SANS-SOUCI 
le maréchal-ferrant et la mort.

4 _ Sans souci et Lucifer

Armanel - conteur

Vous vous rappelez peut être que Sans-Souci a fermé la porte de sa forge sur l’Ankou et l’ange la Mort, qu’il a mis la clé dans sa poche et qu’il est parti avec le jeu de cartes que le Bon Dieu lui avait donné, et dont il n’avait encore jamais fait usage.
Il n’alla pas très loin avant de rencontrer un seigneur inconnu, d’une mine étrange, et qui voyant un jeu de cartes entre ses mains, l’accosta et lui dit :

— « Veux-tu faire une partie avec moi, camarade ? »

C’était Lucifer lui-même, qui, n’ayant plus rien à faire, s’ennuyait beaucoup.

— « Je ne demande pas mieux », répondit Sans-Souci.

Et ils s’assirent sur une grande pierre, au milieu d’une grande lande, pour faire leur partie.

On distribua les cartes, et Sans-Souci demanda alors :

— « Quel sera l’enjeu de la partie ? »

— « Eh bien ! Jouons âme contre âme, la tienne contre la mienne », répondit le diable.

Sans-Souci, étonné de cette réponse, l’examina des pieds à la tête, et, ayant remarqué qu’il avait des pieds fourchus, il comprit que c’était au vieux Guillaume (le diable) qu’il avait affaire. Mais comme il avait confiance dans ses cartes, il se dit :

— « Peu importe ! Tu ne sais pas ce qui t’attend, toi que l’on nomme le malin ».

Et ils commencèrent de jouer. Sans-Souci gagna facilement la première partie.

— « Continuons », dit Lucifer : « Je double la mise ; deux autres âmes contre les deux que tu possèdes à présent, la tienne et celle que tu as gagnée ».

— « Ça me va ! » répondit Sans-Souci, « A vous de distribuer les cartes ».

Les cartes furent distribuées pour la seconde fois, et Sans-Souci gagna encore.

— « Quatre autres âmes contre tes quatre ! » proposa Lucifer un peu dépité.

— « Allons-y pour quatre autres âmes contre les quatre que j’ai déjà gagnées », répondit Sans-Souci.

Et il gagna encore.


Bref ; ils jouèrent ainsi pendant cent ans, toujours doublant l’enjeu, et Sans-Souci gagnant toujours. Songez à la belle quantité d’âmes gagnées ! Il en gagna tant et tant qu’il finit par vider l’enfer ! Les âmes, à mesure qu’elles étaient délivrées, passaient de l’enfer dans le purgatoire, et il y en avait tant que, pour leur faire place, il fallait envoyer au paradis celles qui étaient déjà dans le purgatoire quand la partie de cartes avait commencé.


Le joueur malheureux poussa alors un cri épouvantable ; il frappa du pied le rocher, et la trace y est encore visible, puis il disparut dans un abîme qui s’ouvrit pour le recevoir.


Mais rappelez-vous ; l’Ankou était toujours prisonnier avec l’ange de la mort, dans la forge de Sans-Souci, et, comme on ne mourait plus, les hommes étaient de plus en plus malheureux. On les voyait partout levant les mains et les yeux vers le ciel, et criant :

— «  Mourir ! Je veux mourir !... Ô Mort, ayez pitié de nous ! »

Sans-Souci, touché d’une si grande désolation, se dit un jour :

_ « Ma foi ! J’ai assez vécu comme cela ! C’est toujours la même chose, dans ce monde : des bons et des méchants, des riches et des pauvres, beaucoup de misère et de mal partout, et nul n’est content de sa condition. Je veux aller voir, à présent, ce qu’il y a aussi de l’autre côté. Je vais aller délivrer l’ange de la Mort ».