Le Teuz
du Pouliet.
MORLAIX
Armanel - conteur
Autrefois,
la belle route qui va de Brest à Paris ( la voie expresse : Une
des fameuses « Biroutes que nous avons acquéri » _ comme
disait le député Antoine Caill) n’existait pas.
Il fallait faire comme les forçats de la chaîne de Paris qui se
rendaient au bagne de Brest et emprunter l’antique chemin
royal » qui passait pas
très loin du Pouliet.
Et, au Pouliet, au lieu du beau pont qu’on y
voit à présent, il n’y avait pour traverser la rivière qu’une
passerelle étroite, consistant en une simple planche posée sur deux
pierres. Point de belles maisons, comme aujourd’hui, mais, pour
toute habitation, une pauvre petite chaumière au bord de l’eau, et
dont le toit de genêt touchait presque le sol.
*
Dans cette chaumière habitait un pauvre savetier, avec sa femme et son fils. Son nom était Kaour Kerspern. C’était un homme petit et d’humeur joyeuse, qui, tout le long des jours, chantait de vieux guerziou et des sôniou nouveaux, tout en battant ses semelles. C’était plaisir de l’entendre, et les lavandières laissaient parfois leurs battoirs au repos pour prêter l’oreille à ses chansons.
Kaour était bon chrétien ; il assistait tous les dimanches à la grand’messe et aux vêpres, dans l’église de Saint-Mathieu, et si, le soir, il rentrait un peu gris, il n’y avait pas lieu de lui en faire un grand crime : il avait si bien travaillé toute la semaine, et le cidre était si bon et à si peu cher chez Marguerite Keravel, qu’il était difficile d’y résister !
La femme de Kaour était lavandière et passait toutes ses journées au lavoir du Pouliet, et son fils, qui courait sur ses douze ans, était petit pâtre au manoir de Lannidy à Plouigneau.
Kaour se retrouvait donc presque toujours tout seul à la maison, pendant la journée.
Depuis quelque temps cependant (depuis qu’il commençait de négliger l’église et de fréquenter davantage le cabaret de Marguerite Keravel) il s’était fait un compagnon bien singulier. C’était le Teuz du Pouliet, qui venait lui tenir compagnie, dans sa chaumière, pendant que sa femme était au lavoir.
*
Bien sûr, Kaour avait entendu parler du Teuz et de ses malices, au gué du Pouliet ; mais il se vantait de ne pas croire aux sottes superstitions qui avaient cours autour de lui, haussait les épaules aux récits de ce qu’il appelait « des histoires de bonnes femmes ».
Donc le Teuz venait rendre visité à Kaour et quand le Teuz arrivait, il s’asseyait sur un galet rond, au coin de la cheminée, et regardait fixement le savetier, qui battait son cuir et poissait son ligneul, tout en chantant. Le Teuz avait la forme d’un chien noir errant, au poil long et frisé, tout crotté et sentant très fort. Tout d’abord Kaour crut que c’était bien un chien égaré, et il lui donnait un peu de nourriture, car il lui était reconnaissant de venir égayer sa solitude. Pourtant, l’animal le regardait si fixement, et son regard semblait si bien pénétrer jusqu’au fond de son âme, que Kaour en vint à le soupçonner de ne pas être un chien ordinaire, mais bien le Teuz du Pouliet, dont il avait si souvent entendu parler, et peut-être bien le diable lui-même, car le diable prend souvent la forme d’un barbet noir, pour s’approcher des hommes.
Un jour Kaour décida de le chasser, mais l’animal lui montra les dents, et ses yeux brillèrent dans leurs orbites comme deux charbons ardents, si bien que Kaour eut peur et se rendit, tout tremblant, boire chez Marguerite Keravel.
Le lendemain et les jours suivants, le Teuz vint encore ; mais Kaour ne pouvait plus supporter son regard, et, dès qu’il arrivait, Kaour jetait tout à terre et allait boire au cabaret. Sa gaîté naturelle disparut, et il devint triste et sombre. Les dimanches, on ne le voyait plus que rarement à l’église de Saint-Mathieu, et il passait presque tout son temps au cabaret.
Tout le monde était étonné d’un changement si subit et si complet, et personne n’y comprenait rien. Quand on l’interrogeait à ce sujet, il se taisait. Sa femme l’entendait souvent crier pendant son sommeil, :
— Le voilà encore ! Voyez-vous ses yeux ?… Comme il me regarde !… Va-t-en, va-t-en loin d’ici, vilaine bête !…
Mais elle n’y comprenait rien, et c’était vainement qu’elle l’interrogeait quand il se réveillait le matin.
Le pauvre Kaour était bien malheureux.
Un jour, il crut avoir trouvé un bon moyen de se délivrer de son cauchemar. Il rougit au feu le galet sur lequel le Teuz s’asseyait, puis il le remit à sa place, comme si de rien n’était. Quand le Teuz arriva, il s’assit sur le galet suivant son d’habitude. Mais il poussa aussitôt un cri terrible et s’enfuit. En passant près du savetier, le Teuz lui lança un regard qui lui fit l’effet d’un poignard qui l’aurait transpercé de part en part.
— Enfin ! me voilà délivré de cette maudite bête, se dit Kaour, qui se félicitait déjà du bon tour qu’il avait joué au Teuz.
Et pourtant, il ne se sentait pas rassuré.
Pour se donner un peu de courage, Kaour, alla boire au cabaret de Marguerite Keravel. Il y resta jusqu’à la cloche du couvre-feu, et but bien plus que d’ordinaire, et chanta et rit, comme cela ne lui était pas arrivé depuis longtemps.
Quand il rentra chez lui, vers les dix heures de la nuit, au moment où il mettait le pied sur la passerelle du Pouliet, il vit le Teuz sur la planche, les yeux flamboyants et grinçant des dents.
— Encore Toi! s’écria Kaour.
Et il recula de quelques pas. Puis, avança crânement :
— Mais je n’ai pas peur, et je passerai quand même. Retire-toi, vilaine bête, animal du diable, où je vais te jeter à l’eau !
Et Kaour s’engagea résolument sur la passerelle. Mais le Teuz se jeta entre ses jambes, le mordit, et le fit tomber dans la rivière, d’où on le retira sans vie, le lendemain. À la morsure qu’il avait à la jambe droite, les gens avaient compris que c’était le Teuz du Pouliet qui était la cause de sa mort.
Il y a des gens qui disent que c’était le diable qui venait le voir sous cette forme, et qui finit par le faire mourir et emporter son âme en enfer, parce qu’il en était venu à négliger complètement ses devoirs religieux et à préférer le cabaret à l’église.
*
Je ne sais pas si cette histoire que l’on m’a racontée est vraie ; mais, ce qui est certain, c’est que lors de la construction du beau pont, qu’on voit actuellement sur le chemin royal, on a trouvé noyées au même endroit plusieurs personnes que l’on disait avoir été jetées à l’eau par le Teuz, et que toutes ces personnes étaient des bons chrétiens comme vous et moi, mais qui fréquentant plus facilement les cabarets que les églises.