avez la malchance d'en avaler une, il n’y a que deux méthodes pour vous débarrasser de ces invités indésirables.

​_ La première consiste à demander à une personne forte de tenir votre bouche grande ouverte, et à une autre personne assise sur vous de mettre de la nourriture délicieuse juste hors de portée de vos dents. 
Au bout d’un moment plus ou moins long, l'Alp-Luachra affamé sortira pour se nourrir, vous pourrez alors refermer la bouche et en être débarrassé. 
Mais attention, il n'est pas prudent de toucher un Alp-Luachra, car tout ce qui touche sa peau se transforme en pierre.

​_ La deuxième méthode consiste à manger une grande quantité de bœuf salé, puis à s'allonger la bouche ouverte près d'un ruisseau ou d'une rivière. 
Lorsque l'Alp-Luachra, qui a ingurgité ce bœuf salé, voudra étancher sa soif, il sautera tout seul dans le cours d’eau et s'éloignera à la nage.

Certaines vieilles histoires racontent que jusqu'à treize de ces créatures peuvent cohabiter à l'intérieur d'une seule et même personne !

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Il y avait autrefois, un riche fermier du Connacht qui possédait beaucoup de biens et une jolie famille unie. Aucun nuage sombre de chagrin ou de soucis ne planait sur sa tête ni sur celle de sa famille. Cet état de fait a duré pendant de nombreuses années jusqu'à un beau jour d’été, qu'il regardait ses journaliers couper le foin dans le pré qui jouxtait sa demeure. Comme il faisait très chaud, le fermier s'est étendu sur le foin fraîchement coupé, et assommé par la chaleur de cette chaude journée, il s'est endormi et est resté ainsi pendant trois ou quatre heures. Ses ouvriers ont quitté le champ lorsque le foin a été entièrement ramassé, le laissant seul dans le champ. Lorsqu'il s’est réveillé, le fermier s'est assis, ne sachant pas tout où il était, jusqu'à ce qu'il reprenne ses esprits et se souvienne enfin qu'il était couché dans le champ qui était derrière sa propre maison.

Alors, il s’est levé pour retourner chez lui, mais chemin faisant il a ressenti comme une douleur ou un point de côté.

Il n'y a pas prêté attention et, une fois arrivé chez lui, il s’est assis s'assit près du feu pour se réchauffer.

_ "Où étais-tu passé?" lui a demandé sa fille.

_ "J'ai dormi un long moment sur l'herbe fraîche du champ où les journaliers coupaient du foin."

_ "Et qu'est-ce qui t'est arrivé ? Tu n'as pas l'air en grande forme."

_ "Je ne sais pas, je ne comprends pas ; j'ai comme sensation bizarre. Je ne me suis jamais senti comme ça auparavant. Mais je pense que ça ira mieux après une bonne nuit de sommeil."


Le fermier est allé se coucher et ne s’est réveillé que lorsque le soleil était haut dans le ciel. Quand il s’est levé, sa femme lui a dit :

_"Qu'est-ce qui t’arrive pour avoir dormi aussi longtemps ?"

_ "Je ne sais pas".

Puis il est descendu dans la cuisine près de la cheminée,où sa fille préparait un gâteau, et elle lui a dit :

_ "Comment vas-tu aujourd'hui, père ? Est-ce que tu vas mieux ?"

_ "J'ai bien dormi, mais je ne suis en meilleure forme qu’hier au soir. J’ai l’impression qu'il y a quelque chose qui va et vient à l’intérieur de mon corps."

_ "Oh là ! Ce n'est pas possible. Tu as du prendre froid quand tu t’es allongé sur

l'herbe fraîche. Si ce soir tu ne vas pas mieux, nous ferons venir le médecin."

 

Toute la journée, le fermier s’est plaint de douleurs mais il ne savait pas dire exactement où se trouvait la douleur. Il était dans le même état le soir, et on a dû envoyer chercher le médecin.

 

Quand le docteur est arrivé, notre fermier lui a répété qu'il avait l’impression que quelque chose sautait dans son ventre. Le docteur l'a examiné sous toutes les coutures mais n’a rien vu d'anormal chez lui. Il a collé son oreille contre sa poitrine et dans son dos mais il n'entendait rien, alors que le pauvre homme criait :

_ "Ecoutez ! Vous ne l'entendez pas ? Vous ne l'entendez pas sauter ?"

