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Mélar aux doigts d'argent

Armanel - conteur

Entre 235 et 400, l’Empire romain s’étiole progressivement et au cours des IV* et V° siècles, les barbares (Huns, Alains, Saxons), ravagent la péninsule armoricaine. Les habitants se retirèrent à l’intérieur du pays, désertant les côtes où la nature reprend le dessus et le sol se couvre de végétations.

A la même époque, au début du V° siècle chez les Bretons insulaires (Grande Bretagne actuelle) un personnage très riche, de race royale s’appelait Iaun (Jean). En raison de la droiture de son caractère, il était surnommé Reith,(la Loi / la Règle).

Quand il a su que la plus grande partie de la Cornouaille armoricaine était devenue une terre sauvage, Iaun Reith affréta une grande flotte, traversa la mer et vint s’installer dans ce pays qu’il mit en culture. ‘

La principauté, créée par Iaun Reith, passa à son fils Daniel, puis aux deux fils de ce dernier Méliau et Rivod. Si Méliau était bon et aimé de son peuple, Rivod était ambitieux, cruel et redouté.

Un jour, les deux frères eurent une dispute : Méliau soutenait que le droit devait être dicté équitablement, Rivod affirmait que l’injustice était souvent nécessaire pour obtenir ce qu’on désirait. Ne supportant pas les remontrances de Méliau, il le frappa à mort.

Mais mort, Méliau laissait un héritier légitime, son fils, Mélar (ou Méloir), âgé de sept ans.


En raison de l’extrême jeunesse de Mélar (ou Méloir), Rivod a obtenu la régence de ses biens. Mais il voulait bien plus, il voulait le pouvoir total. Rivod a donc décidé d’assassiner son neveu.


En 531, alors que Melar est âgé de sept ans,  Rivod tente de le faire empoisonner. Mais ce fut un échec ; en effet Mélar, très pieux, fit le signe de la Croix sur les mets servis, ce qui aurait neutralisé le poison. .

Alors une idée plus atroce vint à l’esprit  de Rivod: Il a fait couper le pied gauche et la main droite de Melar, qui du fait de cette mutilation ne pouvait plus tenir un glaive, ni monter à cheval et devenait ainsi incapable de régner.

L'assemblée des barons de Cornouaille a violemment protesté contre cet acte abominable, et a décidé de confier Mélar à l'évêque Corisopitum qui avait remplacé saint Corentin à la tête de son monastère. Elle n’osa cependant pas retirer le pouvoir à Rivod. :


Mélar, a été accueilli par Kérialtant, un baron que l’assemblée avait chargé de son éducation militaire et mondaine. Un événement «  merveilleux » s’est produit :

Après sa cruelle mutilation, l’assemblée des barons avait fait adapter à Mélar un pied d’airain et une main d’argent. Or, peu à peu, ces membres artificiels s’étaient assouplis, si bien que le jeune prince s’en servait comme s’ils étaient ses membres naturels.


Du coup, l'incapacité physique n’existait plus et Mélar était apte à régner et gouverner. Et comme il était aimable et bon comme son père, de nombreux partisans se sont ralliés à sa cause.


Rivod sentant le danger de cette nouvelle situation, et regrettant amèrement de n’avoir pas fait assassiner Mélar suivant sa première idée, a convoqué Kérialtant. pour lui proposer de tuer Mélar, son pupille,contre grosse récompense.


Kérialtant a accepté l’odieux marché, mais a imposé ses conditions :

_ « Quand je t'aurai apporté la tête de Mélar dans un sac, je monterai sur la plus haute montagne de Cornouaille et tout le pays que mes yeux embrasseront sera mien.

Rivod a accepté le marché car rien n’avait plus de valeur à ses yeux que la vie de Mélar. »


Rentré chez lui, Kérialtant a raconté à Rarisis, sa femme, le marché passé avec Rivod et commençait à comprendre que ce crime rejaillirait sur lui et sa descendance. Mais, cette dernière l’a encouragé à perpétrer le crime

_ « Il faut penser à l'avenir de nos enfants,et ne pas désobéir aux puissants ».


