Les trois oranges
Asturies
Traduit de l'espagnol par Armanel
Il était une fois un prince
qui ne riait jamais.
Un jour, une bohémienne déclara :
– « Moi, je ferai rire le prince. Je le ferai rire et je le ferai aussi
pleurer. »
Et la bohémienne s’habilla
de sacs cousus avec de la ficelle, dénoua ses cheveux sur ses épaules et alla
danser au son d'un tambourin devant le prince qui était accoudé au balcon de
son palais. Elle dansa tellement, que la ficelle qui retenait ses vêtements se
cassa et elle se retrouva toute nue au milieu de la rue. Le prince, la voyant
ainsi, nue au milieu de la rue, se mit à rire aux éclats. La bohémienne voulait
distraire le prince par sa danse mais elle n'avait jamais imaginé qu'elle
pourrait se retrouver nue au milieu de la rue. Quand elle se rendit compte que
si le prince riait c’était pour se
moquer d'elle, elle lui jeta un sort :
– « Prince, vous ne rirez plus jamais avant d’avoir trouvé les trois
oranges d'amour. »
Aussitôt, le prince redevint triste et morose.
Le roi, désespéré de voir
dans quel état se trouvait son fils, décida de lui trouver une fiancée pour
qu'il reprenne goût à la vie. Mais le prince les refusait toutes parce qu'il ne
trouvait aucune jeune fille à son goût Au bout de cent refus, le roi perdit
patience et dit:
- « Pars loin de mon royaume et va chercher toi même celle que tu
voudras bien épouser ; mais, attention, si tu n'es pas de retour avec une
épouse d’ici deux ans, je te déshérite ! »
Le jeune prince déclara:
– « Je veux pouvoir m'amuser et rire. J'irai donc chercher les trois
oranges d'amour où qu’elles soient dans le vaste monde. »
Et il partit à leur recherche, errant de village en village. Un matin, son
chemin croisa celui de la bohémienne qui lui avait jeté la malédiction, mais le
prince, perdu dans ses pensées, ne la
reconnut pas.
« Où allez-vous beau jeune homme ? » dit la bohémienne « Montrez-moi
votre main que je vous dise la Bonne Aventure ! »
Et sans attendre l’accord du prince la bohémienne se saisit de sa main et lit entre les lignes :
_ « Votre voyage
sera long car vous cherchez les trois oranges d’amour. »
– « Mon père, le roi, veut que je me marie » répondit le prince
«dites-moi où je pourrais trouver la plus belle fille du monde ! «
_ « Elle habite avec ses sœurs dans le Château des trois oranges d’amour, mais c'est très loin d'ici ! Il vous faudra suivre le chemin que vous voyez devant vous. Marchez sans vous arrêter jusqu’à ce que vous arriviez au château. Puis entrez dans les jardins et cherchez- y un oranger qui porte seulement trois fruits sur la même branche. Cueillez les trois oranges d'une seule main et sans monter sur l'arbre ; vous tiendrez alors dans vos mains la merveille que vous cherchez et arrivera ensuite ce qui doit arriver. »
Le prince voyageait à cheval, mais le
chemin était long. Le troisième jour, il fait halte près d’une
fontaine pour y faire boire son cheval. Là, il rencontra un vieillard à la
barbe blanche assis sur la margelle de la fontaine avec qui il partagea son
pain. En remerciement, le vieil homme lui indiqua le chemin qu’il devait suivre :
-« il te faudra marcher vers le Nord et traverser trois pays avant de trouver le jardin des orangers. Mais attention, une fois arrivé dans ce jardin les difficultés ne feront que commencer car l'entrée de la grotte où se cache le jardin des orangers est gardée par trois chiens féroces ! »
Après avoir remercié le vieillard, le prince reprit la route. Et après avoir marché encore trois jours, il arrive dans un pays sans verdure et sans eau, aride et fauve, et tout crevassé par la sécheresse.
