Scouarn le téméraire
Présenté par Armanel - conteur
Il
y avait, autrefois, quelque part en Bretagne, caché sous la mer
parmi les algues et au milieu des poissons, un superbe château
enchanté. Les vieux disaient que, dans ce merveilleux château, il y
avait une baguette en coudrier d’or, qui donne des pouvoirs
magiques à son propriétaire !
Et chaque année, la nuit de
noël, pendant que résonnaient les douze coups de minuit, la mer
s’ouvrait en deux, libérant un chemin de sable fin qui menait au
château enchanté. La mer laissait alors le passage libre à
l’audacieux qui oserait aller s’emparer de la baguette de
coudrier d’or ! Tout le monde à l’époque savait cela, mais tout
le monde savait aussi que personne n’était jamais revenu vivant de
cette aventure. La mer, en se refermant sur le château au douzième
coup de minuit, engloutissait en même temps et pour toujours les
malheureux qui avaient tenté de faire fortune…
Un jour,
un jeune laboureur nommé Scouarn décida, quand même, de tenter sa chance à son
tour.
Scouarn décida qu’au lieu de fêter noël avec sa famille
et tous ses amis, il se rendrait jusqu’au château quand les flots
se retireraient.
Malgré les pleurs de sa pauvre mère, malgré
les supplications de sa sœur et les mises en garde de son père,
Scouarn fut inébranlable : quand les douze coups de minuit
sonneraient, il pénétrerait dans le château enchanté. Il en
reviendrait vivant et riche, si riche que plus jamais il n’y aurait
de pauvre au village. Il en reviendrait vivant et riche, si riche que
plus personne autour de lui ne serait triste.
La semaine qui
précédait Noël se passa comme les années précédentes.
Scouarn
aida son père à choisir une bonne et belle bûche pour la mettre
dans la cheminée pour la veillée, une bûche si grosse qu’elle
devait pouvoir brûler toute la semaine, une bûche merveilleuse qui
porterait bonheur à toute la famille.
Le père marmonnait :
-
Bûche, bonne bûche, seras-tu capable d’empêcher mon fils d’aller
à marée basse dans ce château maudit ?
Et, au même moment,
Scouarn chuchotait en la posant dans l’âtre :
- Bûche, belle
bûche, aide-moi à accomplir mon vœu !
Un peu plus tard, la
mère de Scouarn vint le trouver :
- Tiens, mon fils, prends ses
sabots de bois, en cadeau de Noël. Nous sommes pauvres et ces sabots
ne sont pas grand-chose, mais tu sais que le jour de Noël, un
vêtement neuf, si simple soit-il, porte bonheur à celui qui le
reçoit. Si seulement ces sabots te décidaient à rester avec nous
sans songer plus avant à tes folies !
- Merci, mère, répondit
Scouarn en prenant les sabots, je penserai à vous en les mettant.
Et
il ajouta doucement :
- Sûrement, bons sabots de bois, vous
m’aiderez à accomplir mon vœu !
Puis ce fut la veille de
Noël.
La famille et tous les amis de Scouarn n’étaient pas aussi
gais qu’à l’ordinaire, bien que chacun espérait secrètement
que le jeune homme renoncerait à son dangereux projet. La journée
se passa normalement, on prépara le repas du réveillon, on décora
la maison et chacun revêtit ses beaux habits en l’honneur de
Noël.
On joua près du feu avec des noix en guise d’osselets,
des noisettes en guise de billes ; on se raconta milles contes et
histoires. Quand la nuit fut là, Soizic, la sœur de Scouarn, se
leva :
- Je vais à l’étable apporter leur part de réveillon
aux bêtes, dit-elle.
Soizic apporta à manger à la vache, au
cochon et aux poules.
À chacun, elle disait :
-
Joyeux Noël, joyeux Noël et, tout à l’heure ne dites pas trop de
mal de nous !
Car chacun sait que les animaux parlent entre eux
le soir de Noël.
