Pour avoir travaillé le jour de noël.
Armanel - conteur
Il y avait une fois un pauvre homme, un laboureur, nommé Jean L’Andouar, qui était resté veuf avec plusieurs enfants, trop jeunes encore pour pouvoir gagner le pain qu’ils mangeaient. Il était on ne peut plus pauvre et ne savait comment faire pour élever sa famille honnêtement. Un soir, il était sur le seuil de sa porte, rêveur, triste et inquiet, car il n’y avait plus de pain à la maison, et ses enfants avaient faim et pleuraient ; c’était pitié de les entendre. En ce moment vint à passer un seigneur étranger qui lui demanda :
— Pourquoi donc êtes-vous triste et inquiet de la sorte, mon brave homme ?
— Hélas ! Monseigneur, ce n’est pas sans raison ; mes enfants et moi nous sommes près de mourir de faim, et il n’y a pas le moindre morceau de pain à la maison ; et avec cela je n’ai pas de travail. Je ne sais que faire ; il nous faudra mourir, pour sûr, si Dieu ne nous vient en aide.
— Si vous voulez travailler pour moi, je vous paierai bien, reprit l’étranger.
— Je ne demande qu’à travailler, mon Dieu.
— Eh bien ! allez, demain matin, couper de l’ajonc sur la grand’lande, et, au coucher du soleil, je viendrai vous payer.
— Demain, c’est la fête de Noël, un des plus saints jours de l’année, et je ne veux pas travailler, un pareil jour ; mais, le lendemain et tous les jours suivants, si vous voulez, excepté les dimanches et fêtes observées...
— Adieu, s’il en est ainsi ; d’après ce que je vois, vous n’avez pas aussi grand besoin que vous le dites.
— Si, mon Dieu, j’ai aussi grand besoin que possible !
— Faites alors ce que je vous dis, ou crevez de faim, vous et vos enfants.
En ce moment, le malheureux père entendit les pleurs et les cris de ses enfants :
— Père, du pain ! du pain !!…
Et, le cœur brisé et perdant la tête, il dit :
— Eh bien ! je ferai ce que vous me dites, à cause de mes pauvres enfants ! Dieu aura pitié de moi, et il me pardonnera.
— C’est bien ; travaillez demain, et, au coucher du soleil, je viendrai vous payer.
Et le seigneur inconnu partit.
Le lendemain, le pauvre homme se leva de bon matin et fit ses prières, comme de coutume ; puis il trempa son doigt dans l’eau bénite, fit le signe de la croix, prit sa faucille et se rendit à la grand’lande ; et le voilà à couper de l’ajonc. Il travailla consciencieusement, toute la journée, et coupa beaucoup d’ajonc. Quand le soleil se coucha, il était bien fatigué. Il s’assit alors sur une pierre, pour fumer une pipe et attendre qu’on vînt le payer. Mais il eut beau attendre, celui qu’il attendait ne vint pas.
— Je suis vraiment bien malheureux ! se dit-il ; j’ai passé toute la journée à travailler, sans manger, et à présent, je ne serai sans doute pas payé ! Et le pire de l’affaire, c’est que j’ai travaillé le jour de Noël, le saint jour où est né notre Sauveur Jésus-Christ ! Et mes pauvres enfants qui n’auront encore rien à manger ce soir !
Son cœur était rempli de douleur et de désolation, et il se mit à pleurer à chaudes larmes.
En ce moment, il vit venir vers lui un autre inconnu, qu’il ne connaissait pas plus que le premier ; mais, autant le premier avait l’air dur et méchant, autant celui-ci paraissait doux et compatissant. Il s’approcha de Jean L’Andouar et lui demanda :
— Qu’avez-vous, mon brave homme, pour vous désoler de la sorte ?