Le prince aperçut un grand
palais de cristal et il entra pour demander si ce n'est pas là le Château des
Trois Oranges.
- « Ce n'est pas ici, » lui répondit une jeune fille plus dorée
que le bronze, « mais mon père le Soleil rentrera bientôt et il
saura peut-être vous renseigner. »
Peu de temps après, le palais se mit à resplendir, la chaleur devint de plus en
plus forte, puis la lumière se fit éblouissante et le Soleil entra...
- « Ça sent la chair fraîche, est-ce là l’odeur du rôti que tu m’as
préparé pour mon déjeuner, chère fille ? »
- « Ah ! Mon père, ce n'est pas le rôti ! C'est un pauvre
garçon qui cherche le Château des Trois Oranges et je lui ai promis que vous le
renseigneriez ! »
- « Si ce garçon n'est pas bon à rôtir, qu'il s'en aille ! Je ne
sais pas où est le château qu'il cherche, mais ma sœur la Lune, qui est une
vieille curieuse, pourra sans doute le renseigner. »
Le prince, tout heureux de sortir du château, s’échappe sans attendre car il
sentait déjà sa peau rougir et cuire.
Il marcha longtemps à la
recherche du palais de la Lune. Au bout de trois jours, il arriva dans un pays couvert
de bois sombres et voit au bord d'une rivière argentée un palais de marbre
bleu.
- « Puis-je savoir où est le Château des Trois Oranges ? » demanda-t-il
en rentrant.
- « Je ne sais pas où est ce château, » lui répond une jeune
fille blanche comme une fleur de lys « asseyez-vous un instant,
ma mère la Lune ne tardera pas à rentrer, elle vous renseignera. »
Bientôt le jeune homme entendit chanter un rossignol ; le palais commença
à s'éclairer doucement ; la Lune arriva...
- « Ça sent la chair fraîche ! Est-ce là l’odeur du rôti que tu
m’as préparé pour mon déjeuner? » demanda-t-elle à sa fille.
- « Hélas ! Ma mère, ce n'est pas un rôti pour vous ! C'est
un pauvre garçon qui vient de la part de mon oncle le Soleil vous demander où
se trouve le Château des Trois Oranges. »
- « Si ce garçon n'est pas bon à rôtir, qu'il s'en aille ! Je ne
sais pas où est le Château des Trois Oranges, mais mon frère le Vent, qui
fourre son nez partout, le saura sûrement ! »
Le prince repartit et marcha pendant longtemps à la recherche du palais du Vent. Au bout de trois jours, il arriva dans un pays où tous les arbres cassés, tordus et déracinés semblaient avoir été tirés par les cheveux
Il aperçut un palais de pierres
grises avec une seule porte et pas de fenêtres. Il y entra et demanda où se
trouvait le château des trois oranges.
- « Ce n'est pas ici, » répondit une jeune fille ébouriffée, « mais
mon père le Vent le sait peut-être, attendez un instant, le voici qui
revient. »
On entendait au loin des sifflements ; on voyait les arbres s'incliner,
puis la maison trembla comme si elle allait s'envoler et le Vent entra en
tourbillonnant.
- « Ça sent la chair fraîche ! Est-ce là le rôti que tu m’as
préparé? »
- « Hélas ! Mon père, ce n'est pas un rôti ! C'est un
pauvre garçon qui vient de la part de ma tante la Lune, pour que vous lui
disiez où se trouve le Château des Trois Oranges. »
- « S'il n'est pas bon à rôtir qu'il s'en aille ! Le Château des Trois Oranges est à quatre lieues d'ici, derrière la montagne des Azalées ! »
Le prince continua sa route et au pied
de la montagne des Azalées, il s’arrêta dans une ferme pour acheter du pain.
