LE DIABLE CARBOEIRO
Galice _ Pontevedra
Traduit de l'espagnol par le conteur Armanel
Le monastère de Carboeiro, est situé sur la commune de Silleda, dans la province de Pontevedra en Galice. Les origines du monastère remontent au Xe siècle. Il se trouve sur le bord du fleuve Deza près de l’embouchure du fleuve Ulla. L’église est de style romain et constitue un des monuments les plus caractéristiques de l’art médiéval de Galice. Elle date du XIIe siècle, la base est en forme de croix latine avec trois nefs et une croisée. Elle est inspirée de l’art romain de Saint Jacques de Compostelle.
C’était autrefois un des monastères les plus riches de tout le pays, mais il n’a pas été toujours ainsi. Quand les moines choisirent cet emplacement, ils ont eu beaucoup de mal à construire un bâtiment digne de devenir un grand lieu de prière et de méditation. Il était non seulement difficile de trouver des travailleurs compétents pour travailler la pierre, mais l'argent manquait, et les moines devaient se contenter de rester dans des huttes de branchage et tenir les services dans une petite chapelle qui ne pouvait pas tous les contenir tous.
L'abbé eut beau demander de l'aide aux locaux, ceux-ci, trop occupés avec leur travail n'eurent pas envie de répondre à ses requêtes. Quant à donner de l'argent aux moines, étant très pauvres ils n’arrivaient même pas vivre correctement. L'abbé demanda de l'aide à l'évêque, qui a toujours répondu qu'il avait d’autres priorités. Les moines passèrent donc un nouvel hiver sous leurs cabanes de branchages.
Un jour de janvier, lors d'une réunion dans ce qui servait de salle capitulaire, l’abbé s'adressa à ses moines en ces termes:
- « Mes frères, cette situation ne peut plus durer. Puisque nous ne pouvons pas trouver les fonds pour construire notre monastère, il est préférable pour nous, de nous disperser et partir, un par un, nous intégrer aux autres abbayes Il est très triste de devoir en venir là, mais je ne vois pas d’autre solution. »
L'un des moines s'est levé et a humblement demandé à parler.
_ « Parle, frère Ramón", » a dit l'abbé. « As-tu autre chose en tête? »
_ « Certainement, dit frère Ramón, mais je crains que ce soit mal pris par vous tous, et que ma proposition crée un scandale. »
_ « À ce stade, » dit l'abbé, » nous pouvons tout écouter sans être offensés. Parle ensuite sans crainte. »
_ « Eh bien, voici ce à quoi j’ai pensé : Nous ne sommes pas riches, mais nous avons quelque chose qui n'a pas de prix. Il s’agit du psautier de Saint Cyprien. »
_ « Certainement, répondit l'abbé, nous possédons le Psautier de Saint Cyprien Mais d'où t’est venue l’idée de le vendre? Je ne pense pas que nous trouverons pas d’acheteur assez riche pour nous en donner un bon prix. »
_ « Il n’est pas question de le vendre », a déclaré frère Ramón. « Car tout le monde, ici, sait qu’il a une grande vertu ; celui qui le possède est assuré de pouvoir repousser diable s'il se présentait pour le tourmenter. »
_ « C'est vrai, mais je ne vois pas comment ce Psautier pourrait nous aider. Dieu merci, le diable nous laisse seuls et n'a que faire de notre pauvreté. »
_ « Exactement, dit frère Ramón, il ne s'intéresse pas à nous. Et pourtant, il n’a aucun intérêt à nous voir rester pauvre. Il préférerait certainement que nous soyons riches et que nous négligions nos devoirs en vivant d'opulence et d'oisiveté. Alors comme lui, le diable est réputé pour être un bon constructeur, pourquoi ne pas lui demander de nous construire une abbaye en pierre solide, comme partout dans tout le pays? Il va certainement accepter de le faire, et quand il arrivera pour
réclamer sa part, nous pourrons toujours le repousser grâce au Psautier de Saint Cyprien. »
Parmi les moines, il y eut une grande agitation.
- « Du calme! Cria l'abbé. La Proposition de frère Ramon n'est pas stupide, bien au contraire. Et je trouve pertinente l’idée que l'ennemi de Dieu soit mis au travail pour la maison de Notre Seigneur. Comme le diable est un constructeur, laissons-le nous construire notre monastère. Nous nous chargerons de trouver une solution pour ne rien payer. Il peut bien faire ça à de pauvres chrétiens, il me semble. »
Après avoir délibéré, tous les moines ont convenu que l’idée était alléchante
_ « Très bien ! » dit l’abbé. « Et comme c’est frère Ramon, qui a eu l’idée de ce projet, c’est à lui que revient l’honneur de négocier avec le diable. »
Vous pensez bien que tous les autres moines acquiescèrent, bien heureux de n’avoir pas à pactiser avec le malin.
La nuit même, à la lumière de la pleine lune, le frère Ramon se rendit dans un lieu où, quand il avait souvent vu les sorcières de son village invoquer le démon afin de jeter des sorts sur les personnes qu’elles avaient juré de perdre. Il savait ce qu’il fallait faire. Il se rendit à un carrefour de chemins rocailleux où le diable avait l’habitude de se tenir quand il pensait qu’un homme était prêt à conclure un pacte avec lui.
