Les aventures de Sans Souci
Louargat
SANS-SOUCI
ou
le maréchal-ferrant et la mort.
Armanel - conteur
1 _ Sans souci et les trois diables
Il était
une fois un soldat breton nommé Sans-Souci, car il était toujours
d’humeur joyeuse et de bon caractère, qui revenant de l’armée
s’en retournait dans son pays, à Louargat, au pied du Menez-Bré.
Certains disaient qu’il avait son congé en règle ; d’autres, mauvaises langues, prétendaient qu’il avait déserté ; mais peu nous importe.
Après une longue journée de marche, il se retrouva, au coucher du soleil, sous les murs d’un vieux château fort. Il était fatigué ; il avait faim, et il n’avait pas d’argent, si bien qu’il se décida à demander asile au château.
Il frappa à la porte. Le guichet de la lourde porte ferrée s’ouvrit, et le portier lui demanda :
— « Que voulez-vous ? »
— « Je voudrais être logé, pour une nuit seulement, car j’ai marché toute la journée, et je suis bien fatigué. »
— « Attendez là un peu, et je vais demander à mon maître s’il veut vous loger ».Répondit le portier.
Et le portier se rendit auprès du châtelain, et lui dit qu’un soldat harassé de fatigue était à la porte et demandait à loger.
— « Dites-lui de venir me trouver », répondit le seigneur.
Le portier fit donc entrer Sans-Souci et le conduisit devant le seigneur, qui se chauffait devant un bon feu, dans la grande salle du château.
— « Bonsoir, monseigneur », dit Sans-Souci en entrant.
— « Bonsoir, mon garçon », répondit le châtelain. « Que demandes-tu ? »
— « Je voudrais bien être logé, car je suis mort de fatigue, et de plus, j’ai faim et pas d’argent ».
— « Je te logerai volontiers, et je te régalerai même bien, si tu n’es pas peureux et si tu acceptes de passer la nuit dans une salle du château, qui est hantée par des revenants, des diables, ou je ne sais quoi », répondit le châtelain. Toujours est-il qu’il y a un tel vacarme et un tel sabbat, toutes les nuits, que personne ne veut y rester, et qu’il a fallu abandonner cette salle. Si tu parviens à chasser les revenants ou les diables, et à rendre la salle habitable, tu n’auras pas perdu ta peine, car je te récompenserai au-delà de tes espérances ».
Sans-Souci répondit :
— « Je veux bien tenter l’aventure, arrive que pourra. Je n’ai jamais été poltron, et je ne serais même pas fâché de voir un peu de près le diable, dont j’entends parler si souvent et que je n’ai jamais vu. Peut-être n’est-il pas aussi méchant qu’on le dit, après tout ».
_ « À la bonne heure ! » reprit le seigneur, « tu me parais un garçon résolu, toi. Je vais te conduire à la salle. Tu y trouveras du bois, pour faire du feu, et je te ferai donner du pain, de la viande et du vin autant que tu en voudras. Tu feras alors ta cuisine toi-même, à ta guise ».
Sans-Souci s’installa dans la salle hantée, et des valets lui apportèrent un quartier de mouton cru, une miche de pain blanc et six bouteilles de vin vieux. Puis ils s’en allèrent, et il resta seul. Il commença par faire un bon feu et mettre son quartier de mouton à la broche. Puis il s’assit dans un grand fauteuil, près du feu, alluma sa pipe, déboucha une bouteille de vin et en but un plein verre. Il se remit ensuite à fumer tranquillement, en regardant cuire son quartier de mouton, et en se disant :
— « Ce que c’est que la peur ! On s’imagine qu’il y a ici des revenants, ou des diables, que sais-je, moi ?... Et voyez comme tout est silencieux et comme on est tranquille ! Je serais bien moi, dans ce logis, surtout si l’on me traitait toujours comme cela... »
Et Sans-Souci se versa un second verre de vin et se disposait à le boire, quand il entendit un grand bruit dans la cheminée, et bientôt un être étrange tomba dans le feu, sans paraître le moins du monde incommodé, un diable sans doute, qui attrapa Sans Souci et le jeta au bout de la salle, aussi facilement que s’il n’avait été qu'une bûche, et s’assit à sa place, dans le fauteuil.
— « Ah ! Ah ! Ah ! » Se dit Sans-Souci, « il paraît que le sabbat va commencer ! Mais, qu’importe, nous verrons bien comment cela finira ».
Et Sans-Souci se releva, et vint s’asseoir en face du nouveau venu, dans un autre fauteuil, au côté opposé du foyer. Mais à peine s’y fut-il installé, qu’il entendit de nouveau le même bruit dans la cheminée, et un second personnage, en tout semblable au premier, tomba encore dans le feu, puis se releva lestement, le lança encore au fond de la salle et s’assit ensuite dans le second fauteuil, en face de l’autre.
