LA
JUMENT DE
BOIS
Écoutez
l’histoire de la Gazek-koat
Armanel - conteur
Il y avait autrefois un vieux seigneur qui avait des tonnes d’or dans un souterrain creusé au-dessous de la cave du manoir de Lezquipiou. On disait aussi qu’il était sorcier, et que dans son écurie, en plus du vieux Laouïk, son cheval, âgé de vingt-quatre ans, il y avait une jument qui s’appelait Gazek-koat (la jument de bois) et ne mangeait pas plus de foin qu’un Pen-baz.
Par les temps de brume et de nuit noire, Lezquipiou enfourchait, et chaque fois il allait ramasser dans le fond des vieilles carrières de la montagne, ou dans les ruines abandonnées, des trésors qui venaient grossir ceux qu’il avait déjà accumulés dans la cave de son manoir.
A la même époque, vivait Fañch, le fils d’un vieux pillaouer (ramasseur de chiffons), qui avait quelques sous dans sa paillasse, et qui était surnommé Fanchik-le-Louche…
Fañch, qui allait sur ses 21 ans, voulait se marier richement et dit un jour, à son père:
— Mon père, moi je veux me marier, et je veux cent écus pour épouser la fille à Mathurin de Kergus.
— Je ne te donnerai pas cent écus , répondit le vieux pillaouer; un nigaud comme toi n’a besoin ni de femme ni d’argent. Tout ça c’est trop dangereux pour les sots.
— Eh bien ! C’est ce que l’on va voir répondit Fañch en louchant.
Là-dessus il se retira en méditant quelque tour dans sa caboche fêlée. Il prit, dans sa paillasse, trois pièces de six réales qu’il avait économisées sou à sou depuis trois ou quatre ans, et partit le soir, malgré la pluie, jusqu’au moulin du Drollar à une demi-lieue, où demeurait un meunier qui passait pour être un fameux sorcier.
Qu’allait-il faire par là, le pauvre louchard ? Acheter de la farine de méteil ou de blé noir ? Allait-il dire ses prières à la croix du Ster, ou bien couper des louzou dans la lande hantée, si la lune montrait sa figure pâle, au-dessus du Bugul-an-Diaoul (le Berger-du-Diable) ?
Non, Fañch n’allait pas acheter de farine : il avait assez de la galette rancie que son vieux père lui faisait avaler tous les soirs. Non, il n’allait pas dire ses prières à la croix, et la lune ne montrait pas sa face pâle au-dessus de la roche du Pâtre.
Bon ! mais qu’allait-il donc faire par là ? Rien du tout, si ce n’est loucher en regardant la porte de la maison de Postek, le meunier du Drollar, et ses pièces de trente sous tour à tour. Oh ! je crois qu’il y serait resté planté comme un menhir si, par hasard, Postek n’eût ouvert sa porte pour voir quel temps il faisait. Et comme Fañch se tenait bouche ouverte, à trois pas de la porte, le meunier aperçut aussitôt notre imbécile.
— Tiens, qu’est-ce que tu fais par ici, mon gars, lui dit Postek, à regarder mon moulin. Est-ce que tu voudrais jeter un sort sur ma farine, par hasard ?
— Non, non, Postek, dit Fanchik-le-Louche, ne vous fâchez pas : on sait que vous êtes assez honnête pour un meunier. Mais j’ai trente sous dans ma poche pour vous, si vous voulez…
Le meunier se calma aussitôt à l’idée de soutirer trente sous à Fañch l’innocent, et lui dit :
— Entre ici, mon garçon, la pluie tombe, le moulin ne tourne pas, et nous pourrons causer à l’aise.
Nos compères causèrent deux ou trois heures durant : dès neuf heures du soir, la première pièce de trente sous était dans la poche de Postek, et avant onze heures, les deux autres avaient pris même chemin. Finalement voici comme le meunier termina la conversation :
— D’abord, je te dirai, Fanchik, que trois pièces de trente sous c’est rien du tout pour un grand secret comme celui que je vais te livrer. Je risque ma peau à parler, vois-tu ; aussi tu vas jurer que le jour de tes noces avec Gaïk, la fille à Matho, tu me compteras douze écus de bon argent ; sinon, le lendemain, tu seras changé en lapin ou en lièvre, à ton choix.
— N’ayez pas peur, Postek, je ne serai pas changé en lièvre ; j’ai bien trop peur des coups de fusil.
— C’est bon ! Alors écoutes-moi bien, tu n’as qu’à te rendre au manoir de Lezquipiou, par une nuit noire vers minuit. Le seigneur ronflera très fort, car il boit un coup tous les soirs. Il n’a plus de valet, faute de payer les gages, et la vieille Cato, sa cuisinière, est encore plus soûle que lui. La porte de l’écurie ne ferme pas à clef: tu l’ouvriras en poussant le clenche qui est dans le haut de la porte. Une fois entré, tu trouveras la Gazek-koat à gauche du vieux Laouïk ; tu la traîneras dans la cour et puis tu monteras dessus.