Une femme balayait son four avec ses cheveux, mais comme ils étaient presque entièrement usés et brûlés, elle était obligée de s’aider de ses doigts en gémissant de douleur. Le prince, touché par cette pauvre femme qui souffrait tant attacha son foulard à un bâton et le lui donna pour qu’elle s’en serve comme d’un balai. Afin de remercier le prince, la femme lui donna, en échange, trois pains qu’il devrait jeter aux trois chiens qui gardent l'entrée de la grotte cachée, sur l'autre versant de la montagne ; elle lui donna aussi une fiole dont le contenu endormirait l'ogre qui garde le jardin et lui conseilla de jeter des miroirs derrière lui, dans sa fuite, pour détourner l’attention de l’ogre si jamais ce dernier voulait le poursuivre.
Le prince traversa la montagne des Azalées et arriva devant à la grotte. Il jeta les trois pains aux trois chiens, et, pendant que ces derniers se jetaient sur la nourriture, il traversa une cour pavée de marbre et se retrouva dans un jardin rempli d'arbres magnifiques ; mais le palais et le jardin paraissaient déserts.
Le prince parcourut toutes les allées, examina tous les bosquets et finit par découvrir un oranger tout en fleurs, qui portait, sur une de ses branches, trois oranges solitaires. Mais au pied de l'arbre dormait, la bouche grande ouverte, un monstre dont la queue s'enroulait autour du tronc : c'était le gardien … Ses ronflements soulevaient les feuilles de l'oranger. Le jeune homme versa trois fois trois gouttes de l’élixir magique dans la gueule du monstre … Et d'un saut, d'un seul, il atteignit la branche, la cassa et se sauva en courant de toute la vitesse de ses jambes, en emportant les trois fruits merveilleux.
Mais le bruit de la branche cassée
réveilla le monstre géant qui se lança à la poursuite du prince. Le prince jeta
alors les miroirs de ci, de là. Le ciel s'y refléta, le soleil y jeta ses rayons.
Le monstre s'arrêta intrigué, et il découvrit son visage pour la première fois,
puis un second reflet dans un second miroir. Le monstre partit alors à la recherche
de son image. Il en oublia qu'il cherchait le prince qui courait loin d'ici en
tenant bien serré contre son cœur les trois oranges ...
Sur le chemin du retour, le
prince eut faim mais il n'a plus de pain car il avait tout jeté aux trois chiens
qui gardaient la grotte. Il ne voyait plus aucune habitation dans la campagne.
Il ne retrouva pas la ferme où il a rencontré la femme au four … Et les trois
oranges embaumaient ; il saliva à l'idée de se rafraîchir de leur jus
- « Bah ! À quoi bon avoir trois oranges d'amour si je meurs de
soif. » Se dit le prince.
Il choisit la plus petite
orange, l'ouvrit et poussa un cri de surprise : une jeune fille sortit de
l'orange entr'ouverte, s'étira et bailla : elle était si belle que le
prince affamé en perdit l'appétit et resta là, bouche bée, tout ébloui à la
contempler :
- « Donne-moi du pain ! » dit la jeune fille.
- « Je n'en ai pas ! » répondit le prince.
- « Alors, je rentre dans ma petite orange et je retourne à mon arbre. »
déclara la jeune fille.
Et l'orange, se referma et disparut.
Le prince était perplexe, mais il reprit sa route et arriva à
une auberge où il commanda du pain et un pichet de vin. Il alla
s'asseoir à l’ombre sous un arbre. Il ouvrit la deuxième orange, et une jeune
fille encore plus belle que la première fois apparut et lui demanda du pain.
_« Donne-moi du pain ! » dit la jeune fille.
Le prince lui donna le morceau du pain qu'il n’avait pas encore mangé.
Ensuite, la jeune fille lui
demande de l'eau
- « Je n'en ai pas ! » répondit le prince. « Je
n’ai que du vin ».
- « Alors, je rentre dans ma petite orange et je retourne à mon
arbre. » déclara la jeune fille.
Et l'orange, se referma et disparut.
Le prince qui tenait toujours son morceau de pain à la main, se remit en marche. Arrivé près d’une source, il remplit d'eau le gobelet en argent qu'il portait toujours à sa ceinture ; il disposa le pain et l'eau sur une pierre plate, et ouvrit la troisième orange. Une troisième jeune fille en sort plus belle encore que les deux autres.
