J'ai rencontré l'Ankou

Armanel - conteur


Dans les années  dont je vous parle, je me déplaçais beaucoup à travers la Bretagne, tant pour mes loisirs que par besoins professionnels.
Quand je me trouvais dans la région de Morlaix, j'avais, comme on dit, mes habitudes dans une ferme qui accueillait les touristes en gîte rural et qui avait aussi deux chambres d'hôte. Le temps passant, j'étais devenu un familier du lieu et j'aimais bien y retourner car je m'y sentais presque  en famille.
Ce soir là, je m'étais arrêté dans un cabine téléphonique publique à Landivisiau (les téléphones portables n'existaient pas) pour avertir de mon arrivée et j'avais eu l'impression que Françoise n'avait pas sa bonne humeur habituelle (mais au téléphone, les impressions peuvent être trompeuses).
La bi-route (voie express) n'était alors qu'au stade de projet et la route de Landivisiau à Morlaix passait à travers des paysages que les automobilistes d'aujourd'hui ne connaissent plus. Arrivé à Saint Thégonnec j'allumais l'auto radio et emporté par la musique qui remplissait l'habitacle de ma 204 break, j'oubliais rapidement la mauvaise impression ressentie lors de mon coup de téléphone.

Ah, c'est toi ! As tu fais bonne route ? me demanda Françoise quand elle me vit pénétrer dans la cuisine.
C'est moi, Françoise ... Mais je n'ai pas vu Jean Claude dans la cour ni dans le hangar, tu es seule ce soir ?

Je regrettais un peu son absence, tout en me disant qu'il n'allait sûrement pas tarder à apparaître, car Jean Claude, mon ami Jean Claude, était passé maître dans l'art du calembour et de la répartie et les soirées passées ensemble étaient fort longues et joyeuses (quoique un peu fastidieuses pour ceux qui, parfois,  les partageaient avec nous).

Ne m'en parle pas ! me répondit Françoise. Il est couché, terrassé par la fièvre. La première fois que je le vois malade en 30 ans de mariage et ce grand nigaudouille ne veut pas que j'appelle le médecin.
Je demandais à Françoise si je pouvais passer un petit bonjour à Jean Claude. "Bien sûr" me répondit elle," Mais pas trop de blagues, faudrait voir à pas trop me le fatiguer".
Tandis que j'ouvrais la porte de la chambre "de derrière", je pus voir Jean Claude couché dans le grand lit. Sa tête semblait plus blanche que les draps et pendant que je m'approchais de lui j'entendais son souffle rauque qui sortait difficilement de sa poitrine. Je m'assis sur le bord du lit et lui prit la main; à ce moment je pus m'apercevoir que son corps était couvert d'une sueur glacée.
Jean Claude était étendu là de tout son long, immobile. Je pensais en moi même: "Celui ci a presque sa tête de mort"; Mais je le saluais cordialement, essayant même une ou deux réparties concernant les "tire au flanc" qui essayaient de vivre aux crochets de la sécu. Puis je retournais dans la cuisine en fermant doucement la porte derrière moi.
"Alors, comment tu l'as trouvé?" m'a demandé Françoise. "Plutôt fatigué" répondis-je, "je serai toi j'appellerais le médecin!"
"Oui, je sais" me répondit Françoise "C'est trop tard maintenant, j'appellerai le docteur Quintin demain matin. Pour le moment, je lui donne les louzous qui traînent à la maison ".
Nous avons passé une heure à discuter devant une tasse de Café-Du que Françoise avait accompagnée d'un pruneau à l'eau de vie, puis je l'ai quittée et j'ai regagné ma chambre...


On me traitait non  pas comme un client, mais comme un hôte, la chambre qui m'était réservée était la plus belle pièce de toute la maison. Elle possédait un parquet de chêne, un peu délabré, mais un parquet, tout de même, et d' "Epoque" s'il vous plaît !
D'habitude en passant la porte pour aller me coucher, je lançais au couple une ou deux plaisanteries, de préférence inédites, et, le lendemain matin, ces derniers me répondaient à ma farce en "Diskannant" sur ma sortie de la veille. Mais ce soir là, comme de juste, j'ai regagné silencieusement mes pénates. J'avais le cœur navré en pensant aux idées noires qui avaient traversé mon esprit quand j'avais aperçu Jean Claude cloué dans son lit.  J'étais vraiment bouleversé et un triste pressentiment m'avertissait qu'un de ces prochains jours je pourrais lire son avis de convoi dans la presse locale. C'était vraiment un sacré bonhomme que ce Jean Claude: serviable, compatissant, loyal, boute en train; Je me mis à  me remémorer tous les bons moments passés ensemble et je m'endormis.

Combien de temps durant mon somme ? Je suis bien incapable de le dire; Tout ce que je sais c'est que je me suis réveillé tous les sens en alerte. Quelqu'un marchait dans la chambre. Il me semblait bien que quelqu'un marchait dans la chambre. J'entendais le bois vermoulu du parquet qui craquait, comme sous les pas d'un individu; Je ne voyais pas qui  pouvait venir dans ma chambre au milieu de la nuit, à moins que ce ne soit Françoise qui, toute bouleversée par l'état de son homme, n'arrivait pas à dormir et recherchait quelqu'un avec qui parler.