Scouarn, qui l’avait suivi pour l’aider,
l’entendit murmurer dans l’oreille du cheval :
- Cozic, mon
bon Cozic, toi qui sais parler la nuit de Noël, persuade Scouarn de
rester avec nous !
Mais Scouarn s’approcha à son tour du
vieux cheval blanc et dit à voix basse en lui flattant l’encolure
:
- Cozic, mon bon Cozic, tu m’aideras à accomplir mon vœu,
j’en suis sûr.
À ce moment précis, il y eut un fracas
épouvantable sur la plage et Soizic frissonna :
- Voilà la mer
qui se retire,
on va bientôt entendre les cloches de Noël ! Je t’en supplie,
Scouarn…Dit-elle en se tournant vers son frère.
Elle n’acheva
pas sa phrase. D’un mouvement vif, Scouarn avait détaché Cozic,
et, d’un bond, il fut sur son dos.
- Va, mon bon cheval, va
!
À peine était-il dehors qu’une lumière aveuglante surgit
de la cheminée par-dessus le toit de chaume. Scouarn attrapa
habilement au vol le morceau de bûche embrasé qui semblait tomber
du ciel et le tint comme une torche.
On
entendit alors le premier coup de minuit. Scouarn éperonna Cozic de ses sabots neufs et celui-ci, malgré son âge, partit au
triple galop, piquant à travers la lande et fonçant en direction de
la plage. Scouarn n’avait pas besoin de l’encourager, le cheval
filait à toute allure. La torche enflammée éclairait leur
course.
- Ils courent vers le diable ! Murmuraient les passants
en les croisant.
Au deuxième coup de minuit, le vent leur
fouettait le visage, le sable jaillissait sous les sabots de Cozic,
sa crinière blanche semblait voler.
- Va, mon bon cheval, va
!
Scouarn ne fut pas étonné d’entendre sa monture lui
répondre :
- Aie confiance, mon maître !
Au
troisième coup de minuit, Scouarn crut apercevoir une masse sombre
entourée par la mer.
Au
quatrième coup de minuit, une voix tonna :
- Que faites-vous
ici, misérables ? Partez pendant qu’il en est encore temps
!
Etait-ce la mer, étaient-ce les vagues qui parlaient ainsi ? À
moins que ce ne fût le château lui-même…
Derrière ce vacarme,
il sembla à Scouarn percevoir un murmure de femme.
- Vous ne
nous faites pas peur ! Cria-t-il aux esprits alors que la lumière de
sa torche se faisait plus vive et que Cozic franchissait le pont
levis.
Au cinquième coup de minuit, ils pénétrèrent
dans la cour du château.
Cozic s’ébroua vivement, jetant à bas
son cavalier. Scouarn se releva pour ramasser ses sabots perdus dans
la chute.
- Suis tes sabots neufs, Scouarn ! Cria le cheval
alors que les sabots du jeune homme partaient seuls vers la salle des gardes du château.
Scouarn, serrant la torche dans sa main, se releva
prestement et se mit à courir après eux. Il les rattrapa bientôt
devant une vaste cheminée. Dans l’âtre brillait un grand feu ;
des ombres semblaient y danser.
Le sixième coup de minuit
retentit. Un éclat de rire sinistre lui fit écho dans le château
et la mer gronda au-dehors.
" Scouarn le téméraire,
à Noël, fait le fanfaron,
Scouarn le téméraire,
à Noël,
nous le garderons ! "
Scouarn ne comprenait pas d’où
pouvaient venir les voix qui chantonnaient ainsi.
- Par ici,
Scouarn, par ici la baguette en coudrier d’or !
Rendu fou par
ces voix, le jeune homme se mit à courir dans tous les sens, sans
plus savoir ce qu’il faisait. Et dans ce fracas, il percevait
toujours un murmure trop faible pour qu’il puisse le
comprendre.
Au septième coup de minuit, Cozic s’adressa
au jeune homme :
- Ne les écoute pas ! Va dans le feu, Scouarn,
va dans le feu !