Comme le docteur n’entendait rien du tout, il pensait que l'homme avait perdu la raison.


En sortant, le docteur a dit à la maîtresse de maison que son mari n'avait rien, mais qu'il se croyait malade et que tout se passait dans sa tête. Et que le lendemain matin, il lui enverrait des médicaments qui lui procureraient un bon sommeil et calmeraient la douleur de son corps.

Le pauvre homme a avalé ses médicaments et est tombé dans un grand sommeil. Mais quand il s’est réveillé le lendemain matin, il était plus mal que jamais, mais il disait qu'il

ne sentait plus la chose sauter en lui.

Ils sont de nouveau aller chercher le médecin qui est revenu, mais n’a pu rien faire. Il leur a laissé d'autres médicaments en disant qu'il reviendrait au bout d'une semaine pour voir le malade. Le pauvre homme n’a pas été soulagé par tout ce que le médecin lui avait laissé. Quand le médecin est revenu une semaine plus tard, il a trouvé le fermier plus mal qu'auparavant, mais ne savait pas quoi faire, ne sachant pas de quel genre de maladie il souffrait.

_« Je ne vous demanderai plus d’argent parce que je ne peux rien faire pour améliorer l’état de santé du malade, mais je viendrai le voir régulièrement afin d’arriver à comprendre ce qu'il a»

 

La maîtresse de maison avait du mal à cacher sa colère contre ce docteur ignare. Et à peine ce dernier était-il parti qu'elle a rassemblé les gens de la maison et qu'ils ont tenu conseil.

_ "Ce docteur ne vaut pas un sou. Savez-vous ce qu'il a dit ? Qu'il ne voulait plus de mon argent, et qu'il ne savait rien de rien. Puisque c’est ainsi, le bonhomme ne franchira plus ce seuil. Nous irons chercher un autre docteur."

Tout le monde était d'accord avec elle. On a envoyé chercher un autre docteur. Mais quand celui-ci est arrivé, il n'a rien fait de mieux que le premier, à part prendre leur argent. Il venait souvent voir le malade, et chaque fois qu'il venait, il leur sortait toutes sortes de noms plus longs que les autres pour désigner la maladie du fermier. Des noms que personne ne comprenait, peut-être même pas lui, mais qui effrayaient tout le monde.

 

Cela a duré deux longs mois, et personne ne savait ce qui se passait dans le corps du pauvre homme ; et comme ce médecin ne lui faisait aucun bien, ils sont allés en chercher un autre, puis un autre, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus un seul médecin dans le Connacht qu'ils n'aient appelé.

Ils sont restés ainsi pendant six mois, et le pauvre homme qui était fort et bien nourri auparavant est devenu si maigre qu'il ne lui restait plus que la peau sur les os.

Il était si mal en point à la fin qu'il pouvait à peine marcher. Il n'avait plus d'appétit et il avait beaucoup de mal à avaler un morceau mie de pain ou boire une gorgée de lait frais.

 

Un jour qu'il était seul, assis sur une chaise à la porte de la maison, se faisant bronzer au soleil, un pauvre vieillard qui demandait l'aumône de village en village s'est approché de la porte, Il a vu l'homme de la maison assis sur la chaise, mais si changé et si fatigué qu'il avait du mal à le reconnaître.

_"Me revoici pour demander l'aumône au nom de Dieu", a dit le pauvre homme. "Mais, gloire à Dieu, maître, que t'est-il arrivé, car tu n'es plus le même homme que j'ai vu quand je suis passé ici il y a six mois !

 

"Hélas", je ne peux pas te dire ce qui m'est arrivé. Mais je sais une chose, c'est que je ne resterai pas longtemps dans ce monde."

_"Je suis triste de te voir dans cet état. Dis-moi comment tout a commencé et ce que disent les médecins."

_"Les médecins? Ma malédiction sur eux,  ils ne savent rien! Mais je ne devrais pas jurer, je suis si près de la tombe."

_ "Peut-être pourrais-je te soulager si tu me disais ce que tu as. Je connais les maladies et les herbes pour les guérir."