. – « Donne-moi du
pain ! » dit la jeune fille.
Le prince lui tendit le morceau de pain. Elle sourit.
- « Donne-moi de l'eau ! » ajouta la jeune fille.
Le prince lui tendit son
gobelet d’argent : Il osait à peine respirer, tant il avait peur de la voir
disparaître comme les autres.
- « C'est bien, lui dit la jeune fille », en souriant de nouveau. « Tu
es brave, et puisque tu es venu me
chercher si loin de chez toi, j’accepte de devenir ta femme ».
Ils vécurent une année entière
cachés dans un jardin secret où ils eurent un fils plus beau que le
soleil. Lorsque leur fils eut dix mois, le prince se souvint que son père
l'attendait et qu’il lui fallait regagner son royaume dans un délai de
deux ans sinon il serait déshérité. Alors, il prit son cheval, sa femme et
son fils, et retourna vers chez son père. A quelques lieues de la ville, dans une
forêt très touffue, le prince dit à la princesse :
- « Reste cachée ici avec notre fils, je vais en avant me présenter
au palais de mon père, puis je reviendrai t’apporter tout ce qu'il te faut pour que tu puisses
paraître devant lui dans un équipage digne de ta beauté ! »
Pour qu'elle soit bien cachée en son absence, le prince construisit pour elle
et pour son fils une cabane bien cachée au sommet d’un gros arbre. A l’endroit
où les branches maîtresses se séparent du tronc, il aménagea une chambre spacieuse,
dissimulée dans la verdure.
Au pied de l'arbre, un bassin de marbre blanc recueillait l'eau d’une source voisine. Le prince recommanda à sa femme de ne se montrer à personne et de ne pas sortir, sous aucun prétexte.
Quelques jours passèrent tranquillement : la jeune femme jouait tout le jour avec son fils et, le soir, elle lui chantait des berceuses. Pour passer le temps, elle passait sa tête entre les feuilles et s'amusait à voir son visage encadré de verdure se refléter dans l'eau.
Un matin, elle vit
s'avancer une jeune bohémienne très brune qui portait sur la hanche une
cruche. La princesse, curieuse, se pencha pour mieux la regarder.
- « Comme je suis belle ce matin ! » s'écria la bohémienne
en apercevant tout à coup dans le miroir de la fontaine le visage de la jeune
femme qu’elle prit pour le sien. « Vraiment je suis trop jolie pour
porter de l'eau ! »
Elle cassa la cruche en mille morceaux et partit en chantant.
Le lendemain, la bohémienne
revint avec une cruche neuve ; elle vit de nouveau la figure de la jeune
femme.
-« Qui oserait me traiter de moricaude ? J'ai les joues roses, le
front blanc, mes cheveux sont une lumière d'or ! Je suis vraiment trop
jolie pour porter de l'eau ! » Se dit la bohémienne.
Elle cassa la cruche neuve en mille morceaux et partit en chantant.
Le troisième jour, la même bohémienne
revint encore, mais avec une cruche en cuivre :
- « Si le roi me voyait, il me ferait reine. Je suis trop jolie pour
porter de l'eau. Allons à la cour du roi ! » déclara la bohémienne.
Et comme les autres fois, elle veut briser sa cruche mais elle a beau cogner
sur le marbre de la fontaine la cruche de cuivre se déforme en mile bosses mais
ne se brise pas. La femme du prince qui la regardait à travers les branches ne
put retenir un éclat de rire.
