LE CHEVAL GRIS     
 Ecosse _ Kinlochewe (Ross and Cromarty)

Proposé par Lord Blackwood / Lanarkshire
traduit par le conteur Armanel

 

Autrefois on pouvait voir sur les pentes de la montagne, entre le Fionn Loch et le Loch Maree, un cheval à la robe grise avec un port élégant, sa longue crinière flottait au vent, rapide et insaisissable comme un fantôme. Dans les villages de la vallée, il se disait que ce cheval devait être un prince victime d’un sortilège, et tout le monde préférait s’en éloigner, car le Cheval Gris était ombrageux et fier, et lorsqu’il descendait des montagnes, il sautait les fossés, piétinait les cultures et ravageait les jardins des habitants de la vallée.

 

Au hameau de Sheltaig, vivait une veuve qui avait trois filles. Elle avait beaucoup de mal à nourrir sa famille et enrageait de voir souvent son jardin dévasté. Un jour, Caithlin,  sa fille aînée, lui proposa d’aller filer sa quenouille dans le potager afin d’empêcher le Cheval Gris d’entrer et de dévorer leurs choux comme il l’avait fait la semaine précédente.

 

La mère accepta son idée et Caithlin s’installa à l’ombre d’un pommier. Au bout d’un moment, elle entendit le galop d’un cheval, et bientôt, elle aperçut, le Cheval Gris qui venait de la montagne et bondissait pardessus les haies, plus impétueux que jamais. Et, sans aucune crainte, elle se redressa et frappa le poitrail du Cheval Gris avec sa quenouille, espérant ainsi arrêter son élan.

 

Il arriva alors quelque chose de surprenant : la quenouille resta comme collée à l’animal et la main de Caithlin à la quenouille. Poussant un hennissement sauvage, le Cheval Gris partit au galop, entraînant avec lui Caithlin dont les pieds nus se blessaient affreusement dans les buissons de ronces. Ils arrivèrent bientôt près d’un tertre et quand le Cheval Gris en gravit la pente, celui-ci s’ouvrit, laissant apparaître un souterrain. Le cheval gris y entra, tirant toujours Caithlin derrière lui.

 

Ils arrivèrent dans un grand palais, éclairé par des centaines de lustres, avec des meubles magnifiques dans toutes les pièces. Quand la porte se referma sur eux, Caithlin vit avec stupéfaction que le Cheval Gris s’était transformé en un élégant jeune homme qui se montra plein de prévenances pour elle. Il commença par lui baigner ses pieds meurtris afin de calmer ses douleurs, puis il lui prépara un lit moelleux sur lequel il la fit étendre pour qu’elle pût se reposer. Puis, il lui remit un trousseau de clefs en lui disant :

- Tu es maintenant chez toi. Même si je suis souvent absent, considère ce palais comme le tien. Voici les clefs qui ouvrent toutes les chambres de ce palais. Tu peux aller où tu veux et utiliser toutes ces clefs, à l’exception de la petite clef en or. Il ne faudra t’en servir sous aucun prétexte.

- Je promets de ne pas y toucher, répondit Caithlin.

- Je vais partir à la chasse, reprit le Cheval Gris. Prépare-moi un bon dîner bien copieux, car à mon retour j’aurai très faim. Si tu me sers fidèlement, je t’épouserai à la fin de la semaine, et tu deviendras très riche.

 

Après le départ du cheval gris, Caithlin, s’est reposée un moment, puis elle décida d’explorer les pièces du palais car cette étrange demeure cachée sous un tertre l’intriguait. Elle y trouva des coffres pleins de beaux vêtements, des armoires pleines de linge et des garde-manger pleins de victuailles. Elle se mit ensuite à préparer un excellent et abondant repas, comme le lui avait demandé le Cheval Gris.

 

Puis, Caithlin  décida d’attendre le retour du Cheval Gris, et s’assit dans un fauteuil en faisant sauter le trousseau de clefs dans sa main. La petite clef en or lui revenait souvent entre les doigts, et elle se demandait pour quelle raison le Cheval Gris lui avait interdit d’utiliser cette clef. Peut-être ouvrait-elle la pièce où il conservait son trésor.

 

La curiosité l’emporta vite sur la prudence. Caithlin ne fut pas longue à trouver la porte que la clef d’or pouvait ouvrir et elle introduisit celle-ci dans la serrure. La porte s’ouvrit et elle entra. Mais elle s’arrêta net, frappée de stupeur et figée et d’horreur.

 

Sur les murs de cette chambre six corps de femmes à demi nues, tant brunes que blondes, étaient accrochés par les poignets. Sur le sol, sous les corps, il y avait leurs têtes, qui semblaient avoir être tranchées par une hache. Et le sang continuait à couler goutte à goutte le long de leurs corps.

