Les deux fils du pêcheur

Armanel - conteur


Il y avait une fois un vieux Pêcheur dont la femme était enceinte. Un soir il revint à la maison, n’ayant rien pris. Mais sa femme avait envie de manger du poisson, et il lui fallut retourner tout de suite au rivage. Il jeta ses filets et amena un très beau poisson. Il en était tout heureux : 

— À présent, du moins, se disait-il, ma femme me donnera un peu de paix. 

Mais voilà qu’au moment où il voulut prendre le poisson, celui-ci se mit à parler, et lui dit : 

— Quand je serai mort, donnez ma chair à manger à votre femme ; mon cœur, avec l’eau où j’aurai été lavé, à votre jument ; et mes entrailles et mes poumons, à votre chienne.

Le vieux Pêcheur fut bien étonné d’entendre parler un poisson, comme un homme. Jamais il n’avait vu pareille chose. Il répondit : 

— Je le ferai. 

Puis, il s’en revint à la maison. En arrivant, il dit à sa femme :

— C’est moi qui ai pris un beau poisson ! — Voyez, femme, comme il est beau et grand ! —

— Oui vraiment ; il faut le faire cuire.

— Si vous saviez ce qu’il m’a dit !

— Qui ? Le poisson ? 

— Oui, le poisson.

— Et que vous a-t-il donc dit ?

— Qu’il faut vous donner sa chair à manger, son cœur, avec l’eau qui aura servi à le laver, à notre jument, et ses entrailles et ses poumons, à notre chienne.

— Alors il faudra faire comme il a dit.

On fit cuire le poisson, et la femme du pêcheur mangea sa chair, la jument mangea son cœur et la chienne, ses entrailles. —

Tôt après, la femme du pêcheur accoucha et elle donna le jour à deux jumeaux, deux enfants superbes. Ils se ressemblaient si bien, qu’il fallut mettre un ruban au bras de l’un d’eux, pour les distinguer l’un de l’autre. La jument aussi eut, le même jour, deux petits poulains, qui se ressemblaient parfaitement, et la chienne mit bas également deux petits chiens qu’il était impossible de distinguer l’un de l’autre.

— À merveille ! dit le pêcheur ; un poulain et un chien pour chacun de nos enfants.

Les deux enfants venaient bien. Quand ils furent arrivés à l’âge de quinze ou seize ans, l’un d’eux dit à ses parents qu’il s’ennuyait à la maison et qu’il voulait voyager. Son père, sa mère et son frère firent de vains efforts pour le retenir ; — il fallut le laisser partir. Mais avant de se séparer, il recommanda à son frère d’aller tous les matins, en se levant, donner un coup de couteau dans le tronc d’un laurier qui se trouvait dans le jardin ; quand il en sortirait du sang, alors il serait mort ; mais jusqu’alors, il n’aurait pas à être inquiet sur son sort. 

Il partit, emmenant son cheval et son chien. Il marcha tant et tant qu’il arriva, un jour, dans une longue avenue de vieux chênes. Il suivit cette avenue et, à l’extrémité, il se trouva devant un beau château. Il frappa à la porte : on lui ouvrit, et il demanda au portier si l’on n'avait pas besoin d'un domestique dans le château. On le prit comme valet d’écurie. Comme il était laborieux, adroit, et un beau garçon aussi, il plut, vite, au seigneur ; et son cheval et son chien lui plaisaient aussi. Mais s’il plaisait au seigneur, il plaisait davantage encore à sa fille, une jeune demoiselle d’une grande beauté. Enfin, il lui plut si bien, qu’ils se marièrent ensemble, au bout d’un an.

Les deux jeunes époux vivaient heureux, se promenant tous les jours dans les jardins et les bois qui entouraient le château. Un jour, le fils du pêcheur remarqua que les fenêtres et les portes d’un côté du château étaient toujours fermées. Il en demanda la raison à sa femme.

— C’est que, répondit-elle, il y a de ce côté du château une cour qui est remplie de bêtes venimeuses, couleuvres, crapauds, salamandres et autres reptiles. 

A partir de ce moment, il ne faisait que songer à cette cour, et il avait une grande envie d’aller voir si ce qu’on lui en avait dit était vrai. Un jour, qu’il se promenait de ce côté du château, avec son cheval et son chien (sa femme ne l’accompagnait pas ce jour-là), — en passant devant la porte, il se dit : — Il faut absolument que je voie ce qu’il y a là ! 

Il frappa à la porte ; elle lui fut ouverte par une vieille petite femme qui lui parla de la sorte :

— Bonjour, mon fils ; tu viens donc me voir, enfin ?

