Les crêpes de Soazic  
 Commana

Armanel - conteur

A Patrick


Vous avez certainement entendu parler des amants de Vérone. Je veux dire par là : Roméo et Juliette et leurs amours contrariés.
Si un jour, vous allez visiter le nord de l’Italie, vous passerez forcément près de Vérone. Allez vous promener dans cette ville, elle est très agréable (en dehors de jours d’affluence touristique). Quoique presque tous les touristes s’agglutinent  près des arènes antiques afin de pénétrer dans la cour d’Une résidence du XIVe siècle avec un minuscule balcon surplombant une cour "la maison de Juliette" et font multitude de selfies pour prouver qu’ils ont, quelque part, été témoins d’un drame historique. Sauf que Roméo et Juliette n’ont pas existé, ils sont sortis de l’imagination de Shakespeare.

L’histoire que je vais vous raconter aujourd’hui est aussi une histoire d’amour contrarié, passé aux oubliettes et qui a pourtant changé la face culinaire de notre planète. Mais reprenons tout dès le commencement.

Lann est né le jour du Mardi-Gras dans la partie Sud-Ouest de Commana (délimitée de nos jours par l’allée couverte et les tourbières du Mougau-Bian et le lac du Drennec) dans le moulin de Milin ar Pabig  que l’on appela ensuite Milin Kerlann. Il faut savoir que Commana était célèbre pour ses moulins.
En 1843, on en dénombrait douze, dont six moulins  situés sur la rivière de l´Elorn ou ses affluents et quatre sur la rivière de la Penzé ou ses affluents. Les moulins, s´ils n´ont pas tous disparu, ont pour la plupart été profondément remaniés. Suite au secteur immergé en 1980 par le barrage du Drennec, il reste 4 moulins intéressants : Bois de la Roche, Restancaroff, Mougau et Kerouat.
Donc Lann est né le jour du Mardi-Gras à Commana dans le moulin de Milin ar Pabig sur les bords de l’Elorn, sur des terres « froides » dont personne n’avait voulu, sinon ses ancêtres. Son père, qui s’appelait Job ar Pab (d’ou le nom du moulin) avait déjà vu arriver  trois fils avant la naissance de notre Lann et il en huit autres qui suivirent cet heureux évènement. Tout cela pour vous dire que pour nourrir sa petite maisonnée il fallait remplir le saloir. Or les terres de Job ar Pad n’avait qu’un très faible rendement et bien qu’il se soit auto-proclamé Maître Meunier, ses pratiques n’étaient pas nombreuses ; tout au  plus une dizaine de fermes environnantes dont Roskoad, Kernamann, Brézéhant et Kerfonédic situées sur la rive droite de l’Elorn et Roudouerch, Hengoat,Moguerou et Kermarker sur la rive gauche. Mais les dix, toutes ensemble, suffisaient à peine à faire tourner le vieux moulin plus qu’à moitié de ses capacités.
Aussi, quand Job ne travaillait pas au moulin, il errait dans la montagne pour piéger des bêtes sauvages qu’il pouvait donner à manger à sa marmaille et dont il pouvait parfois tirer quelque sous de leur peau. Quand il passait près d’une rivière, il s’arrêtait et se mettait à l’affût car il était passé maître dans l’art de pêcher la truite et le saumon à mais nues. D’ailleurs, à ses temps perdus, il avait confectionné un vrai piège à saumons près de son moulin en créant de faux reposoirs pour les poissons fatigués.


Quand il eut treize ans, Lann était en âge de comprendre que son père n’arrivait pas à nourrir toute sa famille, aussi il décida, comme ses aînés avant  lui, de partir chercher pitance ailleurs, cela permettant par ricochet de mieux nourrir les petits. Il partit donc à l’aventure en suivant le chemin qu’il connaissait le mieux, c'est-à-dire en suivant les berges de l’Elorn. Il arriva à Milin ar Hoad ou vivait un dénommé Nicolas Fagot. Comme vous pouvez le constater, il n’était pas allé très loin, Milin ar Hoad se trouvait à deux kilomètres du bourg de Sizun. Ce qui le surprît le plus c’est que sur une si petite distance la vie pouvait être tellement différente ; si le pauvre Milin ar Pabig ne suffisait pas à nourrir une maisonnée, Milin ar hoad, lui transpirait de richesse. Autant Milin Ar Pabig était vieux, délabré et pauvre en eau courante, autant Milin ar Hoad  ressemblait presque à un manoir avec ses murs solides et bien droits en pierres finement taillées, son étang large et profond canalisé par de grandes écluses, ses prairies bien entretenues ou gambadaient nombre de poulains, ses ruchers bourdonnants, ses vergers bien entretenus ou poussaient même des cerisiers et des pruniers, et tout cela entouré de hautes futaies qui laissaient présager des hivers bien au chaud près d’une grande cheminée.