_ « Il n’y a pas un seul guérisseur dans le comté qui ne soit passé dans cette maison, et la moitié du bétail que j’avais a été vendue pour les payer. Je n’ai jamais reçu aucun soulagement, si petit soit-il, d’aucun d’entre eux ; mais je veux bien te raconter comment cela m’est arrivé. »

Puis il lui a raconté tout ce qu’il avait ressenti et tout ce que les médecins avaient prescrit.

Le mendiant l’écoutait attentivement et, lorsqu’il a terminé son récit, il lui a demandé :

_ « Dans quel genre de champ t’es-tu endormi ? »

_ « Un pré qui venait juste d’être fauché. »

_ « Était-il mouillé ?».

_ « Il ne l’était pas »l.

_ « Y avait-il un petit ruisseau qui le traversait ? »

_ " Il y en avait un".

_ "Puis-je voir le champ ?"

_ "Oui, je vais te le montrer."

Le fermier s’est levé de sa chaise et s’est traîné jusqu'à l'endroit où il s'était étendu pour se reposer ce jour-là. Le mendiant a examiné l'endroit longtemps, puis il s’est penché sur l'herbe en faisant les cent pas, le corps courbé et la tête baissée, tâtonnant parmi les herbes et les mauvaises herbes qui y poussaient en abondance. Il s’est redressé et a dit :

_ "C'est bien ce que je pensais",

Le mendiant avait une petite herbe verte dans sa main :

_"Voyez-vous cela ?" dit-il. "Partout où pousse cette herbe en Irlande, il y a un Alp-Luachra à proximité, et je pense donc que vous avez avalé un Alp-Luachra."

_ "Comment le sais-tu ? Mais si c'était le cas, les médecins me l'auraient certainement dit avant toi."

_ "Les médecins !" dit le mendiant. "Ce ne sont qu'un troupeau d'omadawns. Je vous le répète, vous avez avalé un Alp-Luachra. N'as-tu pas dit toi-même que tu as senti quelque chose bondir dans ton estomac dès le premier jour où tu es tombé malade ? C'était l'Alp-Luachra . Et comme l'endroit où il se trouvait lui était étranger, il s'y sentait mal à l'aise et se déplaçait d'avant en arrière. Mais après quelques jours, il s'est installé et a trouvé l'endroit confortable. Et c'est la raison pour laquelle tu restes si mince, car chaque morceau que tu manges l' Alp-Luachra en tire le meilleur parti. Et tu m’as dit toi-même qu'un côté de ton corps était gonflé : C'est là que vit cette créature immonde."


Au début, notre fermier ne croyait pas le mendiant. Mais le mendiant continuait à lui parler et à lui prouver qu’il lui disait la vérité. Lorsque la femme et la fille du fermier sont revenues à la maison, le mendiant leur a raconté la même histoire, et elles étaient prêtes à le croire.

Le malade n'y croyait toujours pas, alors elles ont décidé d'appeler trois médecins ensemble pour que le mendiant leur raconte son histoire. Les trois médecins ont écouté tout ce que le boccuch (mendiant) disait et se sont mis à rire de ce dernier en affirmant que c'était tout autre chose qui se passait avec l'homme de la maison. Et tous les noms qu'ils avaient, cette fois-ci, pour la maladie étaient deux fois, trois fois plus longs qu’auparavant. Ils ont donné au pauvre homme quelques bouteilles de sirop, et sont repartis en se moquant des femmes

qui avaient évoqué la présence d’un Alp-Luachra

Après le départ des médecins, le boccuch a dit :

_ "Je ne m'étonne pas du tout que tu ne te sentes pas bien, si ce sont des imbéciles comme ceux-la qui te soignent. Il n'y a pas un médecin en Irlande qui puisse te faire du bien, à part Mac Dermott, le prince de Coolavin, au bord du Lough Gara, le meilleur médecin du Connacht et même des cinq provinces."

 

_ "Où est le Lough Gara ?" a demandé le pauvre homme.

_ "Dans le comté de Sligo. C'est un grand lac, et le prince vit sur sa rive. Et vous devriez y aller rapidement, car c'est votre dernier espoir ».

_ «  Et vous, maîtresse, vous devez l’obliger à partir, si vous voulez que votre homme reste en vie."

_  "Je ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour le guérir."

_ "Dans ce cas, envoyez-le voir le prince de Coolavin".