 

Caithlin referma vivement la porte et revint s’asseoir dans la cuisine, toute tremblante d’effroi. Quand elle s’assit sur la chaise elle s’aperçut qu’une goutte de sang était tombée sur son pied droit. Caithlin frotta son pied pour la faire disparaître, mais malgré tous ses efforts elle n’y arriva pas.

 

C’est alors qu’elle vit un petit chat blanc et noir, avec une queue aussi grosse qu’un panache d’écureuil, qui la regardait avec une étrange expression dans ses yeux verts pailletés d’or. Et le petit chat lui dit :

- Si tu veux bien me donner une goutte de lait, je rendrais ton pied aussi blanc qu’avant.

 

Mais Caithlin n’aimait pas les animaux, surtout les chats qui, pour elle, étaient des créatures du diable. Elle donna un coup de pied au chat en le couvrant d’injures. Il s’en alla dignement, mais le poil retroussé.

 

Quand le Cheval Gris rentra, il reprit aussitôt sa forme humaine. Cachant au mieux sa frayeur, Caithlin lui servit son repas, qu’il mangea de fort bon appétit. Quand il eut terminé, il lui demanda :

- As-tu utilisé la petite clef en or ? Demanda le cheval Gris

- Certainement pas, répondit Caithlin.

- Je n’en suis pas si sûr. Répliqua le Cheval Gris. Montre-moi donc ton pied.

 

Caithlin avança son pied gauche, qui était harmonieux, blanc et mignon.

- Je veux voir l’autre, maintenant, reprit le Cheval Gris d’un ton sévère.

 

Comme Caithlin tremblait, le Cheval Gris se pencha en avant, retroussa le rebord de sa robe et vit le pied droit avec la tache de sang. Sans prononcer un seul mot, il saisit la jeune fille par l’épaule, et, d’un revers de son couteau de chasse, il lui trancha la tête. Après quoi, il lacéra sa robe dans un accès de rage, puis il traîna le corps jusqu’à la chambre maudite et le pendit auprès des autres cadavres.

 

 

Le lendemain matin, à Sheltaig, la deuxième fille de la veuve, qui s’appelait Mairéad, lui proposa d’aller à son tour dans le verger pour protéger les choux du Cheval Gris. Elle y alla donc, s’installa sous le pommier et se mit à coudre tranquillement. Mais lorsque le Cheval Gris arriva et qu’elle voulut le frapper avec sa pièce de toile, elle fut emportée comme sa sœur dans le palais souterrain. Et là, elle subit le même sort que Caithlin parce qu’elle avait pénétré, elle aussi, dans la chambre interdite et parce qu’elle avait dédaigné l’offre du petit chat blanc et noir.

 

Le lendemain, la plus jeune des filles de la veuve, qu’on nommait Laura, fut très inquiète de ne pas revoir ses deux sœurs. Elle n’osa rien en dire à sa mère, mais lui demanda simplement d’aller tricoter dans le jardin pour empêcher le Cheval Gris de piétiner leurs fleurs qui étaient si belles. La veuve accepta sa proposition, et la jeune fille alla s’asseoir sous le pommier, son tricot à la main.

 

Bien entendu, elle n’empêcha rien, et elle fut emportée, elle aussi, par le Cheval Gris dans son palais, sous le tertre. Et tout aussi curieuse que ses sœurs, elle utilisa la petite clef d’or pour pénétrer dans la chambre interdite. Comme ses sœurs, elle fut terrifiée de ce qu’elle y découvrit et reçut également une goutte de sang sur son pied droit, qu’elle s’efforça vainement de faire disparaître. Et c’est alors que vint le petit chat noir et blanc qui lui dit :

- Si tu veux bien me donner une goutte de lait, je ferai en sorte de rendre ton pied plus blanc qu’auparavant.

 

Laura aimait bien les animaux, les chats en particulier. Elle alla vite chercher du lait et en versa dans une soucoupe. Elle y ajouta même de la crème, et elle tendit la soucoupe au petit chat qui en ronronna d’aise. Il lapa le lait avec délice, puis, après s’être pourléché les babines, il dit :

- J’avais très soif, jeune fille, et tu m’as gentiment donné à boire. Maintenant, je suis prêt à te rendre service.

Alors, de sa langue bien rose, il lécha le pied de Laura, tant et si bien que la tache de sang disparut immédiatement. Laura en fut émue jusqu’aux larmes.

- Merci, petit chat, lui dit-elle. Tu viens de me sauver la vie, car sinon, le Cheval Gris me tuait comme il a tué mes sœurs que j’ai vues pendues au mur de la chambre maudite. Que puis-je faire encore pour toi ?