— Hélas ! monseigneur, je suis bien malheureux ! Un seigneur que je ne connais pas vint me trouver, hier, à ma chaumière, et me dit que, si je voulais passer la journée d’aujourd’hui à couper de l’ajonc sur cette lande, il me paierait bien. Comme je n’ai plus de pain à la maison, et que mes pauvres enfants y meurent de faim, j’ai accepté, quoiqu’à regret, considérant combien ce jour est saint. J’ai bien travaillé, comme vous le voyez, et l’étranger qui avait promis de me venir payer ici, au coucher du soleil, ne vient pas !
— Il ne viendra pas, mon pauvre homme ; mais aussi, pourquoi travailler le saint jour de Noël ?
— Hélas ! j’ai eu tort, je le reconnais ; mais mes pauvres enfants sont à la maison, près de mourir de faim, et je voulais leur gagner un peu de pain !
— Regrettez-vous bien sincèrement d’avoir travaillé le jour de Noël ?
— Oui, mon Dieu, je le regrette bien sincèrement !
— Eh bien ! je vous paierai votre journée, moi. Retournez à la maison, et, en arrivant, demandez ce que vous voudrez : à manger, à boire, des vêtements, de l’argent, en un mot tout ce dont vous aurez besoin, et vous recevrez aussitôt ce que vous demanderez. Mais donnez l’aumône aux pauvres, et n’en refusez jamais aucun.
— Merci bien, mon bon seigneur, et que Dieu vous bénisse !
Et Jean L’Andouar retourna à la maison, un peu consolé. Ses enfants étaient sur le seuil de la porte, l’attendant, et sitôt qu’ils aperçurent leur père, ils coururent à lui en criant :
— Du pain, père ! du pain !
— Oui, mes pauvres enfants, leur dit Jean, vous en aurez tout à l’heure.
Et il entra dans la chaumière et, se découvrant et faisant le signe de la croix, il dit :
— Avec la permission de Dieu, je demande du pain et un peu de lard pour mes pauvres enfants et moi, qui mourons de faim.
Et aussitôt il se trouva, il ne sut comment, du pain, du pain blanc et du lard sur la table. Et les voilà de manger à discrétion, car pain blanc et lard fumant, il y en avait abondamment.
À partir de ce jour, la vie et le train de maison de Jean L’Andouar devinrent tout autres. Il acheta des habits neufs pour lui et pour ses enfants ; il fit bâtir une maison neuve, acquit quelques champs dans le voisinage, et devint un des plus riches du pays, puisqu’il lui suffisait de souhaiter quelque chose pour l’avoir aussitôt. Tout le monde était étonné d’un changement si subit, et l’on croyait généralement qu’il avait trouvé un trésor ; quelques-uns l’accusaient même d’avoir vendu son âme au diable, pour avoir de l’argent. Tous les pauvres étaient bien accueillis par Jean L’Andouar et trouvaient chez lui nourriture et vêtements. Et pourtant, comme il arrive souvent avec le temps, la prospérité endurcit son cœur, et il en vint peu à peu à oublier sa première condition.
Un jour, il donnait un grand repas dans sa maison, et il y avait invité tous les riches des environs et les gros bonnets de sa commune. Le matin, il recommanda à ses valets de ne laisser entrer aucun mendiant, même dans la cour du château (il avait à présent un château), car on ne donnerait pas l’aumône ce jour-là. Deux domestiques, armés de bâtons, furent placés à la porte de la cour, pour en défendre l’entrée à toute personne qui n’avait pas été invitée. Pourtant, à l’heure où l’on se mettait à table, il arriva dans la cour, on ne sait d’où ni comment, un vieux mendiant couvert de haillons et de plaies hideuses. Dès que les deux valets qui gardaient la porte l’aperçurent, ils coururent à lui, en le menaçant de leurs bâtons.
— Par où êtes-vous entré ici ? lui demandèrent-ils ; sortez vite !
Et en même temps ils levaient sur lui leurs bâtons pour le frapper.