_ "Je ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour me guérir", a dit le malade, "car je sais que je n'ai plus longtemps à vivre dans ce monde si je n'obtiens pas de soulagement."

_ "Alors, allez voir le prince de Coolavin". A répété le mendiant

_ "Tout ce que tu penses pouvoir te faire du bien, tu dois le faire, père", a dit la fille.

_ "Il n'y a rien qui lui fera du bien, sinon d'aller voir le prince de Coolavin", a insisté le

mendiant.

Ils ont discuté jusqu'à ce que la nuit tombe, et le mendiant s’est fait un lit de paille dans la grange. Le lendemain matin il a recommencer à argumenter pour décider le fermier d’aller voir le prince, et la femme et la fille abondaient dans son sens. Finalement le malade a dit qu'il irait, et sa fille lui a dit qu'elle l'accompagnerait pour prendre soin de lui, et le boccuch a dit qu'il irait, lui aussi, pour leur montrer le chemin ;

_"Je serai morte d’angoisse en attendant votre retour". A dit sa femme,

 

Ils ont donc attelé le cheval à la charrette qu’ils ont chargée avec du pain, du lard et des œufs pour une semaine. Le premier jour, ils ne sont pas allés bien loin car le malade était si faible qu'il pouvait à peine supporter les secousses qu'il ressentait dans la charrette. Mais le deuxième jour, il se sentait mieux. Le troisième soir, ils sont arrivés à la demeure du prince de Coolavin. Le prince avait une belle maison, avec un toit de paille, au bord du lac au milieu des arbres. Ils ont laissé le cheval et la charrette dans un petit village près de la maison du prince et ont marché jusqu'à la maison. Ils sont entrés dans la cuisine et ont demandé à voir le prince. Le serviteur leur a dit qu’on n pouvait pas déranger le prince qui était en train de manger son repas, mais qu'il viendrait dès qu’il aurait fini.

 

Mais le prince, intrigué par les bruits de voix, est entré en personne à ce moment et a demandé ce qu'ils voulaient. Le malade s’est levé, lui a raconté son histoire et a ajouté

_« Et maintenant, votre honneur peut-il m'aider ? »

_ « Je l’espère, je ferai tout mon possible pour vous qui êtes venu de si loin pour me voir. Venez avec moi dans le salon. Ce que le vieil homme vous a dit est vrai. Vous avez avalé un Alp-Luachra, ou autre chose.»

Or il se trouvait que le repas, que le prince venait de quitter, consistait en un gros morceau de bœuf salé. Il en a coupé une tranche épaisse qu’il a donnée à manger au pauvre homme

_ « C’est innutile, votre honneur ? Je n'ai pas pu avaler de viande plus grande que la taille d'un œuf depuis six mois."

_"Silence, dit le prince ; "mange, je te l’ordonne."

Le pauvre homme a mangé autant qu'il pouvait, mais quand il a reposé le couteau et la fourchette, le prince l’a obligé à recommencer. Il l’a fait manger jusqu'à ce qu'il soit sur le point d’éclater.

 

Quand le prince a vu qu'il ne pouvait vraiment plus rien avaler, il l’a fait sortir de la maison et a dit à sa fille et au vieux mendiant de les suivre. Il a emmené l'homme dans une belle prairie verte qui se trouvait devant la maison et qui était traversée par un petit ruisseau et lui a ordonné de se coucher sur le ventre près du ruisseau, de tenir son visage au-dessus de l'eau, d'ouvrir la bouche aussi largement qu'il le pouvait et de la maintenir presque en contact avec l'eau, et "d'attendre là tranquillement ".

_ "Et surtout ne bouge pas, quoiqu’il puisse arriver".

Le pauvre homme a promis de rester immobile, s’est étendu sur l'herbe et a tenu sa bouche ouverte au-dessus du ruisseau sans bouger.

 

Le prince a reculé d'environ cinq mètres, entraînant la fille et le vieillard avec lui, et a répété au malade :

_« Reste tranquille, et surtout, ne paniques pas, quoi qu'il t'arrive. »

Le malade n'était pas couché depuis un quart d'heure que quelque chose commença à bouger en lui, et il sentit cette chose monter dans sa gorge et redescendre. Cela monta et redescendit trois ou quatre fois de suite. Enfin, cela arriva dans sa bouche, se posa sur le bout de sa langue, mais effrayé, redescendit dans la gorge. Au bout d'un petit moment, cela remonta une seconde fois, se posa sur sa langue et finalement sauta dans l'eau.

