Le géant Goulaffre

Armanel - conteur


Il était une fois une pauvre veuve qui vivait seule avec son fils. Tous les jours, la mère et le fils allaient mendier de porte en porte, dans les fermes et les manoirs, recueillant parfois un morceau de pain d’orge, parfois une crêpe de sarrasin, parfois quelques pommes de terre ; et ils vivaient ainsi de la charité des bonnes gens.

L’enfant s’appelait Allanic, et sa mère Godic (Marguerite).

Quand Allanic eut l’âge de quinze ans, il était devenu vigoureux et bien portant, mais il continuait de mendier avec sa mère au lieu de travailler, et souvent les paysans disaient à Godic :

– Il est grand temps, Marguerite, que ce gaillard travaille pour gagner son pain ; vous l’avez nourri assez longtemps à ne rien faire, à son tour à présent de vous aider. Voyez donc comme il est fort et bien portant ! »

Et ils rajoutaient en s’adressant à Allanic :

_ « N’as-tu pas honte, fainéant, de rester à la charge de ta vieille mère ? »


Tous les jours, c’étaient de semblables réprimandes, et tous les soirs ils rentraient avec leur besace de plus en plus légère. Alors, un soir, Allanic dit à sa mère :

– « Mère, je veux aller en France, pour gagner ma vie, et vous secourir à mon tour. »

Godic éprouva du chagrin à l’idée de voir Allanic partir, mais elle savait qu’elle ne pouvait plus le retenir auprès d’elle et elle ne s’opposa pas à son départ. Allanic partit donc, par un beau matin de printemps, avec son Penn Baz, un pain de seigle et six crêpes, et dans sa poche six sous que sa mère lui avait donné.


Il partit à l’aventure, et vers midi, il remarqua une fontaine à l’eau fraîche et limpide et ombragée par un bouquet d’arbres sur le bord de la route. Il s’y arrêta pour se reposer un instant et manger un morceau de pain et une crêpe, avant de poursuivre son chemin. Pendant qu’il mangeait son repas frugal, assis à l’ombre, un autre voyageur qui ne paraissait guère plus riche que lui, s’approcha aussi de la fontaine pour se désaltérer. Allanic lui offrit une crêpe et furent bien vite amis.

– Où allez-vous ainsi, camarade ? lui demanda Allanic.

– Ma foi, je vais droit devant moi, et sans me poser de questions. Et vous ?

– Moi, je vais en France, pour gagner ma vie.

– Eh bien, voyageons ensemble si vous le voulez bien ?

– Je ne demande pas mieux. Quel métier exercez-vous ?

– Moi, je suis danseur, et mon nom est Fistilou.

– C’est fantastique ! Moi, je suis musicien et je me nomme Allanic.

– Mais de quel instrument jouez-vous donc ? Vous n’en avez aucun sur vous .

– Oh ! mon instrument à moi ne coûte pas cher, et j’en trouve facilement. Regardez voici un champ qui en est tout plein. J’ai là autant d’instruments qu’il y a de pailles.

– Comment ça? Vous vous moquez de moi ?

– Je ne plaisante pas, et je vais vous le prouver à l’instant.

Et sautant par dessus la clôture dans le champ de seigle, Allanic y coupa une tige de seigle. En un instant, il fabriqua un pipeau semblable à ceux des petits bergers et il se mit à en jouer une mélodie entraînante. Fistilou, en l’entendant, se mit à danser, à sauter et à jeter son chapeau en l’air en criant : Iou ! iou ! hou ! hou ! comme les Cornouaillais.

Et c’est ainsi qu’ils sont devenus les meilleurs amis du monde, et décidèrent de poursuivre leur chemin ensemble, en courant, en riant et en rêvant d’abondantes recettes.

Vers le soir, ils arrivèrent sur une place entourée de maisons de tous les côtés et où il y avait beaucoup de promeneurs. Allanic se mit à jouer de son pipeau de paille, et Fistilou se mit à danser, à sauter et à jeter son chapeau en l’air, en criant : Iou ! iou ! hou ! hou ! Et les gens accouraient de tous côtés et se pressaient pour les voir. Jamais les habitants de cette ville n’avaient entendu pareille musique, ni vu pareille danse. Les pièces de deux sous pleuvaient autour d’eux, et ils firent une magnifique recette, cinq ou six écus au moins.