Kérialtant est donc retourné chez Rivod, accompagné de son fils Justan pour lui servir de témoin. Il y est resté une semaine entière à discuter les conditions du forfait avec Rivod. -


Pendant ce temps Rarisis était revenue à de meilleurs sentiments. Elle comprenait l’horreur du pacte sanguinaire que son mari et son fils allaient conclure avec Rivod et, prise de remords et de pitié pour Mélar, elle lui a dit qu’un danger le menaçait et elle l’a emmené de l’autre côté des monts d’Arrhée, chez le Comte de Beuzit, un puissant seigneur dont le château s’élevait à quelque distance de la ville actuelle de Lanmeur.


Quand Rivod-a appris la fuite de Mélar et de Rarisis, il est entré dans une grande fureur. Il a sommé Kérialtant de remplir ses engagements et de se mettre à la recherche de sa femme qui lui a demandé d’abandonner ses projets criminels. Kérialtant, (qui n’arrivait pas à oublier ses rêves de richesse), lui-en fit le serment et il s’est montré plein d’attentions envers Mélar.


Melar ignorait tout du projet de Kerialtant et a manifesté une joie profonde de le revoir. Pour lui prouver son affection il a proposé, suivant la coutume de l’époque, de passer la nuit avec Kérialtant et Justan. Mais Rarisis doutait de la sincérité de son mari et elle s’est opposée, pendant deux jours, à ce que Mélar partage leur lit. La nuit du troisième jour, Mélar s’est allongé entre Kérialtant et Justan.


Quand la maison s’est trouvée plongée dans le sommeil, Kérialtant et Justan sont restés éveillés à épier les bruits nocturnes. Quand tout a été silencieux, ils se sont levés. Kérialtant a pris une hache, et Justan a immobilisé Mélar. La hache a tranché le cou de Mélar et sa tête a roulé sur le sol.

Le crime accompli, Justan a ramassé la tête et l’a mise dans un sac, afin de la porter à Rivod. Mais il fallait quitter le château de Beuzit sans attirer l’attention, et. Justan, a décidé de descendre le long de la muraille en s'aidant des aspérités. Son pied a glissé et il est tombé, trente mètres plus bas, au fond des douves, le corps broyé.


Le lendemain matin, Kérialtant a trouvé le cadavre de son fils et le sac qui renfermait la

tête de Mélar. Fou de douleur par la perte de Justan, Kérialtant a ramassé Ie sac et s’est précipité chez Rivod, aux pieds duquel il a jeté son trophée.

—«  Pour recevoir ta récompense, va sur le mont Frugy, et tout ce que tes yeux verront sera tien ». A déclaré Rivod

Kérialtant a escaladé la montagne, et arrivé au sommet il a regardé autour de lui,

mais bien que le soleil brillait quand il est parti de chez Rivod, il a l’impression d’être en pleine nuit. ,

Alors, il comprend ce qui lui arrive : Il est aveugle. Ses yeux sont éteints. Sa rage du crime commis et qui ne sera pas payé devient telle que le sang lui monte à la tête et que son cœur s’arrête de battre : Il tombe foudroyé.

À quelques jours de là, Rivod expirait à son tour, au milieu des plus cruelles souffrances.

Après le trépas du jeune saint, son meurtrier porta la tête de la victime en Cornouaille où l’évêque de Quimper la fit mettre comme relique dans sa cathédrale.

Mais les habitants de la Domnonée ne cessant de la réclamer, on finit par convenir que Cornouaillais et Domnonéens, nu pieds, se rendraient sur la montagne d’Arez (Monts d’Arrée), à la limite des deux provinces, les uns avec le corps, les autres avec la tête, afin de mettre en face ces deux parties vénérables (….).

À la vue de tous, la tête se mit en mouvement d’elle-même et alla rejoindre le corps ».