Arrivé au carrefour frère Ramon prit une branche de houx et en confectionna une croix qu’il planta à l’envers dans le sol. Il n’eut pas longtemps à attendre. Le diable se présenta à lui sous la forme d’un homme maigre vêtu de noir et d’une cape rouge.
_ « Que me veux-tu ? » demanda le diable d’une voix caverneuse qu’il essayait de rendre aimable.
_ « Rien de vraiment difficile pour toi. Juste que tu nous construises un monastère digne de nous. Construis-nous de beaux bâtiments et nous te paierons largement. »
_ « Ah ! Oui, pourquoi pas ! » S’écria le diable dans un éclat de rire qui fit frissonner de peur le frère Ramon. Mais que me donneras-tu en échange ? »
_ « Fixe toi-même ton prix, » répondit frère Ramon.
_ « Me prends-tu pour un imbécile, » répondit le diable. « Je sais bien que vous, les moines de Carboeiro, vous possédez le psautier de saint Cyprien. Or, s’il y a une chose que je déteste, c’est bien ce psautier. J’imagine que si je fais accord avec toi, vous essaierez tous de me faire fuir en brandissant ce livre. Je ne me laisserai pas prendre à ce piège, je te l’affirme. »
_ « Fixe toi-même ton prix, » répéta le frère Ramon.
_ « Eh bien, d’accord, j’accepte ta proposition. Mais à une seule condition : Que je n’aurai plus à vous rencontrer, ni toi, ni l’un des autres moines, car je sais que vous essayerez de me piéger avec le psautier de Saint Cyprien. Voici ce que je te propose ; Nous sommes aujourd’hui vendredi. Je promets de construire votre monastère d’ici dimanche matin, parole de diable, mais j’exige en contrepartie toutes les âmes de ceux qui mourront dimanche, entre la grand-messe et les vêpres que vous n’allez pas manquer de célébrer dans votre église toute neuve. »
Le diable savait bien ce qu’il faisait. Il savait bien que cet hiver était si rude, le plus froid qu’on ait jamais vu dans cette région, que nombreux étaient ceux qui mourraient de froid et de vieillesse le dimanche, pendant que leurs enfants étaient à l’église pour suivre les offices.
_ « Marché conclu, » répondit frère Ramon.
_ « Si tu acceptes le pacte, » reprit le diable. « Il faut que tu signes mon parchemin. »
Le diable sortit un rouleau de papier. Le frère Ramon le lut attentivement, puis il s’entailla le pouce de la main droite, et signa le pacte avec son sang.
_ « Parfait, » dit le diable en se frottant les mains de contentement.
Et il disparut dans la nuit au milieu d’un tourbillon de vent.
Le frère Ramon revint vers le campement de huttes de branchages. Il alla trouver le père abbé et eut avec lui une conversation secrète. Puis il s’en alla dormir tranquillement sur sa paillasse, dans une cabane remplie de courants d’air.
La nuit suivante, il y eut une grande agitation dans le pays. Les gens d’alentour entendirent des bruits qu’ils trouvaient bien étranges, mais ils n’osèrent pas sortir de chez eux tant le vacarme était assourdissant. Il est vrai que le diable se dépensait sans compter. Il avait fait venir de l’enfer toute une légion de diablotins qui s’affairaient à ramasser des pierres et à les tailler. Des diables plus expérimentés se mirent à élever les murs. Bref, ils travaillèrent tous si bien que, le dimanche matin, là où il n’y avait qu’un village de huttes, se dressait un magnifique monastère en pierres de taille.
Les moines furent époustouflés de voir une telle splendeur et ils ne pouvaient croire en un tel bonheur. Les habitants du pays qui n’avaient pas été mis dans le secret des moines, étaient loin de penser que c’était l’œuvre du diable et ils criaient tous au miracle. Et ils eurent tôt fait de se précipiter dans l’église pour assister à la grand-messe qu’allait célébrer le père abbé.
Dans un recoin, sur les pentes de la montagne, le diable se frottait les mains de contentement, alléché à l’idée qu’il allait faire une bonne récolte d’âmes. Il en profiterait pour repeupler l’enfer qui avait tendance, à ce moment-là, à demeurer assez désert, cela par la faute des prédicateurs qui allaient répandre la bonne parole sur toute la terre.
Mais sitôt la grand-messe terminée, après avoir prononcé le ITE MISSA EST, le père abbé entonna d’une voix forte le premier chant des vêpres.
Les fidèles furent bien étonnés, mais ils suivirent les vêpres avec autant de ferveur qu’ils avaient suivi la messe. Et quand tout fut terminé, ils retournèrent chez eux en bénissant le Seigneur.
Quant aux moines, ils eurent droit à un repas de fête où le vin coula à flots, ce qui n’était pas pour leur déplaire.
Cependant, il y en avait un qui n’était pas content, c’était le diable. Il comprit qu’il avait été joué. Il aurait bien voulu détruire le monastère, mais, d’une part, les œuvres du diable sont difficiles à détruire tant elles sont solides, et, d’autre part, il avait tellement peur du psautier de saint Cyprien qu’il se tenait prudemment à l’écart, ne voulant rien faire qui pût encore lui nuire.
Mais quand, plusieurs siècles après, le psautier de saint Cyprien a été transféré à Tolède, le diable a pris sa revanche. Il souffla une effroyable tempête sur le monastère de Carboeiro et c’est pourquoi il n’en reste plus aujourd’hui que des ruines.