— Bonjour, grand’mère. —

— Entre, vite, et viens que je te fasse voir les belles choses que j’ai ici. Tiens, voilà deux chaînes, pour attacher ton cheval et ton chien.

Et elle s’arracha deux cheveux de la tête et les lui présenta. Et aussitôt les deux cheveux se changèrent en deux chaînes, avec lesquelles il attacha son cheval et son chien à deux poteaux de pierre qui étaient là, un de chaque côté de la porte. Le cheval et le chien, en voyant cela, se mirent à se démener, pour s’en défendre, à hennir et à hurler ; mais ce fut en vain, ils furent attachés et il leur fallut rester là.

— Suis-moi, à présent, mon fils, que je te fasse voir mon château, — reprit la vieille femme ; viens voir toutes les belles choses que j’ai ici ; jamais tu n’as rien vu de pareil. Allons d’abord voir le moulin de rasoirs.

Quand ils furent devant la grande roue, toute garnie de rasoirs :

— Vois, mon fils, quelle merveille ! Mais baisse toi un peu, penche-toi par ici, tu verras mieux.

Et comme il se penchait sur l’abîme, sans songer à mal, la vieille diablesse le poussa, et il tomba sur la roue et fut haché menu et moulu, comme de la sciure de bois ! —

Son frère, qui était resté à la maison, allait chaque matin, en se levant, donner un coup de couteau dans le tronc du laurier du jardin, et, comme il n’amenait pas de sang, il ne s’inquiétait de rien et il se disait :

— Dieu soit loué ! il est toujours en vie, mon frère chéri ?

— Mais hélas ! ce matin-là, dès qu’il eut donné son coup de couteau, comme à l’ordinaire, le sang jaillit du tronc du laurier.

— O malheur ! mon pauvre frère est mort ! s’écria-t-il aussitôt.

Et le voilà d’aller trouver son père, les larmes aux yeux, et de lui dire : —

— Hélas ! mon père, mon pauvre frère est mort !

— Comment peux-tu savoir cela ?

— Il m’avait recommandé, avant de partir, d’aller tous les matins, en me levant, donner un coup de couteau dans le tronc du laurier de notre jardin, me disant que lorsque j’amènerais du sang, il serait mort. Hélas ! ce matin, le sang a jailli du tronc du laurier : mon pauvre frère est mort ! Mais je veux aller à sa recherche, et je ne cesserai de marcher, ni la nuit ni le jour, que quand je l’aurai retrouvé.

Son père et sa mère eurent beau le supplier, en pleurant, de ne pas les abandonner dans leur vieillesse, il ne les écoutait, et il partit, emmenant aussi son cheval et son chien, comme son frère. A force de marcher, nuit et jour, sans jamais s’arrêter, il arriva dans la même avenue de chênes que son frère. Il frappa aussi à la porte du château, et on lui ouvrit aussitôt. La femme de son frère, en le voyant entrer dans la cour, le prit pour son mari, et, descendant l'escalier au plus vite, elle vint se jeter dans ses bras, en criant :

Te voilà donc, mon pauvre époux ! Dieu, que tu m’as causé du chagrin ! Je craignais que tu ne fusses allé dans la cour de derrière du château, car de là personne ne revient ! —

Celui-ci vit bien qu’on le prenait pour son frère, et il dit :

— Je m’étais égaré dans le bois, je ne sais comment ; mais je n’ai pas éprouvé de mal.

Et la joie de renaître dans le château, au milieu de la plus grande affliction ! —

Quand l’heure du repas fût venue ils mangèrent à la même table, puis, ils montèrent ensemble à leur chambre à coucher. Avant de se mettre au lit, le jeune homme plaça son épée nue entre la femme de son frère et lui.

— Pourquoi donc fait-il cela ? — se disait en elle-même la jeune femme, étonnée.

Le fils du pécheur, qui tremblait d’être reconnu, dit qu’il était accablé de fatigue et qu’il voulait dormir. Mais la jeune femme ne cessait de l'interroger, lui demandant comment il avait passé son temps, depuis son absence, et beaucoup d’autres choses. — Il était bien embarrassé, vous le pensez bien, et ne savait que répondre, le plus souvent. Il demanda aussi pourquoi toutes les portes et les fenêtres étaient closes dans tout un côté du château.

— Mais je te l’ai déjà dit ; tu ne te le rappelles donc pas ? —

— Non sûrement ; je l’ai oublié. —

— Eh ! bien, je vais te le dire à nouveau : de ce côté du château il y a une cour toute pleine de reptiles venimeux, et de bêtes plus méchantes encore, et celui qui s'aventurerait là, n'en reviendrait jamais.

Il pensa aussitôt que son frère était allé là.