Son oncle, le prince Conomor, fit alors embaumer le corps de saint Mélar et le conduisit près de ses ancêtres à Léxobie (non loin de Lannion).

Malgré toutes les tentatives pour les faire aller au bon endroit les chevaux tirant le char funéraire se dirigèrent vers Lanmeur.

Sur la grande place le chariot se brisa ; dans l’impossibilité de déplacer le défunt, on dit que Dieu aurait décidé qu’il serait inhumé en ces lieux. Saint Samson, évêque de Dol, le fit donc inhumer à l’endroit même de l’incident .


Des reliques de saint Méloir auraient été apportées dans l’Eglise de Sainte-Marie – Saint-Mélor  à Amesbury (Wiltshire, Angleterre) proche de Stonehenge.

Le cadavre de Mélar a été transporté dans l’église de Lanmeur où, pour recevoir son tombeau, on a édifié la très belle crypte à trois nefs qui s’y voit encore.


En 2022, environ 170 saints bretons sont représentés, chacun par une statue, à la Vallée des Saints, en Carnoët.


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Les Vies des saints de la Bretagne Armorique

Albert Le Grand

1901



VIE DE SAINT MELAIRE OU MELAR,

Prince de Bretagne,

Patron de la Ville de Land-Meur,

Fêté le 3. Octobre.

Les histoires de Bretagne nous aprennent qu'après la mort d'Alain II. du nom, surnommé le Long, onzième Roy de Bretagne Armorique, avenue l'an 670. Daniel, surnommé Drem-Rutz, fils de Jean, Comte de Cornoüaille, parvint à la couronne, &, de la fille de l'Empereur Leonce, ou Leon II. eut deux enfans, les Princes Budic & Maxence.

Budic partagea le Royaume avec Macliau Comte de Vennes, & prit pour soy le Royaume Dononéen, ou de basse Bretagne, & eut de sa femme trois fils, Theodoric, Meliau & Rivode.

Budic mort, Maxence, son frere, s'empara du Royaume & en expulsa ses néveus; mais Theodoric, venu en âge de porter les armes, fit la guerre à son oncle Maxence & le contraignit de luy rendre son royaume, &, craignant que S. Guigner, fils de Clyton, Roy d'Hybernie (qui étoit descendu en Bretagne avec 300. compagnons) vint au secours de Maxence, il les mit tous à mort, &, en punition de ce massacre, il perdit son Etat, car il n'eût qu'un fils, nommé Inocus, lequel se fit Prestre & ainsi, après sa mort, le Royaume parvint à son second frere Meliau, pere de nostre saint Melaire lequel, ayant regné sept années en grande prosperité, fut traîtreusement tué par son frere Rivodius.

Son corps fut enterré en l'Eglise Cathedrale du Coz-gueaudet, où Dieu fit de grands miracles par son intercession.

Il est devotement invoqué en l'Eglise Paroissiale de Plou-miliau, Diocese de Treguer, & Guic-miliau, Diocese de Leon. Et à Plonevez-Porzay, diocèse de Cornouaille, ainsi qu'à Plumeliau, diocèse de Vannes

LA VIE DE S. MELAIRE.

II.

Le tyran Rivode ne se contenta pas d'avoir commis un si abominable fratricide, & privé la Bretagne d'un Prince, le plus vertueux & accomply de son âge mais, de plus, il s'empara du gouvernement du Royaume & donna une mediocre pension à la Reyne Haurille, veuve du deffunt Roy, sans autre doüaire.

Ce tygre ne se contenta encore de ces excés, mais pour se maintenir dans son inique usurpation il crût estre necessaire de tuer saint Melaire, fils unique du feu roy, de peur qu'un jour il ne lui fit comme son frere aîné Theodoric avoit fait à son oncle Maxence.