Le lendemain, ils recommencèrent, et la recette fut encore meilleure. Ils rayonnaient de joie. Mais Fistilou eut alors une idée malheureuse : Il se dit que, puisqu’ils gagnaient tant d’argent avec un simple chalumeau de paille, ils en gagneraient dix fois plus s’ils avaient un violon. Ils achetèrent donc un violon, et Allanic se mit à en jouer, mais il le raclait si mal qu’il écorchait les oreilles de ses spectateurs.

Ils allèrent alors dans une autre ville pour expérimenter leur nouveau duo. Dès qu’ils se mirent à jouer et à danser, ils furent étonnés de voir que les habitants de cette ville, loin d’accourir à eux, fuyaient en courant et en se bouchant les oreilles. Et au lieu de pièces de deux sous, ils ne reçurent que des injures et des pierres, si bien qu’il leur fallut quitter la ville au plus vite.

– Décidément ces gens-là n’aiment pas la belle musique ! se disaient-ils, quand ils furent à l’abri des pierres. Il faudra revenir aux pipeaux de paille.

Allanic fabriqua donc un pipeau dans le premier champ de seigle qu’ils rencontrèrent, et ils continuèrent leur chemin, mais moins joyeux que la veille car ils n’avaient plus le sou. Ils se trouvèrent bientôt devant un château entouré de hautes murailles.

– Il faut essayer l’effet de notre musique et de notre danse ici, se dirent-ils.

Mais ils étaient bien embarrassés pour savoir comment entrer. Ils voyaient bien une porte, avec une poignée, mais cette poignée était si haute qu’ils ne pouvaient pas l’atteindre.

– Mets-toi dos contre la porte, dit Fistilou à Allanic, je monterai sur tes épaules et ainsi j’atteindrai la poignée.

Ils firent ainsi, la porte s’ouvrit aussitôt et ils entrèrent dans un jardin où ils virent deux belles jeunes filles qui se promenaient. C’étaient les filles du géant Goulaffre, à qui appartenait château.

Allanic se mit à jouer de son pipeau de paille et Fistilou se mit à danser et à sauter, et les deux jeunes filles accoururent pour les regarder. Elles n’étaient jamais sorties de leur jardin et n’avaient jamais vu rien de semblable. Et elles aimaient beaucoup la musique de l’un et les gambades de l’autre. Leur mère, une géante de dix pieds de haut, arriva aussi, et elles lui demandèrent de garder ces deux hommes dans le château, pour les amuser.

– Mais vous n’y pensez pas mes enfants, votre père va renter et ... ?

– Ils sont si gentils et si amusants, que notre père s’en amusera comme nous, et les laissera vivre.

– Je n’en suis pas certaine, mais qu’ils restent quand même puisqu’ils vous amusent.

Les deux jeunes géantes étaient très contentes.

L’heure du souper venue, une cloche sonna et le géant entra. Nos deux amis étaient cachés dans un grand bahut, mais en entrant dans la salle à manger le géant s’écria aussitôt :

– Je sens l’odeur de chrétien, et je veux le manger !

– Je voudrais bien voir ça, par exemple, répondit sa femme. Manger mes deux neveux qui sont venus me voir, deux garçons si charmants et qui amusent tant nos filles par leurs talents, et vous amuseront vous-même !

– Faites venir vos neveux que je les voie, ma femme.

On fit sortir nos deux compagnons du bahut, tremblants et mourants de peur.

– Ils sont bien petits, vos neveux, ma femme ! Et que savent-ils faire ?

– Danser et faire de la musique à ravir.

– C’est bien, soupons d’abord, car je meure de faim, puis nous verrons.


Et ils se mirent tous à table. On servit d’abord de la soupe dans un chaudron tout cabossé. Puis on apporta, sur un plat, un chrétien rôti. Le géant Goulaffre le découpa, garda la plus grande part pour lui. Ensuite la géante partagea ce qu’il en restait entre elle et ses deux filles. Elle donna aussi un pied à Fistilou à Allanic. Ceux-ci se regardaient avec de grands yeux ronds et ne mangeaient rien.

– Eh bien ! vous ne mangez donc pas, les petits ? leur dit le géant.

– Nous n’avons pas faim, seigneur.

