Le
voleur de terre et le BOUDEDEO
Concoret
Armanel - conteur
Il y avait jadis, un vieil ouvrier agricole, qui s’appelait Mathurin et qui n’avait pour tout bien qu’un champ situé à Concoret entre Gaël et Mauron. Mathurin était un peu lichou, et il passait beaucoup de temps dans les tavernes ce qui lui coûtait beaucoup d’argent. Et il voyait bien que son champ était trop petit pour lui rapporter de quoi étancher sa soif. Juste à côté du champ de Mathurin, il y avait un autre champ, bien plus grand, séparé simplement par une borne en pierre plantée entre deux sillons. Ce grand champ appartenait à Jacques, un paysan de Saint-Léry.
Un
soir Mathurin, appuyé sur sa bêche, se disait:
— «
Ce n’est pas juste. Voyez Comme mon champ est petit, et comme celui
de Jacques est grand !. … »
Et,
en colère, il s’approcha de la borne en pierre, qu’il frappa
d’un coup de pied.
— « Tiens »,
se dit-il, « la borne n’est pas bien solide : je crois
qu’elle bouge ».
Alors,
Mathurin donna un second coup de pied.
— « Non,
elle n’est pas solide ; et puis la terre est molle ici… Oui,
c’est vraiment dommage, car du côté de Jacques, le terrain est
plus dur. Ah ! si la borne était plantée là-bas, on n’aurait
pas peur de la renverser, rien qu’en la poussant… Et maintenant,
qu’elle est par terre, il va falloir la replanter. »
C’est
alors que le diable lui souffla dans l’oreille :
—«
Plante-la plus loin, dans le terrain solide ».
— « Holà,
qui est-ce qui me parle ? » dit Mathurin en se retournant,
« Je ne vois personne … pourtant il m’a bien semblé que
quelqu’un a parlé… Oui, je suis sûr d’avoir bien entendu, et
ma foi, tous les sillons se ressemblent. Personne n’y verra rien. »
Et, tout en parlant ainsi, il se mit à faire un bon trou de l’autre côté du sillon, dans le terrain solide, comme il disait.
Mathurin
suait à grosses gouttes, pressé de finir sa besogne ; car le
jour baissait rapidement ; et chaque fois que Mathurin se
reposait pour reprendre haleine, il entendait encore cette maudite
voix lui disant :
— « Allons,
peureux, ne t’arrête pas en si bon chemin. »
Enfin, le trou fut fait à la taille de la borne, qui avait bien trois pieds de haut. Il ne restait plus qu’à la soulever et la porter d’un pas seulement, et le tour serait joué ; et Mathurin serait riche d’un sillon de plus… Riche !… mais son honnêteté aura pris un sacré coup.
Et voilà que notre voleur de terre se saisit de la pierre, la porte dans ses bras et la presse avec force contre sa poitrine. Elle est si lourde qu’il la serre comme s’il l’aimait ardemment. Il se baisse au dessus du trou et ouvre les bras : Et voilà !…
Eh
ben Non ! Malheur ! La pierre ne tombe pas dans le trou :
la borne se cramponne à Mathurin. Il recule, rompu, stupéfait,
stupide. Il se secoue comme un cheval éreinté sous le harnais.
Rien, rien ne bouge : la pierre est greffée sur son ventre.
— « A
l’aide! » Hurla Mathurin ; « au secours
J’étouffe !. À l’aide, Jacques mon ami; reprends ton
sillon et ta borne. »
Et Mathurin Bientôt, brisé de fatigue, sous le poids de son fardeau, tomba dans le trou qu’il avait creusé et y passa la nuit.
Le lendemain il fallut bien sortir du trou, ne fût-ce que pour manger. Mais que pouvait-il faire avec une borne sur l’estomac ? Il lui était impossible de rester au pays, de se montrer au village. Après bien des efforts et avec beaucoup de ruses, Mathurin réussit enfin à regagner son Penn-ty. Et là, bien au chaud, il eut une idée : il se dit que, si quelque diable ou sorcier l’avait emborné, il n’y avait que Dieu qui pouvait le désemborner.
Il
se mit donc en route pour la forêt voisine, dans laquelle demeurait
un saint ermite. Pour cacher sa borne, Mathurin avait pris sa blouse
la plus grande et rusait les murs. Tous les quatre pas, il était
obligé de s’appuyer aux fossés. Et il eut beau chercher des
chemins peu fréquentés, il tomba sur une bande de polissons du
village qui le reconnurent.