Il avoit continuellement cét exemple recent devant les yeux, qui incitoit sa cruauté naturelle à prévenir le danger qu'il apprehendoit, par la mort de ce jeune Prince mais, n'ozant y proceder à decouvert, crainte des Barons qui estoient offensez de la mort du deffunt Roy, il convoqua les Estats en la ville d'Occismor (c'est Saint-Paul de Leon) & fit tous ses efforts pour tascher à avoir la garde du jeune Prince mais la Reyne Haurille s'y opposa, & fut confirmée par l'assemblée tutrice du Prince Melaire, son fils.

Ce dessein n'ayant réussi au tyran, il corrompit les gouverneurs dudit Prince & leur promit monts & merveilles, pourveu qu'ils le fissent mourir &, afin de le faire plus couvertement, il leur donna du poison, lequel ils meslerent dans son breuvage & en saupoudrerent ses viandes par plusieurs fois mais le Saint, faisant le signe de la Croix dessus, fit paroistre le poison aux yeux de toute l'assistance, dont les conspirateurs resterent confus, &, reconnaissans leur faute, se jetterent à ses pieds, lui demanderent pardon et lui promirent fidelité à l'avenir le Saint les releva, & leur pardonna de bon cœur.

III.

Le tyran Rivode ayant entendu que le venin n'avoit operé aucun effet sur son néveu, & que les meurtriers qu'il avoit mis en besongne s'estoient reconnûs & convertis, leva tout à fait le masque, & se resolut, à quelque prix que ce fut, d'avoir sa vie il fit armer une compagnie de gens déterminez, qu'il avoit prés de soy, & leur commanda d'aller assaillir le chasteau où demeuroient, d'ordinaire, le jeune Prince Melaire et sa Mère, & que, sans faute, ils lui apportassent sa teste.

Les soldats y allèrent, &, ayans frappé à la porte du chasteau, demanderent à parler au Prince; mais, si-tost que la porte eut esté ouverte, ils se saisirent du portier & des clefs, & monterent dans la chambre du Prince, auquel ils declarerent la commission qu'ils avoient de son oncle Rivode, &, partant, qu'il se disposast à endurer la mort.

Le Saint jeune Prince leur repondit courageusement Qu'il y avoit long-temps qu'il se disposoit à experimenter la cruauté de son oncle, lequel, ayant massacré son propre frere, n'épargnerait son néveu, & ayant attenté à sa vie, si souvent par poison, qu'il se doutoit bien qu'il y eut enfin procedé de vive force; que, quant à ce qui concernoit le Royaume, qui estoit le motit qui poussoit son oncle à le faire mourir, Dieu luy avoit tellement osté l'affection des choses du monde, qu'il ne cherchoit autre Royaume que celuy du Ciel, lequel il attendoit de la miséricorde de Dieu.

Ayant dit cela, il les pria de luy permettre de se confesser à son Aumônier, avec lequel il entra dans sa Chapelle, dont la porte fut gardée par une bande de satellites.


IV.

Pendant qu'il se confessoit, sa mere, la Reyne Haurille, se jetta aux pieds du capitaine de cette compagnie, puis, le conduisit en sa chambre & luy ouvrit son cabinet, le priant de prendre autant qu'il luy plairoit de ses bagues, joyaux & argent, pourveu, seulement, qu'il sauvast la vie à ce pauvre Prince innocent.

Ces tygres s'amolirent aux larmes de cette mere éplorée, & ayans tenu conseil par entr'eux, le capitaine leur dît

_« Compagnons, ce que prétend le Prince Rivode, noslre maistre, en celle barbare execution, c'est de s'asseurer du gouvernement du Royaume, en faisant mourir ce jeune Prince, qui seul le lui peut contester; faisons donc autrement, & le mettons en tel estat, qu'il ne puisse, ny mettre la main à l'espée, ny monter à cheval, ny faire aucune action de guerre, & ainsi nous asseurerons le Royaume à nostre maistre, & ne nous rendrons coupables d'un si delestable assassinat. »

Cét avis fut suivy de tous, & fut resolu qu'on luy couperoit la main droite & le pied gauche.

