LES FILLES TRANSPARENTES 

Pontedeume _ Galice

Traduit de l'espagnol par Armanel - conteur

 

Il y avait autrefois, il y a bien longtemps, à l'embouchure de la rivière de Pontedeume, une belle et grande cité qui s'étendait sous les falaises, le long du rivage. La ville était remplie de belles maisons, de palais somptueux et d’entrepôts qui débordaient de marchandises. A l’époque dont je vous parle, de nombreux navires venaient dans le port pour y décharger des marchandises précieuses venues de très loin et que les marchands du pays revendaient ensuite dans tous les environs. Les habitants de cette ville étaient très riches et menaient une vie confortable dans cette cité qui n'avait pas d'équivalent à cette époque sur toute la terre de Galice.

Il y avait beaucoup de pirates qui infestaient la mer, et pour défendre le port et la ville on avait construit la forteresse d'Ardobriga sur la hauteur, juste au-dessus des maisons. Dans la forteresse il y avait beaucoup de  soldats qui se tenaient prêts à agir en toutes circonstances afin de défendre la ville et le port. Ils étaient bien à l'abri derrière leurs murailles et auraient pu défier n'importe quel ennemi surgissant à l'improviste. Ils maintenaient la paix dans le pays et tous les habitants de la cité les aimaient bien et les payaient bien.

 

Les soldats vivaient et s’entraînaient dans la forteresse, mais, le soir venu, ils descendaient souvent en ville pour se distraire. Il faut que vous sachiez que la ville était également célèbre pour la beauté des femmes et des jeunes filles qui y habitaient. Elles étaient toutes de belle allure, grandes et minces, et d'une élégance raffinée. Les officiers leur faisaient une cour assidue et ils étaient souvent reçus dans les meilleures familles, car ils avaient une bonne situation financière.  Mais parfois, ils étaient tellement pris par l’ambiance de fête et l'intérêt qu'ils portaient à la beauté de ces femmes, que le soir venu, ils oubliaient de rentrer dans la forteresse, au grand désespoir de leur commandant. Ce dernier avait beau leur rappeler que leur devoir était de rentrer, il avait beau les menacer de les consigner à l'intérieur des murs s’ils désobéissaient, rien n'y faisait : ils s'arrangeaient tous, dès que la nuit était tombée, pour gagner la ville et se rendre dans les maisons où ils étaient attendus pour faire la fête.

 

Parmi toutes les femmes de la cité, il y en avait trois, particulièrement, qui suscitaient l'admiration. Elles habitaient dans un très beau palais, un peu à l'écart de la ville, sur un promontoire qui dominait le port. Personne ne savait exactement leur origine, car elles étaient arrivées là un jour, venues on ne sait d’où,  avaient acheté ce palais sans en discuter le prix et s'y étaient installées avec de nombreux domestiques pour les servir.


De nombreux officiers fréquentaient très régulièrement leur palais, car ces trois jeunes filles y donnaient tous les soirs des fêtes somptueuses, avec des banquets où ils ne manquaient jamais rien, ni vins capiteux, ni nourritures raffinées, ni épices parfumées et enivrantes. Mais si les officiers venaient si régulièrement c’est aussi parce que les trois jeunes filles présidaient ces festins dans le plus simple appareil, c'est-à-dire entièrement nues ; ce qui n'était pas sans effet sur les invités. Si les jeunes filles se présentaient nues, ce n’était pas forcément par mauvais esprit, elles avaient également une particularité qu’elles voulaient faire partager avec leurs visiteurs: leur peau, à toutes les trois, était si fine qu'elle en était transparente, et chaque fois qu'elles buvaient du vin, on pouvait voir le breuvage descendre peu à peu dans leurs corps. Tous les officiers étaient amoureux des trois jeunes filles et c'était souvent cause de bataille et de duels entre eux, ce qui n'arrangeait pas les affaires de leur commandant, car il y avait souvent des blessés et même, parfois, des morts. C'était en effet à qui obtiendrait leurs faveurs, et pour cela, tous les moyens étaient bons.