J'ouvris doucement les yeux. La lune était pleine et, dans la chambre, il faisait clair comme en plein jour. Je parcourus toute la chambre du regard: Personne ! Je me décidais à poursuivre ma nuit et je me replongeais sous les draps quand je sentis comme un petit courant d'air traverser la pièce. Je dirigeais mon regard vers la fenêtre et je vis qu'elle était grande ouverte; je me suis dit que j'avais du oublier de la fermer avant de me coucher et qu'une rafale de vent l'avait poussée. Maugréant un peu, je sautais à bas du lit pour la verrouiller, et j'avais déjà la main sur la crémone lorsque quelque chose attira mon regard dans la cour.



Là, dans la cour, à deux ou trois pas de moi, je voyais, distinctement sous la lumière de la pleine lune, un homme qui faisait les cent pas, les bras derrière le dos. Un homme qui manifestement attendait. Attendait quoi ? Je ne savais pas, mais manifestement il marchait de long en large comme s’il cherchait à abréger l’ennui d’une trop grande attente. De ma fenêtre, ce que je voyais de lui était un grand chapeau large sur un corps grand et maigre. Dans la cour, près du vieux hangar, derrière ma Peugeot, je devinais la présence d’une vieille charrette, à moitié défoncée, que je n’avais pas remarquée en arrivant. Cette charrette était attelée de deux vieux chevaux efflanqués dont les crinières étaient si longues qu’elles traînaient par terre. Vous pensez bien que, tout pétri que je suis de culture bretonne, j’imaginais immédiatement à qui j’avais affaire. Mais je me disais : « Mon petit gars, retourne te coucher, le pruneau à l’eau de vie a été plus fort que toi ce soir ! »
Laissant la fenêtre comme elle était («  Un peu d’air frais te feras du bien » me disais-je ), je regagnais mon lit et essayais d’oublier ce mauvais rêve éveillé. Une fois dans le lit, je me blottis au fond des couvertures tout en laissant une petite ouverture à la hauteur de mes yeux, à travers laquelle je pouvais, par une vue plongeante, observer  ce qui se passait dans la cour. Pendant près d’une demi heure, l’homme passa et repassa devant l’embrasure de la fenêtre, et, à chaque fois, son ombre gigantesque se découpait sur le parquet de la chambre. Je recommençais à somnoler, quand j’entendis à nouveau le bruit de pas qui m’avait réveillé une heure auparavant. Regardant depuis ma « cachette » je vis un homme qui se tenait debout, immobile, à l’embrasure de la porte de la chambre, porte qui donnait accès dans la cuisine. Il ressemblait à tout point à l’autre, l’homme de la cour. Ils se ressemblaient tellement qu’on eut dit des jumeaux, mais autant le premier paraissait calme, autant celui-ci semblait, énervé, impatient, et sa tête bougeait dans tous les sens comme une girouette, comme quelqu’un qui cherchait et ne trouvait point.

Personnellement, je sentais quelques gouttes de sueur perler sur mon front et à mes tempes et j’avais l’impression d’avoir mes cheveux raides comme une brosse à chiendent. Bref : j’avais peur.
L’homme à la tête de girouette passa si près de moi qu’il frôla les draps, puis il est allé se poster près de la fenêtre où l’attendait l’homme de la cour. Ils ne se parlaient pas mais semblaient se comprendre et semblaient soulagés comme si tout rentrait dans l’ordre. Mais à ce moment j’entendis un nouveau bruit près de la porte de la chambre et je vis un autre individu venir de la cuisine, un individu qui visiblement trainait les pieds, trébuchait, se rattrapait, puis re-trébuchait en menant grand vacarme comme s’il était chaussé de sabots, de sabots trop grands pour lui. A ce moment, je me suis dit que c’était à moi qu’on en voulait. On voulait soit me dépouiller, soit attenter à ma vie, et plutôt que d’attendre comme un veau à l’abattoir je me dressais sur mon séant pour faire face à l’ennemi. L’homme aux sabots s’immobilisa à deux pas de moi. Je le reconnu tout de suite : c’était Jean Claude. Il me lança un regard désespéré qui me fit froid dans le dos et comme un coup de couteau dans le cœur. Puis, ayant poussé un long soupir, il me tourna brusquement le dos.
Et tout disparut : les fenêtres se refermèrent bruyamment et pendant quelques minutes je pus entendre sur le chemin d’exploitation le « Wig a wag » de l’essieu de la charrette. Il n’y avait pas de doute possible ; je n’avais pas rêvé, l’Ankou emmenait bel et bien Jean Claude pour son dernier voyage.



Je ne voulais pas rester seul dans ma chambre, je m’habillais puis je pénétrais dans la cuisine où je trouvais Françoise somnolente assise sur le « banc-tossel » qui leva la tête à mon approche.
« Comment va Jean Claude? »  lui demandais-je. Frottant ses yeux rougis de fatigue, Françoise me répondit : « Je suis restée le veiller, je pense que tout va bien, je crois qu’il à finalement pu se reposer. "Allons le voir ! » Répondis-je à Françoise, et nous nous dirigeâmes vers sa chambre. En effet, Jean Claude se reposait, reposait devrais-je plutôt dire, et de son dernier repos. Je lui fermais les yeux, non sans y avoir lu le même regard désespéré qu’il m’avait lancé avant de sortir par la fenêtre de ma chambre.
Vous penserez ce que vous penserez, et vous direz ce que vous direz, mais vous ne m’enlèverez jamais de la tête que Jean Claude, avant de partir, avait quelque chose à me dire. Et je ne me pardonnerai jamais, épouvanté comme je l’étais,  de l’avoir affolé avant qu’il puisse me passer son message.

D’après : la vision de Pierre Le Run.