Ayant achevé sa confession & fait ses prieres, il sortit de sa Chapelle & entra dans la salle, &, ayant baisé sa mère & dit adieu à ses serviteurs, il se dépouilla & dit aux soldats

_  « Enfans, exécutez sur moy la commission que votre maistre vous a donnée; je le lui pardonne de bon cœur & à vous aussi ».

Disant cela, il se mit à genoux, croyant qu'on le dût poignarder, ou luy trancher la teste mais les soldats l'empoignèrent, &, l'ayant lié sur un banc, luy couperent les membres susdits, sans qu'il dit mot, pendant ce cruel tourment, que le doux Nom de Jesus.

Après cette barbare execution, les satellites se retirerent devers leur maistre, & luy presenterent ces membres inutiles, dont il fut fort marry de ce qu'ils ne l'avoient tué tout à fait.


V.

Cet acte, ayant esté sceu par le Pais, scandaliza grandement tout le peuple, qui

detestoit la barbarie de ce tyran & se disposoit à luy courir sus partant, pour prevenir

sa ruine & la revolte generale de son Estat, il convoqua ses Estats en la Ville de Karhaix, où, en pleine assemblée, il désavoua ce qui avoit esté commis sur la personne de son neveu, consentant qu'on fit punition exemplaire de ceux qui avoient commis le crime, requeroit au reste que, puisque son neveu estoit incapable de regner, estant estropié de pieds & de mains, ils le reconnûssent & reçussent pour leur Roy, comme le prochain heritier & celuy qui seul restoit du sang de Daniel Drem-Rutz; demandoit, en outre, la garde de son neveu, lequel il entretiendroit en sa cour & s'obligeroit à le representer aux Estats, toutesfois & quantes qu'il en seroit requis.

Il eut beau plastrer son forfait & tascher à l'excuser, toute l'assemblée connût assez sa malice & ne voulut consentir qu'il eût la garde de son néveu, le Prince Melaire, mais luy donnerent pour tuteur l'Evêque de Cornoüaille & le Comte Kyoltanus lesquels se chargerent de luy & s'obligerent de repondre de sa personne.

Le tyran, ayant sçeu la resolution des Estats, touchant la garde du jeune Prince, & le refus précis qu'on luy en avoit fait, en lut extrêmément courroucé, & se mit en devoir de le faire enlever; mais on y avoit donné ordre, & il fut rendu en la ville de Kemper-Corentin & délivré à l'Evesque de Cornoüaille


VI.

Ayant esté guery de ses blesseures, on luy fit un pied d'airain & une main d'argent, desquels il se servoit aussi-bien que si c'eussent esté ses membres naturels manioit

les armes de sa main d'argent, aussi dextrément que si elle eut esté de chair & d'os

&, ce qui estoit plus admirable, l'un & l'autre croissoit, à mesure que les autres parties

de son corps croissoient aussi.

Pendant que S. Melaire fut en la maison de l'Evesque de Cornoûaille, il s'adonna à l'estude de l'Ecriture Sainte, à l'Oraison & Contemplation des choses Celestes, sans se méler aucunement du monde.

Le Comte Rivode, son Oncle, ne pouvant oublier le refus que les Estats luy avoient fait de le reconnoistre & recevoir pour Roi, & que son néveu, qu'il pensoit estre estropié, se servoit fort bien de ses membres empruntez, jugea que le peuple l'affectionnait, & ne vouloit autre Roy que luy, &, voyant qu'il s'en alloit majeur, il craignoit qu'on ne luy ostast le gouvernement pour couronner S. Melaire &, pour divertir ce coup, il se résolut, de rechef, de le faire tuer par le moyen du Comte Kyollanus, qui l'avoit en garde.

Il manda un jour ce Comte, & luy ayant fait bonne chere, il le mena dans son cabinet & luy ouvrit son dessein, luy fit offre d'une bonne somme d'argent, s'il vouloit tuer le Prince Melaire qu'il avoit chez luy, & que, pour recompense de ce service, il le feroit le premier de sa Cour & luy donneroit toutes les terres qu'il pourroit découvrir de dessus la prochaine montagne.