— « Mais
c’est Mathurin, qui vient par ici. Holà ! Mathurin ! Te
voila bien gras aujourd’hui. Qu’as-tu donc avalé pour être
devenu si gros ? » Demanda un des garçons ;
— « C’est
le cidre qu’il a bu à la dernière foire de Saint-Méen, qui bout
dans son ventre. » Ajouta un autre polisson.
— « Te
voilà donc devenu bossu par devant, vieux lichou » dit un
autre des garçons en le poussant.
Et
les quatre garnements se mirent tous à pousser le malheureux, qui
roula dans le fond d’un « Lagen » où ils le laissèrent
se débattre. Il y serait sans doute mort noyé, si l’ermite de la
forêt n’était pas passé par là. En voyant ce gros bonhomme se
rouler dans la mare, l’ermite le saisit par les jambes, et le tira
sur le bord de la mare.
— « Dieu
que cet homme est lourd », se disait le saint ermite. « Mais
grâce à Dieu, il n’est pas mort… Mais, c’est Mathurin. Il
faut qu’il ait bu une énorme quantité d’eau pour avoir gonflé
comme cela. »
_
« Ce n’est pas l’eau que j’ai bu », répondit
Mathurin en baissant les yeux.
— « Que
veux-tu dire ? Misérable pécheur, que tu as bu barrique
de cidre ? » gronda le saint homme.
_
« Hélas ! Non, non, mon père », répondit
l’ivrogne. « C’est une borne que j’ai collée, là, sur
mon ventre ».
En
disant cela, Mathurin soulevait sa blouse. Et le moine, vit en effet
dans quel état se trouvait Mathurin.
L’ermite
réfléchit un instant, puis il dit à Mathurin :
— « Tu
as certainement essayer voler de la terre. Alors, il faut que tu la
restitues à sonn propriétaire. Car c’est ton péché qui s’est
greffé sur ton ventre.
— « C’est
vrai, je l’avoue », balbutia Mathurin.
— « Et
tu rendras la terre, Mathurin ? »
— « Oui,
je rendrai… je rendrai la borne ».
— « La
borne et la terre, entends-tu ? »
— « Et
la terre », dit Mathurin avec un gros soupir.
— Bien
dit l’ermite : Alors je veux bien te remettre sur tes pieds…
Et maintenant voici ce que tu vas faire : Tu vas marcher droit
devant toi et chaque fois que tu rencontreras quelqu’un dans la
peine, tu lui rendras service, afin de te faire pardonner ta mauvaise
action ; et alors tu diras, en te frappant trois fois la
poitrine: « Pan,
pan, pan, où
la mettrai-je ? Où la mettrai-je ?… » Si la
personne que tu as aidée te répond : « Mets-la où tu
l’as prise », tu seras délivré ».
Mathurin
partit, droit devant, avec sa borne. Et, sur une côte raide, il
rencontra un vieux charretier qui conduisait une charretée de
pierres de carrière. Le cheval fatigué paraissait près de tomber.
Mathurin, sans rien dire, se mit à pousser à la roue, et soufflait
plus fort que le cheval.
— « Merci,
camarade », dit le charretier reconnaissant.
Puis,
quand la côte fut gravie, Mathurin demanda la permission de monter
dans la voiture, mais, après deux tours de roues, l’essieu de la
charrette se brisa en deux
— «
Malédiction sur toi ! « cria le conducteur ; « ma
charrette est cassée : Tu es donc aussi lourd que du plomb ? »
— « Presque
aussi lourd », répondit Mathurin. « Regardez, c’est
une pierre que je porte ».
Et
Mathurin de faire : Pan,
pan, pan, sur
sa poitrine ; et de dire : « Où la mettrai-je ?
où la mettrai-je ? »
— « Ça m’est
bien égal, méchant bossu », répondit le
charretier : « garde-la, puisque tu l’as voulue, et
laisse-moi en paix ».
Mathurin eut bien d’autres mésaventures dans son voyage : les maisons s’écroulaient quand il s’appuyait sur leurs pignons, les barques coulaient quand il montait dedans… et chaque fois qu’il rendait un service puis qu’il demandait: « Où la mettrai-je ? Où la mettrai-je ? » On lui répondait toujours : « Il faut la garder, puisque tu l’as prise. »
Un
beau jour que Mathurin se reposait au bord d’un chemin, il vit
venir un voyageur de très grande taille. Presque un géant.
