Le noël de Morgane
Armanel - conteur
- Hou ! Le vieux sorcier. Hou ! Hou ! Vieux sorcier au sel !
Les cinq gamins se sauvent en criant leurs dernières insultes. Leur petite sœur ne parvient pas à suivre la course de ses aînés. Pourtant, elle ramasse un caillou, se retourne et le lance vers le berger en criant de plus belle :
- Vieux sorcier au sel ! Vieux sorcier au sel !
Youenn est pauvre. Pauvre et sourd. Il n’a pas assez d’argent pour tenir une ferme. Il passe ses journées à promener ses moutons sur les terres froides des monts d’Arrée. On raconte qu'autrefois, par une nuit de pleine lune, près du Yeun Elez (la porte de l’enfer) il a entendu rire le diable et que ses oreilles en sont restées infirmes. On dit aussi qu’il est doué pour trouver l’herbe d’or qui guérit toutes les maladies quand on la mélange avec du sel. Et bien que tout le monde ait peur de Youenn, tout le monde a besoin de lui pour soigner les bêtes malades.
Le caillou tombe près de lui. Il tourne la tête vers la gamine et lève son bâton, une longue branche d'orme qu'il a sculptée pendant des mois en gardant ses moutons. La gamine détale. Le berger reprend sa route après avoir jeté vers le village un haussement d'épaules méprisant.
- Tous les mêmes ! Sales gosses !
Il marche sur le chemin poussiéreux. A sa droite, les maisons du village se regroupent autour du clocher. Le berger avance. Son bâton ferré frappe le sol avec régularité. Une maison apparaît dans la courbe. C'est une ancienne métairie. Elle est basse et la paille du toit s'est noircie au fil des années. Assise près de la porte, sur la pierre usée par des siècles d'utilisation, Azilis (sa belle fille) regarde au loin, vers l'est, dans la direction que son jeune mari a prise au printemps dernier.
- Ne pleure pas toujours comme une vieille femme. Résiste. Fais-nous un beau bébé pour que mon fils soit fier de toi à son retour, réprimande le berger.
Un jour de mars, les gendarmes sont venus. Le plus grand des deux hommes a tendu un papier que Goulven a regardé avec crainte parce qu'il ne sait pas lire.
– Le pays a besoin de soldats. Tu dois partir dans deux jours.
Les jeunes mariés se sont jetés dans les bras l'un de l'autre et ont pleuré leur désespoir.
Un matin, Goulven est parti et le monde s'est arrêté pour la jeune femme. L'envie lui est alors venue de courir chez son père dans la grande ferme qui borne la mare. Mais elle a décidé de continuer à vivre chez Youenn, là où elle a trouvé refuge au lendemain de son mariage.
-Courage, répète le berger. Aie confiance.
Youenn lui a toujours fait peur. Ne le dit-on pas sorcier au village ? Combien de fois l'a-t-on surpris à jeter du sel dans un feu en marmonnant, à semer ce même sel sur les chemins, dans les pâtures des moutons et sur le seuil des portes des crèches. Le berger regarde la femme de son fils et vient s'asseoir prés d'elle.
-Tu es fatiguée. Ton visage se creuse.
Azilis ne répond pas. Cela ne sert à rien. Youenn est sourd comme personne ne l'a jamais été. D'ailleurs, le berger devine tout et il est inutile d'ouvrir la bouche.
- Tu es triste parce que tu ne reçois aucune lettre. Ne t’étonne pas. Goulven ne sait pas écrire. Et puis il y a les marches, les déplacements, l'apprentissage du métier de soldat ... Le berger plonge ses yeux bleus dans ceux d’Azilis. Elle sent quelque chose d'étrange au fond de ce bleu-là. Youenn glisse la main dans l'échancrure du col de sa chemise, tire un cordon et remonte un petit sac de toile lin gonflé de sel mélangé d’herbe d’or. Azilis frémit soudain.
- N'aie pas peur. Porte-le autour de ton cou. Il t'aidera. Après il faudra le faire porter par l'enfant qui est dans ton ventre.
Azilis hésite à le passer autour de son cou. On dit tant choses à propos de ce sel. N'est-elle pas sur le point d'être envoûtée ? Youenn ne lui laisse pas le temps de réfléchir :
- Aie confiance. Il te portera chance, de même qu'il protégera la petite fille que tu portes en toi ... parce que ce sera une petite fille ... même si ...
