L’Ankou et le forgeron
Extrait de La Légende de la Mort d’Anatole Le Braz
Fañch
ar Floc’h était forgeron à Ploumilliau. Comme c’était un
artisan modèle, il avait toujours plus de travail qu’il n’en
pouvait exécuter. C’est ainsi qu’une certaine veille de Noël,
il dit à sa femme après le souper:
- Il faudra que tu ailles
seule à la messe de minuit avec les enfants : moi, je ne serai
jamais prêt à t’accompagner : j’ai encore une paire de roues à
ferrer, que j’ai promis de livrer demain matin, sans faute, et,
lorsque j’aurai fini, c’est, ma foi de mon lit que j’aurai
surtout besoin,.
A
quoi sa femme répondit :
- Tâche au moins que la cloche de
l’Elévation ne te trouve pas encore travaillant.
- Oh! fit-il,
à ce moment-là, j’aurai déjà la tête sur l’oreiller.
Et, sur ce, il retourna à son enclume, tandis que sa femme apprêtait les enfants et s’apprêtait elle-même pour se rendre au bourg, éloigné de près d’une lieue, afin d’y entendre la messe. Le temps était clair et piquant, avec un peu de givre. Quand la troupe s’ébranla, Fañch lui souhaita bien du plaisir.
-
Nous prierons pour toi, dit la femme, mais souviens-toi, de ton côté,
de ne pas dépasser l’heure sainte.
- Non, non. Tu peux être
tranquille.
Il se mit à battre le fer avec ardeur, tout en sifflotant une chanson, comme c’était son habitude, quand il voulait se donner du cœur à l’ouvrage. Le temps s’use vite, lorsqu’on besogne ferme. Fañch ar Floc’h ne le sentit pas s’écouler. Puis, il faut croire que le bruit de son marteau sur l’enclume l’empêcha d’entendre la sonnerie lointaine des carillons de Noël, quoiqu’il eût ouvert tout exprès une des lucarnes de la forge. En tout cas, l’heure de l’Elévation était passée, qu’il travaillait encore. Tout à coup, la porte grinça sur ses gonds.
Etonné,
Fañch ar Floc’h demeura, le marteau suspendu, et regarda qui
entrait.
- Salut ! dit une voix stridente.
- Salut !
répondit Fañch.
Et il dévisagea le visiteur, mais sans réussir à distinguer ses traits que les larges bords rabattus d’un chapeau de feutre rejetaient dans l’ombre. C’était un homme de haute taille, le dos un peu voûté, habillé à la mode ancienne, avec une veste à longues basques et des braies nouées au-dessus du genou. Il reprit, après un court silence:
-
J’ai vu de la lumière chez vous et je suis entré, car j’ai le
plus pressant besoin de vos services.
- Sapristi! dit Fañch,
vous tombez mal, car j’ai encore à finir de ferrer cette roue, et
je ne veux pas, en bon chrétien, que la cloche de l’Elévation me
surprenne au travail.
- Oh ! fit l’homme, avec un ricanement
étrange, il y a plus d’un quart d’heure que la cloche de
l’Elévation a tinté.
- Ce n’est pas Dieu possible! s’écria
le forgeron en laissant tomber son marteau.
- Si fait ! repartit
l’inconnu. Ainsi que vous travailliez un peu plus, ou un peu
moins!… D’autant que ce n’est pas ce que j’ai à vous
demander qui vous retardera beaucoup; il ne s’agit que d’un clou
à river.
En parlant de la sorte, il exhiba une large faux, dont il avait jusqu’alors caché le fer derrière ses épaules, ne laissant apercevoir que le manche, que Fañch ar Floc’h avait, au premier aspect, pris pour un bâton.
-
Voyez, continua-t-il, elle branle un peu : vous aurez vite fait de la
consolider.
- Mon Dieu, oui ! Si ce n’est que cela , répondit
Fañch, je veux bien.
L’homme s’exprimait, d’ailleurs, d’une voix impérieuse qui ne souffrait point de refus. Il posa lui-même le fer de la faux sur l’enclume.
- Eh
! mais il est emmanché à rebours, votre outil ! observa le
forgeron. Le tranchant est en dehors! Quel est le maladroit qui a
fait ce bel ouvrage?
- Ne vous inquiétez pas de cela, dit
sévèrement l’homme. Il y a faux et faux. Laissez celle-ci comme
elle est et contentez-vous de la bien fixer.
- A votre gré,
marmonna Fañch ar Floc’h, à qui le ton, du personnage ne plaisait
qu’à demi.
Et,
en un tour de main, il eut rivé un autre clou à la place de celui
qui manquait.
- Maintenant, je vais vous payer, dit l’homme.
-
Oh ! ça ne vaut pas qu’on en parle.
- Si ! tout travail
mérite salaire. Je ne vous donnerai pas d’argent, Fañch ar Floc’h,
mais, ce qui a plus de prix que l’argent et que l’or: un bon
avertissement. Allez vous coucher, pensez à votre fin, et, lorsque
votre femme rentrera, commandez-lui de retourner au bourg vous
chercher un prêtre. Le travail que vous venez de faire pour moi est
le dernier que vous ferez de votre vie. Kénavô! (Au revoir.)
L’homme à la faux disparut. Déjà Fañch ar Floc’h sentait ses jambes se dérober sous lui : il n’eut que la force de gagner son lit où sa femme le trouva suant les angoisses de la mort.
-
Retourne, lui dit-il, me chercher un prêtre.
Au chant du coq,
il rendit l’âme, pour avoir forgé la faux de l’Ankou.