Ce miserable, aveuglé de sa convoitise, prît goust aux offres de Rivode, & promit de

luy lever cette épine, & dépescher le Prince.

VII.

Estant arrivé au logis, il tira à part sa femme, nommée Rarisia, & luy raconta tout ce que le prince Rivode luy avoit dit & les offres qu'il luy avoit faites, s'il vouloit tuer S. Melaire.

Cette femme, autant ambitieuse qu'avaricieuse, ayant entendu parler des honneurs & des biens que le tyran leur offroit, conseilla son mary d'accepter ces offres & d'executer hardiment ce qu'il avoit promis que c'estoit le vray moyen de se mettre à jamais à leur aise & à l'abry de la faveur du Prince Rivode, qui se tiendroit leur obligé, toute sa vie.

Le conseil de sa femme le confirma davantage en son dessein mais, pour faire joüer son ressort avec plus de seureté, il alla consulter le president, ou juge souverain du Païs, lequel, connivant aux passions du Prince Rivode, au lieu de le divertir d'une resolution si barbare & luy faire voir l'injustice de ce procedé, le pressa de joüer son coup au plûtost, puisque, de la mort de cet homme, dependoit le repos de l'Estat & sa propre fortune & l'avancement de sa maison.

Kyoltanus s'en retourna chez soy, bien resolu & confirmé en son entreprise, &, de peur que le Saint jeune homme se'doutast de son dessein, il luy faisoit des caresses & choses extraordinaires.

Toutesfois, Dieu, qui tient compte de tous les cheveux de ses éleus, un seul desquels ne tombe sans sa permission, le delivra de ses mains pour ce coup car Kyoltan estant allé à la cour de Rivode pour deliberer des moyens pour commettre ce massacre, Dieu toucha le cœur à Rarisia, laquelle, considérant le malheureux conseil qu'elle avoit donné à son mary, detesta l'avarice & l'ambition qui en avoit esté cause, & ayant demandé pardon à S. Melaire, luy decouvrit la trahison qui se brassoit contre

sa vie, le conjurant, pour l'amour de Dieu, de se retirer chez quelques uns de ses amis, avant que son mary arrivast au logis.

VIII.

S. Melaire resta bien estonné de cette nouvelle & remercia Dieu de l'avoir preservé des embusches de ses ennemis, &, ayant remercié Rarisia de cét avis, il suivit son conseil & se retira chez le Comte Budicius, ou Budich, qui demeuroit en un sien chasteau, en Treguer, prés la ville de Kerfeunteun (à present dite Land-meur), duquel il fut trés-bien recueilly &, ayant entendu la trahison du Comte Kyoltan & la conspiration de Rivode, il le pria de demeurer en son chasteau, offrant de le garantir des embusches de ses ennemis.

Melaire, remercia Budich de cette offre & accepta de demeurer chez luy, & fit bastir un petit pavillon, prés la chapelle du chasteau, où il se retira, vivant plûtost en Hermite, ou Moyne solitaire, qu'en Prince mondain.

Kyoltan, arrivé au logis & ne trouvant S. Melaire, fut bien étonné il le manda à Rivode, qui fut extrêmement fasché &, sçachant qu'il s'estoit retiré chez le Comte Budich, il en fit avertir Kyoltan, qui reprit ses brizées & commença à tramer de nouvelles trahisons. Il feignit le repentant & s'en vint à l'Hermitage du Saint, assisté de son fils Justin & de deux autres garnemens, &, d'abord, se jetta à ses pieds, versant des larmes feintes, avoüant sa lascheté d'avoir consenty à un acte si detestable, & protestant qu'il s'en repentoit de tout son cœur, & qu'il endureroit plûtost mille morts, que d'executer telle cruauté enfin, il joua si bien son personnage, que le Saint le releva de terre et luy pardonna la faute commise mais de s'en retourner chez luy, il ne le voulut pas seulement, il l'alla reconduire jusques dans la ville de Kerfeunteun.