- Même si quoi ? S’inquiète Azilis.
- Rien. Je ne peux rien te dire, répond le berger soudain bourru et irrité. De toute façon, cela s'arrangera un jour. Tout s'arrangera le jour où Goulven reviendra.
Youenn paraît très fâché. Il se lève et part dans les champs.
Les jours passent. Azilis ne trouve plus personne à qui parler au village. Les femmes la fuient et médisent chaque fois qu'elle passe. L'enfant naît. C'est bien une petite fille. Le berger ne s'est pas trompé. Elle ressemble à son père et, en la regardant, Azilis ressent à la fois la grande joie de retrouver un visage aimé et la terrible peine de n'avoir aucune lettre. Elle voudrait tant lui faire savoir que sa petite fille est née. Cette nouvelle lui chaufferait le cœur, à lui qu'elle imagine désespéré dans les neiges et les boues froides des Ardennes.
La vie s’organise autour de ce bébé. Azilis pleure souvent. L’hostilité grandit au village et les gens lancent sur son passage des mots terribles qu'elle ne comprend pas :
- Tiens, la belle-fille du sorcier !
- Est-ce qu’elle n'aurait pas des cornes sur le front, ta fille ?
- Sauve toi Tu sens le sel et le soufre !
Et puis, elle a toujours peur de Youenn. Le berger est un personnage étrange qui parle peu. Ses pratiques insolites troublent la jeune femme. Elle le surprend presque chaque soir à jeter du sel dans le feu de la cheminée en marmonnant des mots qu’elle n'a jamais réussi à saisir.
Dès le premier sourire, Azilis a eu un doute et chaque jour qui passe lui confirme son malheur : Morgane est aveugle. Aucune lumière ne perce ses pupilles blanches de ténèbres.
- Cette enfant, c'est une enfant du Diable ! dit-on au village. Le grand-père est resté sourd d'avoir entendu rire le Diable.
– Peut-être bien que la petite est aveugle de l'avoir vu.
- C’est sans doute le signe qu'elle ne verra jamais son père, ajoutent les vieilles femmes.
– Quand on a un grand-père sorcier ! concluent les hommes.
Chaque jour un peu plus, il est murmuré que Goulven doit avoir trouvé la mort sur un champ de bataille lointain. Azilis ne comprend pas toute cette méchanceté. Elle se réfugie auprès de Youenn ou s'enferme des journées entières avec sa petite fille, lui parlant sans cesse de son soldat de père qui reviendra un jour et qu’il faut attendre avec dans le cœur la certitude que la porte va s’ouvrir, dans une minute peut-être et qu'il les serrera dans ses grands bras de berger qui savent si bien distribuer la tendresse
Jour après jour, le vieux berger s'intéresse un peu plus à Morgane. Il lui raconte des histoires mystérieuses quand sa mère est partie travailler dans les champs. Il lui rapporte des poupées sculptées dans des bûches de tilleul. Quand le soleil est doux, Youenn la tient devant lui pour qu'elle apprenne à marcher. Les deux petites mains de l'aveugle agrippent les doigts du berger, et l'un et l’autre, rivés dans leur monde de nuit et de silence avancent maladroitement sur le chemin.
- Ne l'enlève jamais, dit un jour Azilis en passant au cou de Morgane le petit sac de toile de lin rempli de sel. Youenn ton grand-père me l’a donné autrefois. Ce sel m'a protégée. Youenn sait des choses Je suis sûre qu'il te protégera aussi.
Quatre ans ont passé. Entre les caresses de sa mère et les histoires de son grand-père, Morgane est devenue une adorable petite fille. Azilis a déroulé les boucles blondes sur les épaules de l'enfant.
C’est Noël
Maladroitement, parce qu'elle ne voit pas et que depuis toujours elle vit dans la nuit, Élise pose la Sainte Vierge sur l'enfant Jésus qui, au centre de la crèche, tend ses deux petits bras vers elle. On prépare Noël, un pauvre Noël que les trois êtres isolés du reste du monde fêteront demain. Azilis veut aider Morgane. La mère tend la main pour guider les petits doigts vers l'âne, les agneaux et ce mystérieux berger, au fond, que l'enfant a déjà pris et reposé plus de dix fois. Elle le cherche à nouveau, bouscule un roi-mage, promène ses doigts sensibles d'aveugle sur le visage en terre cuite, comme si elle lisait un indéchiffrable message.