– Vous avez tort, c’est très bon !

Et prenant les deux pieds qu’ils avaient dans leurs assiettes, il les avala en une bouchée.

Quand le repas fut fini, le géant dit :

– Voyons maintenant vos talents, mes enfants, et tâchez de me divertir un peu.

Et Allanic se mit à jouer de son pipeau de paille et Fistilou à danser, à sauter et à jeter son chapeau en l’air en criant : Iou ! iou ! hou ! hou ! Le géant riait à gorge déployée et s’en amusait beaucoup, et sa femme et ses deux filles aussi.

– Je suis content de vous, leur dit Goulaffre, au bout d’une heure de cet exercice. Allez dormir à présent avec mes filles et demain je verrai ce que je ferai de vous.

La géante les conduisit alors à leur chambre. Elle donna des bonnets rouges à Allanic et à Fistilou pour mettre sur leur tête, et des bonnets blancs à ses filles, puis elle s’en alla. Les deux jeunes géantes ne tardèrent pas à s’endormir et à ronfler comme des locomotives. Mais Allanic et Fistilou ne dormaient pas. Ils entendirent bientôt du bruit dans la pièce en dessous d’eux. C’étaient le géant et sa femme qui se disputaient. Allanic sorti de son lit, colla son oreille contre le plancher, et voici ce qu’il entendit :

– Je vous le dis, femme, je veux les manger demain matin au petit déjeuner.

– Attendez au moins quelques jours; ils vous amuseront avec leur musique et leur danse. Et nos filles, ces pauvres enfants qui n’ont aucune distraction, vous avez vu comme elles étaient heureuses. Epargnez-les, pour elles.

– Il n’en est pas question, j’ai décidé de les manger demain matin. Où est mon couteau ?

Et un moment après on entendit le pas du géant monter l’escalier. Allanic courut à son lit, échangea son bonnet rouge contre le bonnet blanc d’une jeune géante qui dormait toujours et dit à Fistilou d’en faire autant. Puis ils tournèrent leurs figures du côté du mur et firent semblant de dormir profondément. Goulaffre entra dans la chambre, tenant d’une main une lanterne, et de l’autre un grand coutelas. Il s’approcha du premier lit, trancha d’un seul coup la tête qui portait le bonnet rouge, alla au second lit et en fit autant, puis laissant les têtes rouler sur le plancher, il descendit en emportant les corps de ses deux filles sous son bras, et il les jeta sur la table de la cuisine, sans les examiner. Quand il revint dans sa chambre à coucher, il dit à sa femme :

– C’est fait ! Quel excellent déjeuner j’aurai demain matin.

– Pourvu que vous ne vous soyez pas trompé dans votre précipitation ! lui dit la géante.

– Comment voulez-vous que je me sois trompé ? Je sais bien distinguer un bonnet rouge d’un bonnet blanc, quand même.

Et ils s’endormirent tranquillement.


Quant le géant fut sorti de leur chambre, Allanic et à Fistilou descendirent dans le jardin à l’aide des draps de leurs lits et s’enfuirent du château.

Le lendemain matin, Goulaffre fit se lever sa femme de bonne heure pour lui préparer son déjeuner. Mais quand celle-ci arriva dans la cuisine et qu’elle reconnut ses filles, elle se mit à pousser des cris à faire trembler le château. Goulaffre accourut en l’entendant, et joignit ses cris et ses beuglements à ceux de sa femme. Il courut à la chambre de ses filles, croyant y trouver encore Allanic et à Fistilou. Mais il n’y trouva qu’un papier sur lequel il était écrit :

« Fistilou et son ami Allanic remercient le géant Goulaffre pour son hospitalité et lui promettent de revenir le voir bientôt. »

Le géant, rugissant de colère, prit alors ses bottes de sept lieues et se mit à la poursuite des fugitifs. Ceux-ci étaient déjà loin du château, mais Goulaffre les rattrapa rapidement. Quand Allanic et à Fistilou virent deux grandes jambes avec des bottes énormes passer par dessus leurs têtes ils se dirent : Voici le géant ! et ils se cachèrent sous une grande pierre qui se trouvait près de là, et Goulaffre passa sans les voir. Quand le géant fut loin devant eux, ils sortirent de leur cachette et poursuivirent aussi leur route.