— « Voici de singuliers compagnons ! » se dit Sans-Souci, en se relevant, « mais mon rôti doit être cuit, et je vais le retirer du feu, avant qu’ils aient envie de le manger. »
Sans-Souci revint devant la cheminée et se disposait à enlever son rôti, quand un troisième personnage, semblable aux deux premiers, dévala de la cheminée et le lança encore au fond de la salle, lui, sa broche et son rôti.
— « Ah, mais! Ce petit jeu commence à m’ennuyer », dit-il en se relevant et en se grattant le derrière. « je vais les laisser se chauffer, à leur aise, car ils paraissent aimer le feu, et moi je vais entrer dans ce lit clos que je vois là. J’emporterai mon gigot, avec une bouteille de vin, et peut-être me laisseront-ils souper à mon aise ».
Sans-Souci se mit donc dans un lit qui était au fond de la salle. Mais, à peine y était-il entré, que les trois diables vinrent à lui et lui dirent :
— « Ah ! Sans-Souci, tu te prétends l’homme sans peur et tu crois que nous allons te laisser tranquillement manger, boire et dormir, chez nous, tout comme si tu étais chez toi ? Tu te trompes beaucoup, mon ami, et nous allons te le prouver ».
— « J’espère au moins, messeigneurs », répondit Sans-Souci, « que vous ne me tuerez pas au lit, comme trois lâches, et que vous me laisserez me lever, afin que je puisse me défendre ? Vous êtes trois contre un ».
— « Oui, lève-toi », répondirent-ils.
Sans-Souci sauta hors du lit.
La nuit précédente, ne sachant pas où loger, Sans-Souci avait passé la nuit dans une petite église, et le matin, en partant, il avait rempli d’eau bénite une bouteille vide qu’il avait sur lui. Dès qu’il fut sur ses pieds, il déboucha sa bouteille et se mit à asperger les diables d’eau bénite. Ceux-ci sautaient jusqu’au plafond, cherchaient à fuir et poussaient des cris affreux.
— « Assez! Assez ! » Criaient-ils ; « laisse-nous partir à présent, Sans-Souci ! Pitié ! assez ! assez ! »
— « Oui, je vous laisse partir si vous me promettez de ne plus revenir dans ce château ».
— « Nous te le promettons ; nous n’y reviendrons plus jamais ! »
— « Signez alors ce parchemin de votre sang ».
— « Oui, nous signerons de notre sang ».
Et ils signèrent tous les trois de leur sang, sur un morceau de parchemin qui se trouvait là, et Sans-Souci les laissa partir par où ils étaient venus, c’est-à-dire par la cheminée. Après cela, il put souper tranquillement, puis il se remit au lit et dormit très bien.
Le lendemain matin, le maître du château vint le voir, et il fut bien étonné de retrouver Sans-Souci en vie.
— « Comment, tu vis donc encore ? » lui dit-il.
— « Mais oui, monseigneur, je vis encore, comme vous le voyez, et je n’ai même pas eu de mal ».
— « Et tu as passé toute la nuit ici ? »
— « J’ai passé toute la nuit ici. »
— « Et tu n’as rien vu d’extraordinaire ? »
— « Ah ! pour cela, si... J’ai eu affaire à de singuliers personnages ; mais rassurez-vous, car je vous en ai débarrassé pour toujours ».
— « J’ai du mal à te croire ; qu’est-ce qui me prouve que tu dis l vérité ? »
— « Prenez ce parchemin, et voyez ce qui est marqué dessus ».
Et Sans-Souci lui présenta le parchemin que les trois diables avaient signé de leur sang.
Le seigneur l’examina et s’écria avec une grande joie :
— « Ah ! Quel grand service tu m’as rendu ! Demande-moi tout ce que tu voudras, pour ta récompense, et je te l’accorderai. Veux-tu la main de ma fille ? »
— « Monseigneur, je n’ai pas mérité tant d’honneur, et je n’aspire pas si haut. Je suis maréchal-ferrant de mon état, comme l’était mon père, et si vous voulez me rendre heureux, faites-moi bâtir une forge au bord de la grande route, et remplissez-la de fer et de charbon car je n’ai pas le sou. Je ferrerai vos chevaux et ceux de vos fermiers, ainsi que ceux des voyageurs qui passeront, et je vivrai ainsi de mon travail, comme doit le faire tout honnête homme ».
Le seigneur fit construire la petite forge au bord de la grande route. Sans-Souci s’y installa aussitôt, et, toute la journée, et souvent la nuit, on entendait son marteau qui retentissait sur l’enclume, car il aimait le travail. Les pratiques ne manquaient pas, et il était content et heureux.