- Youenn est comme ce berger, Maman ?
- Oui, bien sûr ...
- Que porte-t-il sur les épaules ?
- Un agneau ...
- Comme Youenn quand il revient des champs ?
- Oui ...
Élise repose le berger, lentement, en veillant à ne pas déplacer les fétus de paille. Sa main caresse les personnages un à un. Elle s'attarde sur l'enfant Jésus, sur le bœuf. Elle s'arrête sur le Saint-Joseph ...
- Et Papa ? Il sera là, demain ?
Azilis ne répond pas. Un énorme sanglot lui noue la gorge. Elle jette un regard vers Youenn qui, au coin de la cheminée fixe les flammes sans rien entendre de la conversation. Goulven ? Oui, elle l'aime toujours son Goulven et pas un jour ne s'écoule sans que l'image de son visage ne lui arrache des sanglots. Youenn a beau lui répéter depuis des années que son fils reviendra et que tout s'arrangera un jour, des centaines de fois, elle a sursauté de frayeur en entrevoyant dans un éblouissement son grand corps mutilé gisant dans la boue et le sang d'une fin de bataille. D'ailleurs Youenn est bien vieux. Il ne parle presque plus et passe son temps à regarder le ciel. Quatre ans. Sans une lettre. Sans une nouvelle. Comment ne pas penser que ces quatre années deviendront éternité.
- Hein, Maman ? Est-ce que Papa sera là demain? répète la petite fille, le Saint-Joseph à la main.
- Papa ... Je ne crois pas, ma chérie ...
Et c'est terrible dans la tête de Azilis, parce qu'elle imagine subitement avoir tué Goulven, détruit en deux paroles toutes les promesses qu'ils se sont faites, autrefois. Elle sent qu'elle pâlit. Youenn sort de sous sa chemise un petit sac de sel. Ses vieux doigts engourdis dénouent lentement les cordons et desserrent l'ouverture. Dans la paume de sa main ouverte, il verse les grains mystérieux, les regarde, les interroge en silence. Les flammes courtes lèchent paresseusement la bûche. La main du berger s'arrondit et laisse tomber sur la braise une pincée de sel. Aussitôt, des crépitements jaillissent, des étincelles illuminent son visage buriné. Comme il le fait presque chaque soir maintenant, il lance le sel contenu dans sa main à petites pincées dans les flammes. Tandis que des grains éclatés semblent naître des paroles secrètes, Youenn marmonne. Azilis écoute attentivement et, pour la première fois depuis qu'elle habite cette maison, elle surprend deux mots :
<< ... Goulven ... Morgane ... »
La cloche de l'église du village sonne à déchirer le ciel pour appeler à la messe de Noël. Les enfants courent sur les marches parmi les villageois rassemblés autour de leur prêtre pour célébrer Noël.
- Allez, allez, entrez, dit le curé en tendant la main vers la porte grande ouverte.
Les paysans, en habit de dimanche, les femmes en coiffes, les veuves en noir, les Pilhaoueurs, les enfants et tout le peuple du village tirent des grincements aux bancs de bois en s'asseyant. Ils lancent de curieux regards vers la crèche préparée en secret. Une joie diffuse a envahi la petite église. Les fillettes ont des rubans dans les cheveux. Les cierges fument. Partout, des sourires. Quand tout le monde est installé, Azilis se glisse furtivement dans le fond de l'église. Dès que la messe commence, elle prie fort, très fort, pour sa petite fille qui est restée à la maison, pour Goulven dont le retour lui semble de plus en plus incertain.
La silhouette cassée du vieux Youenn s'avance en s'appuyant sur un bâton. Le berger n'a pas accompagné Azilis. Il a préféré s'asseoir dehors sur la pierre usée et manquer ainsi la messe de Noël pour la première fois de sa vie
Youenn s'assoit et ne bouge plus. Il ne sent ni le froid de la nuit ni le temps qui passe. Il regarde de ses yeux, faibles d'avoir percé le bleu du ciel cette route qui a emporté son fils autrefois. Mais il ne voit rien. Il est trop vieux. Il baisse son regard et observe ses mains.