Le lendemain malin, après déjeuner, il alla se promener de ce côté du château, avec son cheval et son chien.

— Mon frère doit être là, — se disait-il en lui-même, et, arrive que pourra, il faut que j'aille voir.

Et il frappa à la porte. La vieille vint lui ouvrir. II entra, et reconnut aussitôt le cheval et le chien de son frère, bien qu'ils fussent si maigres qu'ils paraissaient prêts de mourir de faim.

— Bonjour, mon fils, — lui dit la vieille femme ; tu es donc aussi venu me voir ? entre, vite, que je te fasse voir toutes les belles choses que j'ai ici. Mais prends d'abord ces deux chaines, pour attacher ton cheval et ton chien, là, auprès de la porte, jusqu’à ton retour.

Et elle s’arracha deux cheveux de la tête et les lui présenta. Mais lui souffla dessus, et ils tombèrent à terre et se changèrent aussitôt en deux vipères.

— Eh ! — reprit la vieille, en voyant cela, si tu ne veux pas attacher ton cheval et ton chien, laisse-les là en liberté, dans la cour, et viens toujours avec moi, pour visiter mon château.

Et il la suivit. Quand ils furent arrivés au moulin de rasoirs : —

Regarde, mon fils, mets la tête à ce trou-là, et tu verras quelque chose de merveilleux.

— Montrez-moi comment je dois faire, grand’mère.

— Tiens, comme ceci, mon fils.

Et elle passa sa tête par le trou. Aussitôt le fils du pêcheur la prît par les pieds et la précipita sur la roue garnie de rasoirs et, en un moment elle tomba en bas moulue et hachée en morceaux menus comme de la sciure de bois. —

Alors, il se promena partout par le château, pour voir s’il ne retrouverait pas son frère. Il rencontra un renard femelle, qui lui dit :

— Comment avez-vous pu venir ici ?

— Vous parlez donc aussi, vous ? — lui répondit-il, tout étonné.

— Comme vous le voyez.

— Oh ! j’ai su venir à bout de la vielle femme, moi !

— Comment cela ? —

— Comment ? Je l'ai précipitée, la tête la première, sur sa roue garnie de rasoirs, et elle a été hachée en morceaux menus comme de la sciure de bois. —

— Oh ! que je voudrais que ce fût vrai !

— Rien n’est plus vrai, vous pouvez m’en croire.

— Alors vous m’avez délivrée !

Et aussitôt le renard femelle se changea en une princesse, d’une beauté merveilleuse ! —

— Voilà cinq cents ans, dit-elle, que j’étais retenue ici sous un charme par cette sorcière maudite !

— Et mon pauvre frère, ne pouvez-vous me dire ce qu’il est devenu ! —

— Votre frère a été précipité par elle sur la roue garnie de rasoirs, et il a été réduit en morceaux menus comme de la sciure de bois. Mais rassurez-vous, j’ai tout ramassé, sa chair, ses os, son sang, et avec de l’eau de vie dont nous trouverons une fiole dans la chambre de la vieille sorcière nous le rappellerons à la vie.

Chair, os, sang, on mit le tout dans un tas, on répandit dessus une fiole de l'eau de vie, et aussitôt le corps se reconstitua et le fils du pécheur se releva, bien vivant et bien portant, et dit : — que j’ai bien dormi ! —

— Oui, mon pauvre frère, et sans moi et celle belle princesse, tu ne te serais pas réveillé de si tôt ! —

Les deux frères se jetèrent alors dans les bras l’un de l’autre et pleurèrent de joie de s’être retrouvés. Puis, accompagnés de la belle princesse qu’ils avaient délivrée, ils revinrent dans la partie opposée du château, et la jeune femme fut bien étonnée de se voir deux maris, au lieu d’un, et elle ne pouvait distinguer lequel était le véritable, tant ils se ressemblaient ! — Ils lui racontèrent tout, et alors elle comprit pourquoi le second avait placé son épée nue entre elle et lui, pendant la nuit qu’il avait passée avec elle.

Alors celui des deux frères qui n’était pas marié, se maria avec la belle princesse qu’il avait délivrée et qui était sous la forme d’un renard femelle.

On envoya un beau carrosse pour prendre le vieux pêcheur et sa femme, et, pendant un mois entier, il y eut des jeux, des danses et des festins comme vous n’en avez jamais vu.

La grand’mère de ma trisaïeule était un peu parente du vieux pêcheur, et elle fut aussi invitée à la noce ; et c’est ainsi qu’on eut des nouvelles de cette fameuse noce dans le pays. —



Conté par Marguerite Philippe, de la commune de Pluzunet, (Côtes-du-Nord).