Le tailleur de Locronan
Locronan
Armanel - conteur
Il y avait autrefois à Locronan, ancienne cité de tisserands de chanvre qui habillaient les mâtures de la flotte royale, une famille de tailleurs qui se transmettait gestes, ciseaux et aiguilles de père en fils depuis la nuit des temps.
Cette famille de tailleurs c’était les Horellou
Corentin Horellou était l’heureux père d’une nuée d’enfants que le ciel lui envoyait depuis les premiers jours de son mariage avec une redoutable opiniâtreté.Pour tout vous dire ; sept garçons en six ans : Ael, Eliaz, Gael, Houarnon, Meriadec, Goulven, Iañ et Ronan (pour essayer de conjurer le sort). Sa femme Marie Férec, sainte femme s’il en était, ne transigeait pas avec la religion. Tandis que Corentin n’était qu’un chrétien du dimanche, comme on disait.
A sa décharge il faut reconnaître que pour nourrir sa nichée d’affamés, il n’avait que son aiguille, ses doigts douloureux et ses yeux fatigués : Du jour de l’an à la saint-Sylvestre, dès les premières lueurs de l’aube jusqu’aux derniers éclats du couchant, il mesurait, découpait, cousait, assemblait des étoffes qui habillaient les bourgeois du pays. Avouez que c’était une lourde charge surtout quand on sait qu’à cette époque il n’y avait ni aides ni allocations familiales.
Si le cordonnier est, dit-on, le plus mal chaussé, force est de reconnaître que le tailleur de Locronan (et sa famille) était le plus mal habillé de la petite ville et des environs immédiats. Corentin, sa femme et sa myriade d’enfants allaient en guenilles, la faim ne les lâchant jamais, bien qu’il se tuait au travail sans jamais arriver à joindre les deux bouts.
On dit aussi qu’il n’y a pas pire voleur qu’un meunier. Je ne sais pas si c’est vrai, mais à connaître Corentin on avait envie de dire qu’il n ‘y a pas plus chapardeur qu’un tailleur :
Il lui arrivait « assez » régulièrement de mettre de côté quelques morceaux d’étoffe qu’il assemblait de son mieux pour habiller ses sept loustics (lascars) en essayant de lancer, sans succès, une nouvelle mode.
Corentin finit par concevoir quelque aménité contre le Ciel qui lui envoyait tous les ans un enfant de plus et qu’un labeur ininterrompu ne parvenait à nourrir ni à vêtir décemment. Mais que faire ?
Alors l’idée lui est venue d’étoffer son offre commerciale –nécessité faisant loi-, en adjoignant au pignon de sa maison-atelier un Penty (une petite extension) lui permettant d’accueillir un débit de boissons et une salle de jeu qui pourrait servir occasionnellement de salle de bal : Les jeunes gens du pays viendraient s’y divertir et les bénéfices permettraient de sortir enfin de l’indigence la famille du tailleur.
Mais Corentin avait oublié de consulter Marie, sa pieuse et féconde épouse, et An Aotrou Person (Monsieur le Recteur ). Ce dernier était froissé dans son amour-propre et il lui a fait comprendre très solennellement que la création d’un tel lieu de perdition n’était pas très conforme aux règles de l’église catholique et que les foudres du Ciel mettraient certainement bon ordre à cette fâcheuse et immorale initiative. Le pauvre Corentin a argumenté en expliquant que Dieu ne voulait certainement pas que sa famille meure de faim et que sa nouvelle salle lui apporterait le complément indispensable pour vivre décemment. Il a eu beau protester, jurer de sa bonne foi et promettre qu’il ne s’agirait jamais d’un lieu de débauches, rien n’y fit: An Aotrou Person refusa de bénir le lieu.
Croyez-moi, croyez-moi pas, la nuit suivant l’inauguration, la foudre a détruit le Penty et embrasé la salle de danse. C’est avec ses larmes que Corentin a éteint le brasier divin : _ « Mieux vaut, peut-être, renoncer à tout cela, songea-t-il, terrassé par le mauvais sort et la colère céleste. Désormais je manierai le fil et l’aiguille nuit et jour. »
Corentin en était la de sa déconvenue et de son dépit quand, un dimanche soir, la porte de son atelier qui donnait sur la rue des charrettes s’est ouverte et un étranger élégant est entré et lui a dit :
- Corentin, je connais ta situation et je déplore le sort qui s’acharne sur toi et ta famille. Je suis venu pour t’aider à te relever: Voici trois mille écus d’or que je te prête pour reconstruire ton débit et ta salle de danse.
- Votre offre n’est pas à écarter ! A reconnu Corentin, qui voyait poindre le bout du tunnel.
- Construit ton Penty, fais vivre ce lieu et sort ta famille de la misère !
_ Mais comment ferais-je pour vous rembourser.
_ L’argent n’est pas un problème pour moi. Quand ton affaire tournera bien, nous trouverons bien à nous arranger d’une manière ou d’une autre, a répondu l’étranger.
Cette réponse évasive inquiétait un peu Corentin, mais la tentation était trop forte : Avec ses écus, Corentin s’est remis au travail et a construit une salle lumineuse bien plus belle que la précédente. Puis il a fait venir le meilleur couple de sonneurs du pays et fait rentrer des barriques de cidre par charrettes entières. Dès son ouverture, le lieu a attiré les jeunes gens du Porzay qui, tous les dimanches virevoltaient sur le plancher de chêne au son de la bombarde et du biniou. On y buvait aussi et même beaucoup. Et la caisse de Corentin se remplissaient si bien qu’il a délaissé son métier de tailleur pour devenir cabaretier. A la maison, sa table ne manquait plus de rien,et les enfants chaudement vêtus engloutissaient lard et terrins, crêpes et fars, beurre et lait frais. Ils grandissaient harmonieusement, embellissaient, et apprenaient auprès de leur père les rudiments de la couture à seule fin d’occuper leurs loisirs.