Vers le coucher du soleil, ils arrivèrent sur une grande lande parsemée d’énormes blocs de granit entassés les uns sur les autres. Parmi ces blocs de granit, ils virent deux grandes bottes et, tout au fond d’une grotte sombre, quelque chose de rouge et de brillant. Ils s’approchèrent sur la pointe des pieds et ils virent que c’était Goulaffre qui s’était arrêté là pour se reposer un peu. L’objet rouge et brillant qu’ils apercevaient au fond de la grotte, c’était son œil unique.

Ils restèrent quelques minutes à le considérer, puis Allanic dit :

– Si seulement nous pouvions lui enlever ses bottes de sept lieues !

– Oui, mais s’il se réveille ? répondit Fistilou.

– Il dort trop bien pour cela, écoute comme il ronfle. Essayons pour voir.

Ils lui enlevèrent une de ses bottes sans qu’il bouge, mais comme ils tiraient de toutes leurs forces sur la seconde botte le géant fit un mouvement et ils se crurent perdus. Heureusement il ne se réveilla pas, et ils purent la lui enlever aussi. Allanic enfila alors les deux bottes, et il se préparait à partir, quand Fistilou lui dit :

– Et moi ? Comment je fais?

– Monte vite sur mon dos.

Et les voilà partis, l’un portant l’autre.

Quand Goulaffre se réveilla, et qu’il vit qu’il n’avait plus ses bottes, il poussa des hurlements à effrayer les animaux à dix kilomètres à la ronde. Il lui fallut retourner au château sans bottes et quand il y arriva, il avait les pieds tout en sang.


Pendant ce temps Allanic et Fistilou étaient arrivés à Paris. Ils allèrent demander du travail au palais du roi et ils furent pris comme garçons d’écurie. Le fils du roi aimait passionnément la chasse, mais il était mauvais chasseur et sa carnassière était souvent vide, si bien que Fistilou dit un jour devant ses camarades :

– Mon ami Allanic est capable de prendre en un seul jour autant de gibier que le jeune prince dans toute une année.

Cette vantardise fut rapportée au prince qui fit convoquer Allanic et l’emmena avec lui à la chasse dès le lendemain. Allanic n’oublia pas d’emporter ses bottes de sept lieues dans sa carnassière. On lui donna un bon fusil, et le prince et lui se rendirent dans un grand bois où le gibier abondait.

Allanic laissa le prince tirer tous les animaux, lièvres, chevreuils, renards, et comme il était d’une maladresse incroyable, il manqua tout. Vers midi, ils s’assirent au pied d’un chêne pour manger un morceau de pâté et boire un verre d’eau fraîche. Allanic dit alors au prince :

– Reposez-vous un peu, mon prince. Pendant ce temps, je vais marcher un peu plus profondément dans le bois. Je reviendrai vous rejoindre dans une heure tout au plus.

– Allez, dit le prince, et soyez plus chanceux que moi.

À quelques pas de là, Allanic mit ses bottes de sept lieues et en moins d’une heure il prit tant de gibier de toute sorte qu’il a du demander une charrette dans une ferme pour tout transporter.

– Et comment avez-vous pu faire une telle chasse en si peu de temps, ? lui dit le prince, en le voyant revenir avec sa charrette pleine.

– C’est la chance, mon prince, et un peu d’adresse aussi.

Le prince parut se contenter de cette explication, et ils rentèrent au palais, où l’on fut bien étonné de voir arriver une telle quantité de gibier. À partir de ce jour Allanic fut le préféré du roi et surtout du prince qu’il accompagnait presque tous les jours à la chasse.


Fistilou, jaloux de cette faveur, entreprit de causer du tort à son ancien ami. Il raconta aux valets d’écurie leur visite au château du géant Goulaffre et la manière dont ils étaient parvenus à en sortir sans mal. Il parla aussi des bottes de sept lieues avec lesquelles Allanic faisait des chasses si merveilleuses. Ces bruits arrivèrent vite aux oreilles du roi, qui fit appeler Allanic et lui parla ainsi :

– On m’a dit que vous êtes allés au château du géant Goulaffre et que vous en êtes revenu sans mal ?

– C’est vrai, sire.