IX.

Le traistre Kyoltanus, jugeant que, si sa proye luy eschapoit à ce coup, il ne la pourroit pas aisément attraper, se resolut de faire son coup &, étant dans la ville de Kerfeunteun, il pria le Saint de prendre le dîné en son Hôtellerie, puisqu'il ne vouloit s'en retourner en sa maison

S. Melaire s'y accorda & dîna avec eux puis, étant sur le point de prendre congé pour se retirer, les assassinateurs le firent retirer dans une chambre, comme pour luy dire quelque chose à part &, comme Kyoltanus parloit à luy, il fit signe à son fils Justin, lequel, tirant son épée, en déchargea par derrière, un grand coup sur la teste du Saint, lequel coup le coucha par terre, &, levant les mains & les yeux au Ciel, recommanda son Ame à Dieu & pria pour ses meurtriers, lesquels l'achevèrent, &, luy ayant coupé la teste, la mirent en un sac de cuir; &, s'étans sauvez par une fenestre, se retirerent hors la ville & ne cesserent de galoper, qu'ils ne fussent arrivez chez Rivode, auquel Kyoltan presenta la teste de saint Melaire toute sanglante, le sommant de luy tenir promesse.

Cependant, ceux de la suite de saint Melaire, voyans qu'il tardoit à descendre, monterent & fraperent à la porte, croyans qu'il fut en conference de quelque affaire mais personne ne leur répondant rien, ils enfoncerent la porte, lors trouverent le tronc de leur maistre tout soüillé en son sang, & dans la cour fut trouvé Justin, l'un de ses assassinateurs, lequel, ayant voulu sauter par la fenestre pour se sauver comme les autres, s'étoit rompu le col & estoit demeuré sur la place, tenant son espée toute teinte de sang.

X.

Le Comte Budich, ayant esté averty de ce desastre, s'en vint à Kerfeunteun, fit lever le saint Corps, l'embaumer & le porter en la Chapelle de son château.

Attendant les préparatifs pour ses funerailles tous les Barons & Prélats se rendirent à Kerfeunteun pour conduire le Corps en l'Eglise Cathedrale de Lexobie, où on le devoit ensevelir, prés de ses ancestres mais Dieu en disposa tout autrement car le corps, ayant esté mis sur un chariot, couvert de velours noir, tiré de six chevaux blancs, au lieu de suivre le chemin du Coz-Gueaudet, les chevaux le trainerent en la ville de Kerfeunteun & s'arresterent au milieu de la grande place, où le chariot se rompit & le corps se trouva à plate terre, dont il fut impossible de le remuer.

Par ce miracle, on connût bien que Dieu vouloit qu'il fut enterré en ce lieu par quoy l'Archevesque de Dol le benit, & le S. corps fut mis en un sepulchre élevé &, depuis, a esté édifiée, par dessus, une belle Eglise, dediée à Dieu, sous le nom & invocation de S. Melaire, par les merites duquel Dieu a fait grand nombre de miracles.

Son chef fut recouvert par l'Evêque de Cornoûaille, qui le mit au Tresor de sa Cathedrale, où il est reveremment conservé, comme precieuse Relique & son corps, ayant esté levé de terre, fut mis en un coffre de pierre de grain, qu'on voit élevé par dessus le grand Autel, en l'Eglise Doyennale & Parrochiale de saint Melaire de Land-meur, Diocese de Dol, és enclaves de Treguer.


XI.

Cét assassinat ne resta pas impuny, car Kyoltanus, ayant présenté la teste de S. Melaire au tyran Rivode, monta sur la montagne prochaine, pour contempler les terres qui luy avoient esté promises mais si-tôt qu'il eut levé la veuë pour les regarder, les yeux luy tomberent de la teste, &, peu après, il mourut miserablement quant à Rivode, il devint furieux & enragé, & mourut, le troisiéme jour de sa maladie, sans avoir joüy des Estats qu'il avoit tant desirés.