Scouarn n’hésita pas une seconde, et entra
sans peur dans le brasier : les flammes léchaient ses sabots, mais
ceux-ci ne prirent pas feu.
Comme
le huitième coup de minuit sonnait, les ombres se firent plus
nombreuses dans la cheminée, elles encerclaient Scouarn :
"
Regarde, Scouarn le jeune garçon
Regarde, Scouarn le
fanfaron,
Qui nous avons,
Nous le gardons ! "
Stupéfait, Scouarn vit alors au fond de la cheminée, au milieu de ces ombres
horribles et grimaçantes, une jeune fille en pleurs. Elle tourna
vers lui son beau visage vers lui et le supplia de la sauver.
C’était celà le murmure qu’il entendait depuis le début.
Il fit un pas vers
elle au moment où retentissait le neuvième coup de minuit.
-
La baguette, Scouarn, dans le feu, va d’abord chercher la baguette
de coudrier d’or ! Sers toi de ta torche !
L’ordre que lui
soufflait Cozic était sage. Scouarn brandit le morceau de bûche de
Noël embrasé qu’il tenait en main depuis son départ. Devant ce
feu magique, les flammes maléfiques de la cheminée s’écartèrent
et laissèrent apparaître la fameuse baguette.
Scouarn
s’en empara au dixième coup de minuit.
Avec un denier hurlement,
les ombres s’évanouirent aussitôt dans la nuit, les murs du
château s’effritèrent et redevinrent sable…Tout fut silencieux
? Scouarn n’avait d’yeux que pour la jeune fille. Elle se jeta
dans ses bras :
- Sauves-moi ! Je suis prisonnière ici et
j’attends depuis si longtemps !
- Scouarn, vite ! Lui cria
Cozic.
D’un bond, Scouarn fut en selle, aidant la jeune fille
à monter en croupe.
-Qui es-tu ? demanda-t-il. La réponse de
la jeune fille se perdit dans le rugissement de la mer qui apparut
soudain, envahissant tout à une vitesse vertigineuse.
Cozic
repartit à bride abattue, mais c’était un vieux cheval. Il
trébucha, projetant ses cavaliers plus loin, puis il tomba et roula,
blessé, dans l’eau montante.
- Partez ! Ne m’attendez pas !
Je retiendrai les flots si je peux.
Scouarn voulut revenir sur
ses pas, mais ses sabots l’en empêchèrent et l’obligèrent même
à courir le plus vite possible. Le jeune homme semblait voler,
entraînant la jeune fille derrière lui, la mer à leur poursuite.
Scouarn
se retourna en entendant le onzième coup de minuit :
il ne vit plus
Cozic, mais reconnut sur la crête des vagues la crinière blanche
qui se mêlait à l’écume et freinait l’avancée des flots. Une
vague rattrapa pourtant les fugitifs, éteignant la torche de
Scouarn. Ils se crurent perdus, mais la bûche devint alors une
planche de salut à laquelle ils s’accrochèrent.
Au
douzième coup de minuit, ils s’écroulèrent sur la grève, sauvés
!
Tiphaine, la jeune fille, dit à Scouarn :
- Seul
un cœur pur et honnête pouvait rompre le sortilège dont j’étais
prisonnière. Je te serai fidèle à jamais.
On fêta
cette nuit-là le plus beau et le plus joyeux des Noëls.
Chacun
voulut les voir, les toucher, les embrasser. Quelque temps plus tard,
Scouarn et Tiphaine se marièrent. On ne sait pas s’ils eurent
beaucoup d’enfants, mais on sait qu’ils rendirent tout le monde
autour d’eux très heureux grâce à la baguette.
Et, en mémoire
de cette aventure, ils firent construire au bord de la mer, face à
l’endroit où s’élevait auparavant le sinistre château, une
chapelle : la chapelle de St Michel en grève.
On peut
encore l’admirer de nos jours, érigée sur une plage de Bretagne,
dans les Côtes-d’armor.
Et si vous regardez bien, vous
reconnaîtrez, vous aussi, au loin, la crinière de Cozic dans
l’écume des vagues…