Le prince aux oreilles d'âne
Galice

traduit de l'espagnol par le conteur Armanel

Autrefois, il y a de cela très longtemps en Galice, régnait un roi très puissant. Sous son règne, le pays vécut en paix, les artisans travaillèrent consciencieusement, les marchands firent honnêtement leur commerce, les soldats gardèrent les frontières, et le roi aurait été le plus heureux des hommes si un souci ne l'avait rongé : Il n’avait pas d’héritier. Pour oublier ses soucis, il se rendait parfois, seul, dans la montagne. Mais quand il y voyait comment les oiseaux volaient vers leur nid pour y retrouver leurs petits, comment la vieille ourse jouait avec les oursons et comment la jument galopait avec ses poulains dans les pâturages, il se creusait la tête en se demandant ce que deviendrait le royaume quand il l'aurait laissé sans descendance.

Pas étonnant qu’un jour, dans cet état d'esprit, il perdît son chemin et s'égarât dans la montagne. Il arriva bientôt à une source et décida de s’arrêter pour se reposer.

_ «Je vais au moins pouvoir me désaltérer et me reposer un peu avant de chercher  un chemin pour sortir de cette montagne! » se dit-il.

Mais la source était couverte de feuilles sèches et de boue. Elle coulait néanmoins entre les roches. Le roi entra dans l'eau. Il enleva les feuilles, souleva les rochers en les plaquant de telle façon que le vent ne puisse les renverser, puis il nettoya la source et répara le canal de pierre par lequel elle jaillissait. Cette travail fini, il s'allongea dans l'herbe et s'y reposa. Il n'eut pas plus tôt fermé les yeux qu'il entendit une voix douce venant de l'arbre le plus proche :

_ «Je te remercie, gentil roi, d'avoir nettoyé notre source. En échange, mes sœurs et moi exaucerons un souhait, dis- nous ce que tu désires le plus.»

Un peu effrayé, le roi se retourna et il vit une fée appuyée contre l'arbre.

_ « Je ne souhaite rien», soupira le roi, «bien que je respecte infiniment les fées. Tu sais que je ne souhaite rien d'autre qu'avoir une descendance à laquelle je pourrais confier le royaume au moment de mourir. »

_  «Ne t'inquiète plus pour cela », répondit la fée. « Car cet été, tu auras un fils », promit-elle en s'évanouissant silencieusement dans le vent.


Quand l'été arriva, torride et brûlant la terre, des rois et des princes de tous les coins du monde furent invités au palais royal pour y admirer le premier fils du roi. La reine en personne déposa le nouveau-né dans les bras du roi et tous deux pleurèrent de joie en souriant à travers leurs larmes à leur fils. Le soir, quand les invités eurent quitté les tables pour aller dormir et quand la reine fut plongée dans un profond sommeil, les trois fées de la fontaine se penchèrent au-dessus du berceau doré.

_ «Quel don allons-nous lui offrir? » se demandèrent-elles au-dessus de la tête du petit enfant endormi.

_ «Nous lui avons déjà donné la beauté, alors donnons-lui la santé et l'intelligence », décidèrent-elles.

Puis l'aînée des nymphes ajouta un instant plus tard :

_ « Nous lui avons fait de très beaux cadeaux, mais afin qu'il ne méprise personne, à cause de sa beauté, de sa santé et de son intelligence, il vaut mieux qu’il ait un petit défaut. Je propose que des oreilles d'âne gâchent un peu son harmonie. »

Ainsi en fut-il.

 

Le prince poussa comme roseau au bord d’une rivière. Il était sain et il n'existait pas alentour de garçon plus intelligent. Mais ses parents déploraient que, jour après jour, ses oreilles s'allongeaient comme celles d'un âne. Alors, le vieux roi décida de le confier à son plus fidèle serviteur afin qu'il le coiffe et lui coupe lui-même les cheveux de façon a disposer sur sa tête une large couronne qui puisse lui cacher élégamment les oreilles. Personne, hormis le roi, la reine et le valet, n'avait le droit de toucher à la tête du prince. Le valet reçut un salaire royal. Néanmoins, le roi le menaça sévèrement :

_ «Si jamais quelqu'un de par le monde apprend par toi quelque chose au sujet des oreilles du prince, je te livre au bourreau. Tu chercheras en vain un refuge. Même si tu étais capable de voler au-delà des nuages, je te retrouverais, car tu auras trahi un secret d'Etat.»

Pendant de longues années, le serviteur a obéi à l'ordre du roi. Le sac de pièces d’or qu’il avait reçu  comptait plus pour lui que l’envie d’aller bavarder à droite ou à gauche. Aussi, que ce fût en semaine ou les jours de fête, il prenait soin du fils du roi comme de la prunelle de ses yeux. Quand le prince eut grandi, il n'exista pas au monde un homme, proche ou étranger, qui ne louât sa sagesse, son habileté, sa bonté et sa beauté. Le valet ne pouvait s'empêcher de sourire en secret quand il entendait de charmantes jeunes filles chuchoter que le prince était aussi beau qu'une image. Mais, petit à petit, le secret commença à peser lourdement sur la conscience du serviteur. Il craignait de se trahir en hurlant le secret dans son sommeil, au risque d'en faire trembler les murailles du château :

_  « Le prince a des oreilles d'âne ! »

Un jour il se rendit dans le jardin, afin d'y réfléchir un peu seul. Il ne savait comment faire pour éviter le danger qui le menaçait en permanence. Il se mit à suivre un petit ruisseau, et sortit du jardin. Puis il marcha où ses pas le menaient. Finalement, il arriva parmi les saules, là ou poussaient des roseaux. Il n’y avait la moindre présence humaine, ni le moindre bruit en dehors du murmure lointain des oiseaux. Le valet s'allongea à terre et s'endormit profondément, comme noyé.