Un peu intimidé, Lann se présenta au meunier comme étant lui aussi fils de meunier, fils de Job ar Pab de Milin ar Pabig. Connaissant bien la situation financière précaire de Job ar Pab, Nicolas Fagot accepta d’engager Lann comme « portezer » c'est-à-dire livreur. La pratique de Milin ar Hoad était si grande que la tournée de Lann l’emmenait sur Lopérec, Saint-Eloi, Saint Cadou, Lampaul et même Commana. Ce travail, très peu compliqué quoique souvent physique convenait à Lann même s’il ne gagnait pas beaucoup d’argent. Il était nourri, et bien nourri par son patron, régulièrement dédommagé par les clients car il ne rechignait pas à la tâche, et bien logé au chaud et au sec. Et puis, il y avait Soazic. Soazic Fagot, la fille unique et Pennerez (héritière) de Nicolas Fagot, dont il était un peu amoureux. Mais arrivé sur ses vingt ans l’amour s’était installé plus profondément au fond de son cœur et comme la belle Soazic ne semblait pas, elle non plus, indifférente aux charmes du jeune portezer, l’idée de convoler en justes noces commença à creuser son sillon dans le cerveau de notre héros. Nicolas et sa femme avait bien remarqué la complicité qui était en train de se nouer entre nos deux tourtereaux, et cela ne leur allait pas du tout ; vous pensez bien donner leur pennerez à un portezer, c’était loin de ce qu’ils avaient prévu, eux qui auraient plutôt envisagé un mariage qui aurait fait gravir la famille dans la société de l’époque.
Donc, comme vous pouvez vous en douter, Lann reçut une fin de non recevoir quand il fit sa demande en mariage. Un NON, ferme, franc, catégorique et dédaigneux qui l’amena à ne pas insister. Après une réponse pareille, inutile aussi de rester travailler comme portezer chez Nicolas Fagot. Il aurait été trop dur pour Lann de croiser Soazig tous les jours et de soupirer après un avenir impossible. De toute façons, le meunier avait bien fait comprendre à notre portezer qu’il n’avait plus sa place à Milin ar Hoad. Et c’est après un dernier adieu, au cours duquel Soazig avait confirmé son amour à l’élu de son cœur que Lann s’en alla triste mais toujours confiant dans l’avenir vers la Haute Bretagne. Et là il fit une autre découverte.

Vous vous rappelez  peut-être qu’en passant de Milin ar Pabig à Milin ar Hoad, Lann avait cru découvrir un nouveau monde. Eh bien en passant de la Basse à la Haute Bretagne , notre jeune amoureux reçut un choc au moins aussi grand. Bien sûr, il est allé cherché du travail directement chez un meunier, et là il découvrit que si les moulins de Haute Bretagne broyaient eux aussi de l’orge, du seigle et du sarrazin (importé par notre bonne duchesse Anne, qui fut deux fois reine de France), ils broyaient aussi une céréale appelée froment qui, une fois écrasée, donnait une farine onctueuse et blanche dont on faisait un pain bien blanc prisé par les bourgeois qui n’hésitaient pas à se ruiner pour en avoir sur leur table. Pain blanc, bien sûr, inconnu dans les monts d’Arrée où on ne consommait qu’un pain noir et amer fait d’un mélange de farine de seigle et d’orge.
Lann resta dix longues années loin de Soazig à travailler en Haute Bretagne. Il avait désormais trente ans et Soazig vingt-huit quand il décida à revenir au pays. Quand il réapparut à Milin ar Hoad, Soazig l’attendait toujours et lui fit grande joie, quand à ses parents ils lui firent eux grise mine, mais ils ne purent refuser à Lann de reprendre son ancien métier de portezer. Mais Lann n’était pas revenu les mains vides. Dans sa besace, il avait plusieurs poignées de graines qu’il alla semé dans un coin éloigné sur un des coteaux du moulin. Le temps venu, il récolta de beaux épis bien mûrs dont il retira une farine bien blanche et parfumée qu’il s’empressa de donner à Soazig. Soazig en fit une pâte légère et fine qu’elle étendit avec une raclette sur une ardoise posée sur la braise de la cheminée. Et c’est ainsi qu’elle créa la première crêpe. Bien sûr, Lann, riche de son expérience passée en Haute Bretagne, n’avait pas moulu tous ses grains, il en avait gardé suffisamment pour réussir une belle récolte l’année suivante. Récolte que Soazig transforma en crêpes assaisonnées soit du miel de son rucher, soit de beurre demi-sel, soit d’œufs frais. Comme de juste, le recteur fût invité à la première dégustation. Il les trouva délicieuses et en parla partout où il passait. Il paraît même qu’il en fit une allusion plutôt appuyée lors d’un sermon à la suite de la lecture du texte d’évangile qui parle du retour du fils prodigue. Prêche bien dirigé à la fin duquel, il évoquait sans détour  la nécessité de marier nos deux amoureux. Les parents, bons chrétiens ( pour des meuniers), ne purent que s’y résoudre, quoiqu’à contrecœur. 


De ce jour, le froment prit une place de plus en plus importante sur les paroisses de Sizun et de Commana, puis sur les paroisses voisines du Faou, d’Huelgoat, de Ploudiry, de Pleyber-christ et tant d’autres qu’il est impossible de les nommer toutes ici. Il finit par supplanter le seigle et le sarrazin, donnant la prospérité à toute une région jusque là déshéritée. 
La réputation de Soazig et son tour de main pour la réalisation de ses crêpes fit de nombreuses jalouses qui se lancèrent à leur tour dans la réalisation de ce plat. A tel point qu’il devint rapidement impossible à une jeune fille de prétendre au mariage si elle était incapable de réaliser ce mets délicieux à son futur et tendre. 
Aujourd’hui, il n’y a pas une bretonne (ni parait-il un breton) qui ne sache faire une crêpe. Elles se font même partout en Orient et en Occident faisant ainsi grandir la renommée de la Bretagne sur toute la planète.