L’inconnu avait une longue barbe blanche. Il faisait chaud. Le
voyageur filait comme le vent et suait en marchant.
— « Par
charité », lui dit Mathurin, « arrêtez-vous et
écoutez-moi ».
— « Je
n’ai pas le temps », fit le voyageur, en marquant le pas avec
rage ; « je ne pas m’arrêter plus de cinq minutes, tous
les dix ans. Et
pourtant je suis bien fatigué : je marche
depuis si longtemps ! »
— « C’est
comme moi », dit Mathurin, » je voyage depuis plus de six
mois ».
_
« Six mois ! La belle affaire ». Répondit l’homme,
« Il y a bien plus de mille ans que je marche, moi ».
— «Marie,
mère de Dieu ! » s’écria Mathurin ; «Mais alors
vous êtes le Boudedeo? »
— « Tu
l’as dit, mon fils. Adieu ».
— «
Reposez-vous au moins une minute », reprit Mathurin.
— « Impossible »,
soupira le Boudedeo, « je ne peux m’arrêter qu’une fois en
dix ans, et à condition qu’un bon chrétien m’offre une pierre
où m’asseoir, à moi qui ai repoussé le Sauveur, en lui disant :
« Marche, va-t-en d’ici ! »
— « Ô
Seigneur Jésus ! » s’écria Mathurin, « vous avez
chassé le Sauveur quand il portait sa croix ?
— « Oui,
pour mon malheur je lui ai refusé de s’asseoir sur le perron de ma
maison quand il me l’a demandé… Et alors, un ange m’a condamné
ne me disant : « Tu as refusé une pierre où s’asseoir
à un homme épuisé. Pour ta faute tu marcheras jusqu’au jour du
jugement dernier.» « Et depuis, je marche sans cesse, je marche
sans jamais sans m’arrêter … »
— « Eh
bien, moi je vous l’offre cette pierre que vous cherchez pour vous
reposer », lui dit Mathurin ; « venez, là, sur ma
poitrine ; ne craignez rien, c’est du solide ».
Alors,
le Boudedeo attendri, s’assit en pleurant sur la borne de Mathurin…
Trois minutes après, il se releva soulagé.
— « Merci »,
dit-il à Mathurin, « que puis-je faire pour te remercier ?
Dis-le moi vite, car il faut que je parte ».
_
« Où la mettrai-je ? Où la mettrai-je ? » Fit
Mathurin en découvrant sa borne.
—«
Il faut la mettre, mon fils, où tu l’as prise ». Répondit
le Boudedeo.
— « Ouf ! »
S’écria Mathurin, alors que la pierre disparaissait de sa
poitrine. « Je respire enfin ; Je suis libéré !!! »
En
effet la borne venait de se détacher de sa poitrine. Mais, il devait
encore remettre la pierre à sa place, et pour cela il fallait la
porter, et Mathurin se trouvait à plus de cent lieues de Concoret.
Le Boudedeo allongeait déjà ses longues et maigres jambes ; il
allait prendre sa course, lorsque Mathurin lui fit expliqua son
problème.
— « Si
ce n’est que cela », dit le Boudedeo en mettant la borne dans
sa grande poche, partons, partons tout de suite, car j’entends une
voix de tonnerre qui me crie : « Marche ! marche
encore ! » Suis-moi donc, si tu en es capable ».
— « Mais
vous connaissez le chemin de Concoret? » reprit Mathurin.
_
« Depuis le temps que je marche, je connais toutes les routes
du monde, mon ami, et toutes les mers et tous les pays de l’univers
Mathurin, qui n’avait plus sa borne sur l’estomac, courait comme un lièvre. La joie lui donnait des ailes, et quand il n’en pouvait plus, il demandait à son ami de marcher en rond dans la plaine, afin qu’il puisse reprendre son souffle. Le Boudedeo obéissait, et quand Mathurin était bien reposé, il reprenait sa marche.
Quand ils arrivèrent au pays, on fut bien étonné à Concoret, de voir le Boudedeo en personne, et Mathurin qui le suivait, un peu essoufflé, il est vrai.
Dès
qu’il fut arrivé auprès du champ de Jacques le Boudedeo tira la
borne de sa poche et la planta à son ancienne place et Mathurin
poussa un soupir de soulagement. Enfin, avant de partir le Boudedeo
s’écria, d’une voix épouvantable, en reprenant sa course :
_
« Attention,
Mathurin, à ne plus déranger les bornes. Je ne serai pas toujours
là pour t’aider !!! »