– Ah ! Quel brigand, quel monstre que ce Goulaffre ! Et comme il m’a fait de mal ! Il m’a volé ma demi-lune, une merveille incomparable, et ma cage d’or qui faisait mon bonheur ! Ah ! si je pouvais me venger sur lui et lui reprendre ma demi-lune et ma cage d’or ! Comme vous êtes déjà allé chez lui et que vous en êtes revenu sans mal, vous pourrez bien y retourner.

– Ah ! sire, si vous saviez quel monstre terrible est ce géant ! Il me mangera si je retourne chez lui.

– Vous y êtes déjà allé et vous avez rapporté ses bottes de sept lieues ; il faut que vous y retourniez et que vous me rapportiez ma demi-lune, ou vous serez brûlé vif.

– Être brûlé vif ici ou être mangé par Goulaffre, vous ne me laissez pas beaucoup de choix. Puisqu’il en est ainsi, je tenterai l’aventure.

Allanic partit donc, et comme il connaissait le chemin et qu’il avait ses bottes de sept lieues, il arriva facilement devant le château du géant. Il vit des couvreurs qui réparaient les toits et il se cacha dans le bois, pour attendre la nuit. Vers dix heures la demi-lune se trouva juste au dessus de la plus haute tour. Les couvreurs avaient laissé leurs échelles contre les murs du château en partant le soir. Vers minuit Allanic sortit du bois, et grâce à ces échelles, il monta sur la plateforme de la tour et il décrocha la demi-lune, la mit dans un sac et s’enfuit le plus rapidement possible. Le géant sortit de sa chambre pour connaître la cause de l’obscurité qui se fit soudainement. Il vit Allanic qui fuyait, emportant sa demi-lune sur son dos. Il cria, il hurla comme une bête féroce. Il voulut poursuivre le voleur. Mais il n’avait plus ses bottes de sept lieues.

Quand Allanic arriva à Paris avec sa demi-lune, il l’accrocha aussitôt sur la plus haute tour du palais du roi et la ville entière qui était plongée dans l’obscurité se trouva soudain éclairée comme en plein jour. Les habitants se levaient et accouraient vers le palais d’où venait la lumière et ils étaient tout heureux de voir que leur roi avait retrouvé sa demi-lune Le roi fit préparer un grand festin auquel furent invités les princes, les princesses, les généraux, tous les grands du royaume, et il leur déclara qu’Allanic était le conquérant de la demi-lune et leur ordonna de l’honorer et de le considérer comme son meilleur ami. Les fêtes et les réjouissances durèrent quinze jours entiers dans toute la ville.


Quand il eut admiré sa demi-lune pendant trois mois, le vieux roi se mit à regretter plus que jamais sa cage d’or et il devenait de plus en plus triste de jour en jour. Allanic le remarqua, comme tout le monde, et il se dit:

– Le roi ne se consolera jamais de la perte de sa cage d’or et un de ces jours il m’ordonnera d’aller la lui chercher.

Et, en effet, peu après, le roi l’appela et lui dit :

– Allanic, vous voyez que je dépéris de tristesse et de chagrin ; c’est la perte de ma cage d’or qui en est la cause et je mourrai sans tarder si je ne la revois dans mon palais. Vous avez enlevé ses bottes de sept lieues à Goulaffre, vous avez également reconquis ma demi-lune, il faut que vous me rapportiez maintenant ma cage d’or.

– Ah ! sire, ce que vous demandez là, nul homme au monde ne pourrait le faire. Songez donc que cette cage est suspendue par quatre chaînes d’or au dessus du lit du géant ! Comment pénétrer dans sa chambre et couper les quatre chaînes d’or sans qu’il se réveille ? C’est impossible.

– Vous m’avez bien rapporté ma demi-lune, il faut me rapporter également ma cage d’or, ou il n’y a que la mort pour vous !

– Vous m’envoyez à une mort certaine, mais mourir ici ou mourir là-bas, peu m’importe après tout, et je préfère tenter encore l’aventure. Faites-moi fabriquer des ciseaux capables de couper des chaînes d’or comme si c’étaient de simples cheveux et je partirai.

On trouva un artisan assez habile pour fabriquer les ciseaux nécessaires, et Allanic partit.