Le soir du 31 décembre, à minuit, Corentin a aperçu son bienfaiteur parmi les danseurs :
- Je vois que les affaires vont bien, Corentin. Mes écus sont bien placés. Quand penses-tu pouvoir me rembourser ?
- Là, tout de suite, ça me semble compliqué, a bredouillé Corentin qui enivré par sa réussite nouvelle, n’avait pas pensé à mettre de l’argent de côté.
- Dans ce cas, je te propose de revenir dans un an afin de te permettre de mettre de côté la somme que je t’ai avancé. Mais à une condition !
- Grand merci, mon bienfaiteur ! s’est enthousiasmé Corentin.
- Voici ma condition : Le dernier chrétien qui se trouvera dans la salle l’année prochaine à cette même heure m’appartiendra ! Sinon, je repars avec le mur de ta façade !
- N’ayez crainte, vous aurez votre argent, a répondu Corentin, effrayé.
_ D’accord, fais de ton mieux.
Corentin a senti son échine parcourue d’un frisson de terreur car il venait de comprendre à qui il avait affaire…
_ « Bah ! songea-t-il, car il était de nature optimiste. Laissons venir : Un an, c’est long ! J’ai tout le temps d’y penser! ».
Et Corentin s’est remis à la fructueuse exploitation de son établissement de loisirs auquel il venait d’ajouter une salle de jeux. Les jeux et la danse allaient bon train et les écus rentraient. La vie était belle et le souvenir oppressant de l’étranger diabolique était sorti de son esprit…
Une année s’est écoulée en fêtes et en profits aussitôt dépensés car l’impécunieux Corentin avait rapidement oublié la promesse faite au sombre étranger.Une bonne nouvelle n’arrivant jamais seule, Marie Férec, sa femme, lui avait donné un huitième enfant ; une fille cette fois-ci à qui elle avait donné le prénom d’Angélika (Angélique). Mais Corentin, qui se rappelait l’affront que lui avait le recteur, refusait obstinément de la faire baptiser ce qui faisait scandale à Locronan et ajoutait à la réputation sulfureuse de l’ancien petit tailleur.
Quand les cloches qui appelaient les paroissiens à la messe de minuit ont retenti au clocher de l’église de Locronan, Corentin s’arrachait les cheveux de la tête pour trouver une solution au problème qui allait arriver dans 7 jours.
Le bal de fin d’année était annoncé, la clientèle serait nombreuse et l’argent coulerait à flots. Annuler la soirée serait une grosse perte financière et un grand discrédit à la réputation de son établissement. Corentin décida donc de ne rien faire.
Le soir du 31 décembre la fête battait son plein ; les sonneurs soufflaient dans leurs instruments des danses, Plinns et Gavottes endiablés, les danseurs frappaient le plancher de leurs talons, les danseuses faisaient tourbillonner les jupes , les serveurs vidaient barrique de cidre sur barrique de cidre.
Que faire alors que ce soir-là le bal battait son plein !
Dix minutes avant les douze coups de minuit, Corentin a fait stopper les sonneurs et évacuer la salle. Puis il a placé le berceau de sa dernière-née, Angélique, bien en vue au centre de la salle et s’est retiré sur la pointe des pieds.
Quand le créancier diabolique a fait son entrée, une fois les douze coups de minuit sonnés, il s’est précipité sur le berceau de la petite Angélique. Mais comme elle n’était pas encore baptisée, son âme n’était pas encore chrétienne. Fou de rage d’avoir été ainsi berné, le Diable a frappé d’un coup de pied rageur le mur de la salle de bal qui s’est effondré avec fracas.Puis il a disparu et, à ce qu’on m’a dit, on ne l’a jamais revu à Locronan.
Le lendemain, Corentin a fait venir tous les maçons du canton qui se sont attelés à la lourde tâche de réfection du mur. Mais il n’y avait rien à faire: aucune glaise ni aucun mortier ne collait aux pierres…
_ « Quelle est cette diablerie ! » se disait Corentin
Corentin n’insista pas, mais décida de faire venir des charpentiers et des vitriers qui ont construit une très belle devanture de bois et de verre.
Chat échaudé craint l’eau froide dit-on ; instruit par son expérience, Corentin jugea préférable de tirer un trait sur son activité de cabaretier et transforma l’espace rénové en un vaste atelier de couture dans lequel il a fait travailler ses enfants. Et il a aussi augmenté son personnel : La maison Corentin Houérou, sise Rue des charrettes, était devenue célèbre et difficile à concurrencer car elle trouvait sur place, à bon prix, de la toile pour confectionner draps, chemises et pantalons.
Corentin a aussi embauché des tailleurs et des brodeurs de Pont-L’Abbé. Plein d’assurance et de créativité, libéré des basses contingences matérielles, il a conçu et fait coudre et broder des costumes de plus en plus beaux: gilets brodés, « chupen » ornés de velours, de boutons d’or et de soie. Rien n’était trop beau pour célébrer la réussite du petit tailleur des Montagnes Noires qui avait berné le Diable. Et c’est ainsi qu’un nouveau costume était né, celui des Glazik que les belles personnes portent, de Quimper à Briec et de Cast à Saint-Nic. Beau costume qui n’a jamais pu franchir le Ménez-Hom au-delà duquel le costume Rouzic a toujours prévalu.