— Faites l’aumône au pauvre, au nom de Dieu ! criait le mendiant, d’une voix lamentable.
— Aujourd’hui, on ne donnera pas, lui répondit-on ; venez demain, et vous aurez. Allons ! sortez vite !…
Mais le mendiant résistait ; il ne voulait pas sortir, et, élevant davantage la voix, pour être entendu dans la salle du festin :
— Au nom de Dieu, notre Sauveur, mort pour nous sur la croix, généreux seigneurs et charitables dames, jetez un morceau de pain à un pauvre malheureux près de mourir de faim !...
Le seigneur, c’est-à-dire Jean L’Andouar, l’entendit, et, quittant la salle, il vint, outré de colère, et cria aux valets :
— Ne vous avais-je pas bien recommandé de ne laisser entrer aucun mendiant ? Chassez-moi vite ce porte-haillons ! Détachez les chiens sur lui !
On détacha les chiens ; mais ils ne firent aucun mal au vieux mendiant qui, du reste, se retira lentement. Jean L’Andouar retourna à la salle du festin.
Peu après, comme on causait et riait gaîment, un beau carrosse tout doré et attelé de quatre chevaux superbes entra dans la cour, avec grand fracas, et dans le carrosse il y avait un roi ou tout au moins un prince tout brillant d’or et de pierreries. Un domestique se rendit en toute hâte auprès du maître et lui dit :
— Seigneur, venez vite recevoir un roi ou un prince qui vient d’entrer dans la cour, en grand équipage !
Tout le monde se leva de table, en entendant cela, car le valet, tout troublé, avait parlé à haute voix, et on courut aux fenêtres.
— Qui donc peut être ce beau prince ? se demandait-on les uns aux autres.
Personne ne le connaissait.
Jean L’Andouar s’avança vers le carrosse, le chapeau à la main, et, saluant le prince jusqu’à terre, il le pria de vouloir bien descendre et de lui faire l’honneur d’entrer dans sa maison.
— Merci ! répondit sèchement le prince supposé ; je ne descendrai ni entrerai dans votre maison. Je suis déjà venu ici, il n’y a qu’un instant, en mendiant, et vous m’avez mal reçu ; vous avez même fait détacher vos chiens sur moi. À présent, que je viens dans le costume et avec l’attirail d’un prince, vous venez me recevoir, le chapeau à la main, et me prier de vous faire l’honneur d’entrer dans votre maison. Mais accompagnez-moi d’abord à un endroit non loin d’ici, car j’ai quelque chose à vous dire.
Et le prince, ou du moins celui que l’on prenait pour un prince, conduisit Jean L’Andouar sur la grand’lande où il coupait de l’ajonc, le jour de Noël, et, arrivé là, il lui dit :
— Avez-vous donc oublié, Jean L’Andouar, en quel état je vous ai rencontré ici ?
Jean se jeta à genoux et demanda pardon, d’un air suppliant et les mains jointes.
— Vous m’aviez promis d’accueillir bien tous les malheureux qui se présenteraient à la porte de votre maison, et vous avez été dur et sans pitié pour le pauvre, jusqu’à détacher vos chiens sur lui ! Hélas ! la prospérité vous a bien vite fait oublier votre première condition ! À présent, vous redeviendrez comme, je vous trouvai ici, le jour que vous savez. Pourtant, avec un sincère repentir et en faisant dure pénitence, vous pourrez encore obtenir votre pardon !
L’inconnu disparut alors, et Jean L’Andouar se retrouva sur la grand’lande, pauvre comme devant, et sa belle maison et tous ses biens disparurent, et à leur place se trouva une misérable chaumière, aux murs d’argile et ouverte à tous les vents.
Le mendiant couvert de haillons et le beau prince, c’était tout un, le bon Dieu lui-même.
L’autre seigneur, celui qui fit travailler Jean L’Andouar le jour de Noël, c’était le diable !
(Conté par Marguerite Philippe.)