La bohémienne leva la tête et aperçut le visage qu'elle avait pris pour le
sien. Elle se pencha de nouveau sur la fontaine et se vit réellement comme elle
faite : sa peau étai foncée, brûlée par le soleil. Et la belle femme de
l’arbre rit … C'est comme un coup de poignard dans son cœur : elle se
rappela le prince qui s'était moquée d'elle ... et maintenant cette jolie fille
qui vient d'on ne sait où … L'envie de se venger la possédait : elle prit
une voix douce pour faire parler la belle inconnue et savoir qui elle
est :
- « Madame, ne vous moquez pas de moi, il est si triste d'être
laide ! Laissez-moi vous regarder de plus près ! »
- « Je ne voulais pas vous faire de peine, excusez-moi, » répondit
la princesse touchée, « mais je ne peux pas descendre ! »
- « Pourquoi ? » demande la bohémienne.
- « Parce que j'attends ici le prince, mon mari, qui doit venir me
chercher.» répondit la princesse.
- « Comme c'est dommage ! » répondit la noiraude « J’aimerais
coiffer vos beaux cheveux que le vent a dérangés : le prince vous trouvera
cent fois plus belle à son retour. » ajouta la bohémienne.
- « Si j'étais seule, je me risquerais à descendre » dit la
jeune femme hésitante, « mais j'ai un bébé qui dort et qui pourrait se
réveiller. » dit la princesse.
- « Un fils ! Vous avez un fils ! Il doit être, comme sa
mère, fait de pétales de roses pétries dans du lait. Montrez-moi ce bel enfant
et je partirai contente ! »
- « D’accord, je vais descendre ; vous verrez mon fils, vous
tresserez mes cheveux à votre gré, et vous me pardonnerez de vous avoir fait de
la peine en riant comme je l'ai fait ! » Répondit la princesse.
Elle descendit et posa sur l'herbe l'enfant endormi ; la bohémienne fit tout un tas de compliments en peignant les beaux cheveux dorés, et la jeune femme, naïve et confiante, lui raconta toute son histoire. La bohémienne, qui était un peu sorcière, prit trois épingles d'acier dans la poche de son tablier et prononça trois mots magiques, puis les enfonça dans la tête de la princesse... qui se changea en une tourterelle blanche.
L’oiseau se mit à roucouler si tristement que le petit enfant se mit à pleurer. La bohémienne voulut le consoler, mais il cria encore plus fort et la repoussa de ses petits poings. Alors elle le regarda durement et lui fit si peur qu'il s'arrêta net de crier. La bohémienne remonta avec lui dans le grand arbre et attendit le retour du prince, bien décidée à prendre la place de la fille de l'oranger au palais.
Le soir même, le prince revint
avec une escorte. La bohémienne l'appela sans se montrer :
- « Est-ce vous, mon cher mari ? »
- « C'est moi, descends vite, avec notre fils, » répondit le
prince.
Lorsqu'elle parut avec l'enfant dans les bras, le prince recula de
surprise.
- « Où est la princesse ? »
- « Il n'y a pas ici d’autre princesse que moi. » dit la
bohémienne.
Le prince ne put croire que sa belle ait changé à ce point là et en si peu de
temps ; il chercha dans l'arbre ; il interrogea la bohémienne qui lui
répondit exactement comme aurait répondu la princesse. Le prince était très
troublé :
- « Comment es-tu devenue si noire ? » demanda t il
intrigué.
- « Comme vous le savez, Seigneur, le soleil et le grand air rendent
les figures noires. Je suis bronzée, mais cela passera quand je vivrai au
palais ! »
Le prince, désolé, l’emmena avec son fils, mais le vieux roi se fâcha tout
rouge :
- « Ce n'était vraiment pas la peine d'aller chercher si loin une
fille aussi laide et aussi noire de peau quand nous avons ici tant de jolies
filles. Si tu as voulu te moquer de moi, tu as fort bien réussi ! »
Le vieux roi fut si bouleversé qu’il mourut quelques semaines plus tard. Le
prince en fut bien attristé, mais il héritait du royaume, et la bohémienne était
reine désormais.
Quelques jours après la mort du vieux roi, le jardinier vit dans les allées du parc une tourterelle qui semblait le suivre à distance. La tourterelle se mit à roucouler doucement et le jardinier était surpris de comprendre tout ce qu'elle disait !