Quand il arriva près du château, Allanic vit avec plaisir que les couvreurs n’avaient pas terminé leur travail et que leurs échelles étaient encore appliquées contre les murs. Vers minuit, il grimpa aux échelles et pénétra dans la chambre de Goulaffre, en ouvrant une fenêtre. Le géant dormait si profondément qu’il n’entendit rien. La chambre était éclairée et Allanic pouvait voir la cage d’or au dessus de la tête de Goulaffre. Il posa un de ses pieds sur le bord du lit, l’autre contre le mur, et d’un coup de ses ciseaux il coupa une chaîne d’or. Le géant ne bougea pas. Puis il coupa une seconde chaîne. Le géant fit un mouvement. Puis il coupa la troisième chaîne. Le géant se retourna dans son lit, mais ne se réveilla pas. Enfin la quatrième chaîne fut coupée. Mais, hélas ! la cage tomba sur la tête de Goulaffre qui se réveilla. Il saisit Allanic par le milieu du corps, le reconnut et s’écria :

– Ah ! c’est donc toi, petit monstre ! Cette fois tu ne m’échapperas pas, et ton affaire est claire; je te mangerai à mon petit-déjeuner ce matin même.

– Hélas ! je vois bien que je n’ai plus aucun espoir et que c’en est fait de moi. Je reconnais que je mérite mon sort pour tout le mal que je vous ai fait. Mais à quelle sauce allez-vous me manger, je vous prie ? Dit Allanic

– À quelle sauce ? Pas besoin de sauce. Je vais te faire cuire à la broche. Et je te mettrai tout vivant dans le feu !

– Je vois que vous n’y connaissez rien en cuisine. Faites comme je vais vous dire et vous aurez le mets le plus délicieux que vous ayez jamais mangé.

– Voyons cela. Parle, je t’écoute.

– D’abord il faut attendrir la viande : Mettez-moi dans un sac, puis allez au bois déraciner un arbre de grandeur moyenne et venez me battre avec le tronc de l’arbre jusqu’à ce que je sois réduit en bouillie dans mon sac. Alors vous mettrez le tout dans votre grande marmite avec un peu de beurre, de sel et de poivre, puis vous ferez bon feu dessous. Je vous le répète, vous aurez là un repas à vous en lécher les doigts pendant trois jours.

– Tu as, ma foi, raison ; cela doit être bien bon, et je suis résolu à faire comme tu dis.

Le géant mit donc Allanic dans un sac puis il alla au bois déraciner un hêtre pour le battre. Dès que le géant fut sorti, Allanic se mit à crier de toutes ses forces, pour appeler du secours. La femme du géant accourut.

– Qui est là ? Qui crie de la sorte ? Demanda-t-elle.

– Hélas ! ma bonne dame, un pauvre homme qui n’a jamais fait de mal à personne.

– Qui vous a mis dans ce sac ?

– C’est votre mari.

– Et pourquoi ?

– Pour quelques malheureux morceaux de bois sec que j’ai pris dans la forêt.

– Pourquoi venir nous voler du bois aussi ?

– Pour cuire des pommes de terre pour le dîner de ma femme et de mes enfants. Je suis si pauvre ! Et j’ai treize enfants, et rien que mon travail et la charité des bonnes gens pour nourrir ma famille. Ayez pitié de moi, et de ma pauvre femme et de mes pauvres enfants qui meurent de faim à la maison ! Aidez-moi à sortir d’ici. Votre mari croira que je me serai évadé tout seul et ne vous grondera pas.

La femme du géant se laissa toucher, et elle délia les cordons du sac. Allanic en sortit, d’un bond, puis il enferma la géante à sa place. Ensuite il courut à la chambre du géant, enleva la cage d’or et partit avec.

Goulaffre arriva peu après avec un arbre déraciné, et il se mit à battre le sac.

– Arrête, malheureux, je suis ta femme ! criait la géante dans le sac.

Mais Goulaffre ne l’écoutait pas et il frappait comme un sourd. Au bout d’une demi-heure, quand il n’entendit plus crier, il ouvrit le sac.

– Ma femme ! s’écria-t-il, en reconnaissant ses vêtements.

Et il se mit à s’arracher les cheveux et à hurler comme une bête sauvage.

Pendant ce temps Allanic était arrivé à Paris avec la cage d’or. Le vieux roi, qui était tout triste et sombre auparavant, redevint gai et joyeux en revoyant sa cage, et il passa des journées entières à contempler cette merveille. Mais, au bout de quelques mois, sa gaieté s’évanouit encore, peu à peu.