 

C'est alors qu'il eut un songe étrange. Une jeune et belle femme venait vers lui, se penchait vers sa tête et lui chuchotait à l'oreille :

_ «Creuse un trou dans la terre, crie dedans ton secret à voix basse, remplis à nouveau le trou fossé de terre et plante en surface un tapis d'herbe et tes paroles demeureront enterrées. Personne ne pourra les entendre et la terre ne te trahira pas! »

Le valet bondit de joie et, un instant plus tard, il chuchotait au dessus d'un trou creusé près de la rivière :

_ «Notre prince a des oreilles d'âne! Notre prince a des oreilles d'âne! Notre prince a des oreilles d'âne! »

Alors, il se sentit plus léger, comme si on lui avait ôté une pierre pesant sur sa poitrine. Il remplit le trou de terre et planta en surface, en sifflotant, un épais tapis d'herbe. Puis il retourna chez lui.

Par malheur, au milieu de l'herbe qu'il avait semée, se trouvaient de jeunes pousses de roseau. Elles poussèrent rapidement et grandirent très vite, si bien que lorsque trois bergers vinrent se promener au bord du ruisseau avec leur troupeau, ils les remarquèrent et les coupèrent pour se confectionner des flûtes. Ils s'y prirent si bien que le lendemain, quand ils ramenèrent leur troupeau, ils purent déjà se servir de leurs instruments de musique. Mais, horreur! Trois voix s'élevèrent des flûtes en chantant cette chansonnette :

_ « Notre prince a des oreilles d'âne! »

Les bergers ne surent que penser d'un aussi étrange refrain. Alors, ils cachèrent leurs flûtes dans les manches de leur manteau. Mais la renommée de la chansonnette se répandit comme le vent aux alentours. Le roi ne tarda pas à l'apprendre. Il ne prit pas le temps de réfléchir et ordonna à ses gardes :

_ « Amenez-moi ces bergers et leurs flûtes, ainsi que le serviteur de mon fils et le bourreau! » On alla chercher les bergers à coups de fouet pour les mener devant le roi.

_ « Jouez-moi la chanson que vous avez joué ce matin! »

 Les bergers tremblaient comme des feuilles, mais ils prirent leurs flûtes et se mirent à jouer mais à peine les eurent-ils portées à leur bouche, qu'elles se mirent à chanter :

_ « Notre prince a des oreilles d'âne! »

 

A demi-mort de peur, le serviteur tomba à genoux pour jurer sur ce qu'il avait de plus cher qu'il n'avait pas trahi le secret du prince. Hors de lui, le souverain ne se laissa pas convaincre de son innocence.

_ « Qu'on emmène ce menteur et qu'on lui inflige la peine qu'il mérite! » cria-t-il au bourreau.

 

A ces mots, le prince bondit et ôta la couronne qui cachait ses oreilles. Puis il s'inclina à son tour devant son père.

_ «Non, mon père, non, je t'en prie! » s'écria-t-il, «je te prie à genoux de me pardonner de braver ta volonté, mais ne punis personne injustement! Qu'est-ce que cela peut faire que j'aie des oreilles d'âne? Cela a le mérite de me rappeler que je ne dois jamais parler ou agir bêtement comme cet animal borné! »

 Personne dans le château ne détacha son regard du prince, et personne à part lui ne vit  l'aînée des fées qui se tenait à présent dans l'encadrement de la porte. Elle s'adressa au prince avec une voix claire comme de l'eau de source :

_ «Tu as bien agi, mon prince, en défendant la vérité contre la colère du roi. Tu es sage et avisé, tu ne connais pas la vanité et c'est pourquoi nous allons enlever les oreilles d'âne qui t'affligent inutilement. »

 Alors, quand le prince secoua la tête, il put montrer à tous qu'il avait désormais les mêmes oreilles que comme tout un chacun. Quelle joie soudaine dans tout le royaume! Le roi donna aussitôt sa couronne à son fils et invita les gens des neuf royaumes alentour à un grand banquet. Jeunes et vieux s'y amusèrent, même le serviteur et les bergers, les princesses et les servantes, le vieux roi et la reine, ainsi que le prince lui-même et la plus belle des princesses des neuf royaumes voisins. Le plus ancien chanteur de la cour ne fut pas le dernier à profiter de la fête. Il composa sur-le-champ une chanson sur cet événement et l'apprit à des chanteurs plus jeunes et aux braves gens du pays afin qu'ils sachent bien quel bon roi ils auraient à l'avenir.