- « Jardinier du
roi, comment va le nouveau roi ? »
-« Le roi se porte bien ! » répondit le jardinier.
- « Qu'il soit heureux. » roucoula la tourterelle. « Et
la reine noire ? »
- « Elle, aussi, va bien. » répondit le jardinier.
- « Qu'elle soit maudite ! » roucoula la tourterelle.
« Et que fait l'enfant ? »
- « Comme tous les enfants, parfois il rit, parfois il pleure, mais
c'est un beau petit roi. »
- « Que Dieu le garde ! Merci, jardinier du roi ! »
Le lendemain, la même chose se répéta:
- « Jardinier du roi, comment va le roi ? » Roucoula
la tourterelle.
-« Bien ! » répondit le jardinier.
- « Que son sommeil soit doux ». Roucoula la tourterelle « Et la reine noire ? »
- « Elle va bien. » répondit le jardinier.
- « Que son sommeil soit sans réveil ! » roucoula la
tourterelle « Et l'enfant ? »
- « Ce matin il chantait quand j'ai porté des fleurs au palais. »
- « Hélas ; et moi sa mère, je pleure. »
A ce moment, la reine noire apparut au détour de l'allée et se mit en
colère :
- « Je ne veux pas voir de tourterelle dans ce jardin, ce sont des
oiseaux de malheur. Prenez-les toutes et portez-les à mon cuisinier qui les
fera cuire à la broche. Si dans huit jours il en reste encore une seule, je
vous fais couper la tête ! »
Le jardinier fut bien forcé
d'obéir ; il tendit des pièges avec de la glu et le lendemain la
tourterelle blanche était prise avec les autres ; il en fut bien triste.
Tandis qu'il essayait de la dégager doucement sans abîmer ses plumes, elle
parla de nouveau, en roucoulant :
- « Jardinier du roi, comment va le roi ? »
- « Bien ! » répondit le jardinier.
- « Et la reine ? »
- « Bien. » répondit le jardinier.
-« Et l'enfant ? »
-« Il pleurait ce matin en appelant sa mère. » répondit le
jardinier.
- « Hélas ; et moi, sa pauvre mère, je vais mourir ! »
Le jeune roi vint à passer ; il vit la tourterelle prisonnière dans la
glu.
- « Porte cet oiseau au petit prince », dit le roi au jardinier « il aura plaisir à jouer avec elle.»
Au dîner, le petit prince
emporta la tourterelle avec lui et la posa sur la table.
- « D'où sort cette bête ? » dit la reine noire
furieuse, « Je ferai couper la tête du jardinier ! »
- « Comme tu deviens méchante ! » lui dit le roi et il
soupira en se rappelant la douce jeune fille qu’il avait aimée parmi les fleurs
du jardin merveilleux.
La tourterelle fit gravement le tour de la table et comme font ses semblables,
elle salua en roucoulant les objets qu’elle trouvait à son goût. Pour la plus
grande joie du petit prince, elle picora dans son assiette un grain de riz puis
elle allava prendre un grain de riz dans l'assiette du jeune roi ; enfin,
elle s'approcha de l'assiette de la reine, elle se retourna et déposa une
petite crotte.
La reine était furieuse mais le roi ne put s'empêcher de rire. Il caressa doucement l'oiseau en le prenant dans ses mains et sentit les trois épingles ; il les retira et retrouva entre ses bras sa femme, la belle princesse, libérée du sortilège.
La jeune femme, riant et pleurant à la fois, lui dit comment la bohémienne l'avait trompée. Le jeune roi voulut emprisonner la bohémienne, mais elle s'enfuit. Seulement, en courant dans un couloir obscur elle tomba par une trappe ouverte au-dessus des cuisines, dans une grande marmite pleine d'huile bouillante où elle fut cuite en un instant.
Le roi et la reine vécurent des jours heureux dans leur beau palais, avec le petit prince et les nombreux petits frères et petites sœurs qui vinrent agrandir la famille.