– Que va-t-il me demander à présent ? se disait Allanic inquiet.



Enfin le roi lui dit un jour :

– Je ne vivrai heureux que lorsque vous m’aurez amené ici, dans mon palais, le géant Goulaffre lui-même.

– Ah ! sire, vous demandez l’impossible. Après tout ce que j’ai fait pour vous, ne pourriez-vous pas me laisser un peu tranquille ?

– Je vous ordonne que vous m’ameniez le géant Goulaffre, ou il n’y a que la mort pour vous.

– Oui, je crois à présent que c’est bien ma mort que vous désirez. Je veux bien y retourner mais à condition que vous me donniez tout ce que je vous demanderai pour tenter cette épreuve impossible.

– Demandez tout ce que vous voudrez, je ne vous refuserai rien.

– Eh bien ! faites-moi construire un carrosse en or massif, tout garni de pointes aiguës à l’intérieur, et dont l’unique portière se fermera d’elle-même sur celui qui entrera dans le carrosse, sans qu’il puisse jamais l’ouvrir quelle que soit sa force. Il me faudra aussi vingt-quatre chevaux vigoureux pour les atteler au carrosse.

– Vous aurez tout cela, répondit le roi.

On fit venir des forgerons et des ouvriers habiles, et, en peu de temps, le carrosse fut construit dans les conditions voulues de solidité et de dimensions. On y attela vingt-quatre chevaux magnifiques. Allanic monta sur le siège, habillé en cocher, et il partit. Quand il arriva dans le bois qui entourait le château, il vit le géant qui s’y promenait en pleurant et en gémissant. Il poussait parfois des cris sauvages. Allanic s’avança vers lui, et lui demanda fort respectueusement :

– Quel est, seigneur, le sujet d’une douleur si grande ?

– Ah ! je suis le plus malheureux des géants ! Un voyou, nommé Allanic, m’a fait tuer mes deux filles et ma femme. Et de plus, il m’a volé mes bottes de sept lieues, ma demi-lune et ma cage d’or. Ah ! si je le tenais ! mais je ne sais où le trouver, ni dans quel pays il habite.

– Allanic ! Mais je le connais très bien, et j’ai aussi beaucoup à me plaindre de lui, et je serais bien aise de pouvoir me venger de tout le mal qu’il m’a fait. Entrez dans mon carrosse, seigneur, et nous irons ensemble le trouver sans tarder.


Goulaffre, qui ne reconnaissait pas Allanic déguisé en cocher, entra dans le carrosse sans hésiter. Aussitôt la portière se referma d’elle-même sur le géant avec grand bruit, et Allanic fouetta ses chevaux qui partirent au grand galop. Le pauvre géant, cahoté dans sa prison était déchiré par les pointes qui lui entraient de tous côtés dans le corps. Il poussait des cris effrayants et faisait tous ses efforts pour ouvrir la portière et briser le carrosse. Mais c’était en vain.

Mais une fois le géant amené dans la cour du palais, on ne savait plus que faire de lui. Tout le monde tremblait en l’entendant hurler et rugir dans son carrosse-prison. On rassembla le conseil pour délibérer sur ce qu’il fallait faire. Personne ne sut donner une réponse raisonnable. Tout le monde tremblait de peur. Alors Allanic dit :

– Faites transporter cinquante charretées de bois de chêne et autant de charretées de fagots au milieu d’une grande plaine. Ensuite, j’y conduirai le carrosse, on y mettra le feu, et Goulaffre sera brûlé vif et réduit en cendres au milieu de ce feu d’enfer, sans plus pouvoir faire de mal à personne.

On suivit ce conseil, et c’est ainsi que le pays fut délivré du terrible géant Goulaffre.


Allanic se maria avec la fille du roi, et, comme il avait bon cœur, il nomma Fistilou général en chef de l’armée. Il y eut des réjouissances publiques et des festins continuels pendant un mois entier. Moi, j’étais jeune à l’époque et je travaillais à la cuisine du palais comme tourneur de broche, et c’est ainsi que j’ai connu l’histoire d’Allanic et du géant Goulaffre et que je peux vous la raconter aujourd’hui telle qu’elle s’est vraiment passée.