Mais il y a quelqu’un qui marche sur la route. C’est lui Qui marche. Il est grand, vieilli. Il porte un tambour à son coté. La longue cicatrice qui lui déchire la cuisse le fait souffrir. Il longe les champs, traverse le carrefour ... Il passe près du bois. Il arrive dans la courbe. Alors Youenn lève la tête et un grand gaillard de soldat en tunique rouge et pantalon bleu avance vers lui, s'arrête et lui demande d’une voix affermie par l'âge :
- Comment, Père, vous n'êtes pas à la messe de noël ? J'ai entendu corner la cloche en chemin. Youenn est pris d'une fébrilité immense. Il se lève, touche le soldat embrasse son fils, le tire par la manche et l'entraîne vers le seuil de la maison. Il sautille comme un merle et balbutie des mots sans que Goulven parvienne à l'interrompre :
- Je le savais ... Je savais bien ... Vite, vite. Mes mains, pourvu qu’elles sachent encore. Vite ... la petite, la petite.
Sur le seuil de la maison, Morgane se tient debout, immobile dans la robe blanche que lui a cousue Azilis. Ses boucles blondes tombent sur ses épaules et ses grands yeux vides tentent désespérément de percer le mystère qui l'entoure. Goulven est immobile comme une statue. Il ne bouge plus. Des milliers de fois, sur les champs de bataille, il a essayé d'imaginer ce visage qu’il ne connaît pas. Quand il a été couché dans la boue froide par une balle ennemie, il a eu la vision d'une petite fille en robe blanche semblable à celle qui se trouve maintenant devant lui et qu’il n’ose pas serrer dans ses bras de peur qu'elle ne soit qu'un rêve impossible à saisir.
- Vite, Vite, Je savais ... Je savais bien ... Donne ta main, ma petite Morgane, le moment est venu. C'est ton papa. Entre. Portes-tu toujours le petit sac de sel ? Oui ... C'est bien. Vite.
Youenn passe deux doigts dans le col de la robe de l'enfant et tire le cordon qui retient le sac de sel. Il verse dans sa main les grains blancs portés depuis quatre ans par la petite aveugle. Youenn regarde ce sel, le touche du bout des doigts, l'écrase à s'en faire éclater les paumes de ses mains comme s'il voulait qu'il entre dans sa chair. Son visage devient grave. Il observe à nouveau le sel et le jette dans la cheminée ou le feu s'en empare dans un crépitement de vie.
Youenn s’assied pour être à la hauteur du visage de l’enfant qui lui fait face. Lentement il lève ses vieilles mains noueuses, pose les paumes imprégnées de sel sur les yeux fermés de Morgane et pendant que ses doigts massent les paupières il murmure des mots qui ne franchissent pas le seuil de sa bouche. Le temps semble s’arrêter. Morgane ne bouge pas. Goulven reste comme pétrifié près de la porte.
Le vieux berger marmonne des mots incompréhensibles et quelque chose d’étrange se passe : quand ses mains quittent le visage de Morgane et se posent sur ses épaules, Morgane ouvre les yeux et regarde l’inconnu qui se tient devant la porte.
-C’est lui dit elle !
Et elle court ceinturer de ses petits bras le grand corps blessé de son soldat de père et jette sa tête bouclée contre sa poitrine.
La messe est finie La cloche déchire à nouveau le ciel bleu. Un à un les gens sortent de l’église. Surprise. Miracle. Le silence se fait.
Tout le monde le reconnaît. Il est là. Goulven est là avec sa petite fille dans les bras. Une haie d’honneur se forme à mesure que les gens quittent l’église.
Azilis qui était au fond de l’église reste seule au fond de l’église, elle ne veut pas que les gens de village la voient pleurer. Quand elle arrive sur les marches de l’église, elle ne comprend pas pourquoi les gens attendent en formant une haie d’honneur comme pour un jour de mariage. Et elle voit Goulven et Morgane debout face à elle. Alors Goulven pose Morgane à terre et la petite fille s’élance vers sa mère au milieu des gens abasourdis de voir la petite aveugle courir. Elle voit. Azilis est submergée de bonheur.
Maman, papa est revenu pour Noël ! dit Morgane en découvrant pour la première fois le visage de sa mère.