- Rien du tout, répondit le chat. C’est moi qui peux faire quelque chose pour toi. Écoute-moi bien : quand tu auras besoin de moi, tu n’auras qu’à crier mon nom : Pussy ! Et sois sûre que je viendrai te rejoindre aussitôt.

Sur ce, il disparut, et Laura attendit, souriante et sans inquiétude, le retour du Cheval Gris, non seulement parce qu’il ne restait aucune trace de sa curiosité, mais parce qu’elle savait qu’elle pouvait compter sur l’amitié du petit chat noir et blanc.

 

Dès qu’il rentra, le Cheval Gris, après avoir repris sa forme humaine, se hâta de demander à Laura :

- As-tu été sage ?

- À peu près, répondit Laura en baissant les yeux.

- Comment cela, à peu près ? Qu’est-ce que cela veut dire ?

- Je n’aime pas me vanter, et nul n’est parfait. Répondit Laura.

- Tu as raison, en effet. Eh bien, montre-moi tes pieds. Je veux voir les deux.

 

Sans se faire davantage prier et sans aucune hésitation, Laura retroussa sa jupe et lui montra ses pieds. Ils étaient tous les deux blancs comme la neige dans la montagne.

- C’est très bien, dit le Cheval Gris. Tes pieds sont les plus beaux que j’ai jamais vus en ce monde ! Maintenant, à table, car j’ai pris très faim pendant la journée.

 

Il mangea de bon appétit et admit que le repas préparé par Laura était délicieux. Il ajouta même qu’il voulait l’épouser le plus tôt possible.

 

Le lendemain matin, le Cheval Gris repartit à la chasse. Quand elle fut seule, Laura appela Pussy, et celui-ci surgit aussitôt. Il s’assit en ronronnant en face de la jeune fille et la regarda de ses yeux verts parsemés d’étoiles d’or.

- Alors, jeune fille, dit-il, il semble que je sais bien enlever les taches. Es-tu satisfaite de moi ?

- Certainement, répondit Laura. Tu m’as sauvé la vie, Pussy. Mais aujourd’hui, j’ai un autre souci : le Cheval Gris veut m’épouser.

- Eh bien ! dit le petit chat, de quoi te plains-tu ? Ta fortune est faite.

- Mais enfin, Pussy, ce Cheval Gris, c’est un monstre ! Comment veux-tu que j’épouse quelqu’un qui est cheval pendant le jour et homme pendant la nuit ?

- Ne dis pas de mal de mon maître, répondit Pussy. Tu ne sais pas qui il est. C’est le fils d’un roi qui possède de vastes domaines de l’autre côté de l’Ecosse, près de Dunbar, sur la mer du Nord. Il est victime d’une mauvaise fée qu’il a refusé d’épouser et qui lui a lancé un sort. Il est condamné à vivre ainsi, la moitié du temps sous l’aspect d’un cheval, et cela jusqu’au jour où une jeune fille des Highlands aura le courage de lui couper la tête d’un seul coup, avec une barre de fer.

- Le courage, dit Laura en frissonnant, ne suffira pas il faudrait aussi la force !

- C’est pour cela que le sortilège dure si longtemps. Jamais aucune jeune fille des Highlands n’a été capable, jusqu’à présent, de le faire. Peut-être sera-ce toi ? Quant à moi, je le souhaite et je l’espère, car si je l’ai suivi ici dans sa disgrâce, c’est parce que je sais qu’il est bon.

- Comment peux-tu prétendre qu’il est bon, répondit Laura, alors qu’il a commis tant de crimes ? Comment peux-tu justifier son comportement ? Il a tué des femmes en leur coupant la tête et en les accrochant au mur de cette chambre qu’il tient jalousement fermée. Et, parmi ces malheureuses, j’ai bien reconnu les corps de mes deux sœurs. Comment pourrais-je jamais avoir confiance en cet être ?

- Ne te fie pas aux apparences, répondit Pussy. Lorsqu’il a emmené ici ces jeunes filles, le Cheval Gris espérait que l’une ou l’autre réussirait à vaincre le mauvais sort dont il souffrait. Hélas ! Elles n’ont su que s’abandonner à une vaine curiosité. Toi aussi, d’ailleurs, mais tu t’es rachetée en témoignant de tes bons sentiments envers moi. Alors, je vais t’aider. Laisse-moi réfléchir.

 

Le petit chat se coucha sur les dalles, ses pattes pliées l’une contre l’autre contre sa poitrine, les yeux mi-clos et la queue ramenée jusqu’à son nez. Il demeura ainsi à méditer pendant un bon moment. Puis il se redressa, bâilla, se gratta et se remit debout.