Le prince observait attentivement, et au moment où l'homme allait se lever, il a crié :

_ « Ne bouge pas encore. »

Le pauvre homme a du ouvrir à nouveau la bouche et attendre comme la première fois. Au bout d’une minute une deuxième chose est venue par le même chemin que la précédente, montant et descendant deux ou trois fois, comme si elle avait peur ; mais à la fin, s'est approchée de la bouche, s’est placée sur la langue et, lorsqu'elle a senti l'odeur de l'eau, a sauté dans le petit ruisseau

 

Le prince a murmuré :

_ « Comprenez bien, la soif les envahit. Le sel qui était dans le bœuf fait son travail ; maintenant, ils vont tous sortir... »

Et avant qu'il ait eu le temps de finir, le troisième Alp Luachra est tombé dans l'eau avec un bruit sec ; et un instant après, un autre sauta, puis un autre encore, jusqu'à ce qu'il en compta cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze.

_ « Il y en a maintenant une douzaine, dit le prince ; c'est la couvée. Mais la vieille mère n'est pas encore montée. »

Le pauvre malade voulait se lever.

_ « Reste comme tu es, la mère n'est pas montée. »

Il restait comme il était, mais plus rien ne sortait, bien qu'il soit resté là plus d'un quart d'heure. Le prince lui-même s'inquiétait car il avait peur que la vieille Alp-Luachra ne bouge pas du tout.

Le pauvre homme était si fatigué et si faible qu'il voulait se lever, et malgré tout ce que le prince lui disait, il essayait de se mettre debout. Alors le prince l’a saisi par une jambe, et le boccuch par l'autre, et ils l’ont maintenu au sol malgré lui.

Ils sont restés encore un quart d'heure sans dire un mot, ni émettre un son, et au bout de ce temps le pauvre homme a senti quelque chose remuer de nouveau dans son côté, mais sept fois plus fort qu'avant ; et il a eu du mal à s'empêcher de crier. Cette chose bougea un bon moment, et il crut qu’elle lui arrachait les entrailles. Puis elle a commencé à remonter jusqu’à la bouche et est revenue en arrière. Enfin elle est remontée si haut que le pauvre homme a mis les deux doigts sa bouche pour l'attraper. Mais quand il mettait ses doigts dans sa bouche, la vieille Alp-Luachra revenait en arrière.

 

_ "Imbécile !" a crié le prince, "qu'est-ce qui t'a poussé à faire ça ? Ne t'ai-je pas dit de ne pas bouger ? Reste tranquille si elle remonte."

Ils durent rester là une demi-heure, car la vieille mère des Alp-Luachras avait peur de sortir. Mais elle remonta enfin, peut-être parce qu'elle avait trop soif pour supporter l'odeur de l'eau qui la tentait, ou peut-être parce qu'elle se sentait seule après que ses enfants l'aient quittée.

En tout cas, elle s'est approchée de sa bouche et est restée là un bon moment et comme elle ne voyait rien qui l'effrayait, elle a sauté dans l'eau.

Le prince et les deux autres avaient observé tout cela en osant à peine respirer, de peur d'effrayer l'horrible bête. Dès qu'elle sauta dans l'eau, ils remirent l'homme debout sur ses deux pieds.

Il est resté trois heures sans pouvoir dire un mot, mais la première chose qu'il a dit fut :

_ "Je suis un homme nouveau."

Le prince le garda chez lui pendant quinze jours, et lui donna de grands soins et une bonne

nourriture. Puis il le laissa alors partir, ainsi que la fille et le boccuch et il refusa de leur prendre ne serait-ce qu'un sou.

 

_ « Je suis le plus heureux des hommes que la guérison ait si bien tourné ; et je serais bien triste de vous prendre un sou ; vous avez déjà perdu beaucoup avec les médecins. »

Ils sont retournés sains et saufs, et le fermier est redevenu en bonne santé et bien gras. Il était si reconnaissant envers le pauvre boccuch qu'il le garda dans sa propre maison jusqu'à sa mort. Et tant qu'il fut en vie, il ne se coucha plus jamais sur l'herbe verte!