Bientôt, certains des officiers se mirent à murmurer qu'il y avait quelque chose d'inquiétant chez ces trois jeunes filles transparentes. Leur sourire était si énigmatique qu'on se demandait parfois si elles étaient bien humaines ou si elles n'appartenaient pas au mystérieux peuple féerique qui vivait dans des souterrains sous les montagnes de l'arrière-pays de Pontedeume. D'autres prétendaient que c'étaient des Meigas (sorcières) et qu'elles endormaient les hommes avec des philtres d’amour pour qu’ils deviennent leurs esclaves. Et les bruits ne firent  qu'empirer au fur et à mesure que les semaines passaient, car le soir, quand le commandant de la garnison faisait l'appel, il manquait bien souvent les trois quarts des officiers et des soldats.

 

Vous vous rappelez que le commandant de la garnison menaçait en vain ses officiers.  Voyant que ses menaces restaient sans effet, le commandant se décida à trouver une solution à son problème. Il s'en alla trouver un homme sage qui habitait au milieu des bois, sur le flanc d'une montagne. Cet homme était un  très vieil ermite qui vivait tout seul parmi les animaux de la forêt. Les gens du voisinage venaient souvent le consulter quand ils avaient un problème et il leur donnait volontiers ses conseils. On disait aussi qu'il avait le pouvoir de guérir les maladies et qu’il pouvait parler aux morts


C'est donc vers lui que le commandant se dirigea. Après l’avoir salué poliment et respectueusement, il lui exposa la situation dans laquelle il se trouvait : Commandant d'une troupe de soldats chargée de protéger le pays, il ne pouvait plus compter sur ses hommes parce que ceux-ci ne pensaient plus qu’aux femmes de la cité et plus particulièrement aux trois filles transparentes qui habitaient un beau palais sur le promontoire, au-dessus du port.

Quand il entendit parler des trois filles transparentes, l’ermite fit un bond sur son siège et une horrible grimace le défigura tandis qu’il se mettait à marmonner dans sa barbe.
- Les connaissez-vous ? demanda le commandant.
- Je ne les connais que trop, répondit l’ermite. Ces trois femmes qui pervertissent tes hommes  rongent également la cité, et cette dernière est condamnée à disparaître dans les flots. Et je ne peux plus rien faire, ni pour toi, ni pour tes hommes, ni pour les habitants de la cité. Car, dès l’instant où elles mettent le pied quelque part, l'endroit où elles se trouvent est maudit à jamais.

L’ermite prit une branche de coudrier et grimpa sur un rocher. Là il prononça des paroles dans une langue inconnue du commandant, puis, avec ses bras, il fit de grands gestes dans la direction de la cité. Alors, le ciel qui était bleu et pur se couvrit subitement de nuages noirs et menaçants, et le vent se mit à souffler à travers les arbres.

- Tu peux repartir, dit l’ermite au commandant. Mais, cette nuit, prends bien soin de rester dans ta forteresse. Ne t'aventure surtout pas dans la ville, et ne t'étonne pas de tout ce qui va arriver.

 

Le commandant retourna dans la forteresse. Ce soir-là, comme tous les autres soirs, la plupart des officiers et des soldats descendirent en ville. Mais, vers le milieu de la nuit, une tempête terrifiante se leva, tempête qui dura plusieurs heures. Le tonnerre grondait, le vent tournoyait, la terre tremblait, les nuages déversaient des torrents d'eaux tumultueuses. Là-haut, dans la forteresse, personne ne put rester à l’extérieur sur les chemins de ronde et il fallut que chacun se cache au plus profond des habitations. La terre trembla plusieurs fois et tout le monde croyait que c'était la fin du monde qui arrivait.

Le matin, quand le jour se leva, le ciel était de nouveau pur et dégagé. Le commandant sortit et monta sur la muraille. Là, il vit avec stupeur qu'à l'emplacement de la ville il n'y avait plus que la mer dont les vagues battaient furieusement un rivage de rochers escarpés.