- As-tu visité les greniers de ce palais ? Ils sont remplis de vieux coffres à voyage, grands comme des cercueils.

- Je les ai vus en effet, répondit Laura.

- Eh bien ! Tu vas en nettoyer trois. Quand ils seront en bon état, ce soir, tu diras à mon maître de les porter demain dans la maison de ta mère, afin que celle-ci y mette tes robes et ton trousseau. Tu lui feras promettre de ne pas les ouvrir, quoi qu’il arrive, et tu ajouteras même que tu as le don de le voir à distance, même loin sur la route. Il te promettra qu’il le fera le soir même, puis il repartira chasser, car il ne peut faire autre chose pendant la journée.

- Je ne vois pas où tu veux en venir, Pussy ! répondit Laura

- Attends ! Attends ! ne sois pas si pressée ! Demain matin dès que le Cheval sera reparti pour la chasse, tu prendras une baguette dans le fagot de branches près de la cheminée. Puis tu monteras à la chambre interdite et tu toucheras doucement tes deux sœurs avec la baguette, et elles reviendront à la vie. Il faudra ensuite les laver de tout le sang qui s’est écoulé sur elles, sans perdre un instant. Puis, tu les placeras chacune dans un coffre, après avoir pris soin de bien remettre la tête en place. Et, tu t’enfermeras, toi-aussi,  dans le troisième coffre. En arrivant, le soir, le Cheval Gris se souviendra de sa promesse et il chargera les trois coffres sur son dos et ira les porter dans la maison de ta mère. Là, alors qu’il sera reparti, tu délivreras tes sœurs puis, tu te cacheras derrière la porte avec une barre de fer, prête à lui couper la tête dès qu’il reviendra. Car, comme il ne te retrouvera pas ici, il reviendra fatalement te chercher dans la maison de ta mère. C’est ainsi que tu lèveras le sortilège.

- Pussy ! Petit chat ! Je ferai comme tu me le dis. Mais crois-tu que cela suffira ?

- Non, répondit l’animal. Il faut que tu demandes à tes sœurs de crier «je te vois ! Je te vois !» chaque fois qu’il s’arrêtera pour tenter de regarder ce qu’il y a à l’intérieur des coffres. Car je sais bien qu’il essaiera de le faire.

- Petit chat ! Je ne t’oublierai jamais!

 

Laura suivit exactement les conseils de Pussy. Le soir, quand il arriva de la chasse, le Cheval Gris vit les coffres dans la salle et se rappela la promesse qu’il avait faite à la jeune fille. Sans tarder, il repartit, emportant les coffres, vers Sheltaig. Mais il trouvait que les coffres étaient lourds pour des coffres vides. À un moment, il s’arrêta et, pensant qu’il était assez éloigné de Laura et qu’elle ne pouvait plus le voir, il tenta d’ouvrir le premier coffre.

- Je te vois ! Je te vois ! Cria Caithlin.

Le Cheval Gris n’insista pas et reprit sa route. Mais un peu plus loin, il s’arrêta encore et tenta d’ouvrir le deuxième coffre.

- Je te vois ! Je te vois ! Cria Mairéad.

- Je ne suis pas assez loin, se dit le Cheval Gris en reprenant sa course.

Il fut bientôt en vue de la maison de la veuve.

- Tant pis ! Se dit-il, il faut que j’en aie le cœur net !

Et il s’arrêta, prit le troisième coffre et voulut l’ouvrir.

- Je te vois ! Je te vois ! Cria Laura.

Le Cheval Gris n’insista pas plus. Il déposa les trois coffres devant la porte de la maison et retourna en hâte vers le tertre. Mais, quand il fut entré, il eut beau appeler et chercher partout, il ne découvrit aucune trace de Laura. Rongé par la douleur autant que par la colère, il se précipita au-dehors et, en quelques instants, il se retrouva à Sheltaig, devant la porte de la maison.

 

Là, il reprit son aspect humain et frappa à la porte.

- Entrez ! dit une voix.

Il n’hésita pas et se précipita à l’intérieur. Mais Laura était embusquée derrière la porte. Dès qu’il entra, elle fit voler à terre la tête du Cheval Gris d’un coup de barre de fer. Pour frapper plus fort, elle avait fermé les yeux. Quand elle les ouvrit de nouveau, elle se trouva en présence du plus beau jeune homme qu’elle eût jamais vu.

Ils se marièrent dans la même semaine. Le prince fit pleuvoir en abondance l’or et l’argent sur la mère et les deux filles aînées. Quant à Pussy, le petit chat noir et blanc aux yeux verts parsemés d’étoiles, il ne les quitta jamais plus.