— Mais, père Postek, ça doit être difficile à mener une jument comme cela. A-t-elle des oreilles et une crinière pour crocher dedans ?
— Non, mon fils, rien du tout, ni jambes non plus. Elle vole comme le vent, et un bon cavalier comme en fera ce qu’il voudra, à condition de lui avoir dit la formule magique :
Par-dessus mares et buissons,Dans la grotte où les trésors sont.
Bonne nuit, Fañch, et surtout ne va pas te tromper.
Le meunier ferma la porte au nez du pauvre louchard. Celui-ci prit d’abord le chemin de chez lui ; mais la nuit était noire, il n’était pas encore minuit, et comme Fañch était pressé d’épouser Gaïk, il tourna bride, et prit la route de Lezquipiou en marmottant la formule magique : mares et buissons…,. Bientôt il fut rendu sous les murs du vieux manoir. Tout était silencieux. Rien ne bougeait, sauf les girouettes rouillées qui disaient en tournant : graarr, graarr, et ça ressemblait à : pars, pars. Mais le diable poussait Fañch et il chercha la porte de l’écurie ; découvrit sans peine le clenche de bois, le poussa, et entendit aussitôt Laouïk qui croquait sa paille.
Bon, se dit Fañch la Jument-Maigre doit être tout à côté, sur la gauche.
Et il avança la main à tâtons… il n’avait pas fait quatre pas qu’il tomba sur le nez : ses pieds avaient rencontré comme une grosse bûche placée en travers de l’écurie.
— Oh ! oh ! fit Fañch en tâtant : je parie que c’est la Gazek-koat.
Alors, il saisit le morceau de bois qu’il traîna en dehors. Il lui sembla cependant entendre quelque bruit du côté du manoir, mais il était si occupé de chercher dans sa caboche ce que lui avait dit le sorcier du Drollar, qu’il n’y fit pas attention et continua à marmotter : — Mares et buissons… les trésors, les trésors sont… Oui, je crois que ça y est, allons, à cheval et gare à…
Mais une patte un peu lourde se posa sur son épaule et arrêta rudement notre cavalier. Une grosse voix lui cria en même temps :
— Que fais-tu là, fieffé voleur, avec ma Gazek-koat ? Réponds ou je t’étrangle !
— Moi, rien du tout, balbutia Fañch épouvanté ; c’est Postek qui m’a dit de venir ici pour avoir Gaïk ; c’est lui qui…
— Je m’en doutais, reprit Lezquipiou en reconnaissant Fañch ; ainsi, tu veux voyager sur ma jGazek-koat , et tu sais sans doute ce qu’il faut lui dire ? Voyons, continua le seigneur d’un ton engageant, n’aie pas peur et répète les paroles que Postek t’a apprises.
— Ma feiz (ma foi), j’ai oublié : vous m’avez fait tant de peur. Je ne sais plus que mares et buissons…
— Eh bien, Fanchik, reprit Lezquipiou, comme je veux que tu aies de l’argent pour épouser Gaïk, enfourche la Gazek.
— Heu ! je ne sais pas si je dois, dit Fañch en hésitant.
— N’aie pas peur, place-toi bien, et surtout tiens bon… À présent que te voilà en selle, tu n’as plus qu’à dire :
À travers mares et buissons, Dans la grotte où les trésors sont…
Fañch répéta mot pour mot ce que venait de dire Lezquipiou, et se sentit emporté comme une flêche… à travers les buissons et les mares.
Tantôt il traversait des haies d’épines et de ronces où il laissait des débris de ses vêtements et des lambeaux de sa pauvre peau ; tantôt, pour le rafraîchir, la jument maigre le traînait au beau milieu de la boue et des marécages. Fañch avait beau crier : Arrête, arrête, maudite bête ! Rien n’y faisait et l’impitoyable Gazek-koat n’en courait que plus fort et barbotait avec son cavalier dans tous les trous de fange du pays…
Enfin, la jument s’arrêta, et Fañch, surpris par la secousse, alla rouler sur le dos dans la plus belle mare que l’on eût encore rencontrée. Quand il put se dépêtrer, le malheureux était transi, écorché vif, couvert de boue et de sang, à moitié nu, le nez aplati, les joues déchirées, avec plusieurs bosses en plus et un œil en moins.
Fañch le borgne renonça aux aventures et voulut rentrer dans la maison de son père. Par malheur, il était si barbouillé que le vieux pillaouer ne le reconnut pas et le mit à la porte de chez lui. Alors Fañch Fanch alla voir si Mathurin serait de meilleure composition : Mathurin, le prenant pour un vagabond qui venait de se battre à quelque foire, le chassa à coups de fouet. Finalement, Fañch alla se plaindre au maudit sorcier du Drollar et lui dit :
— Postek, rends-moi du moins mon argent, puisque ta recette et la Gazek-koat ne m’ont servi qu’à barboter dans les mares et à perdre mon pauvre œil, comme tu vois.
— C’est que tu as mal employé ma recette, répliqua Postek, ou mal conduit la jument. Voyons, comment as-tu fait ?
— Ma feiz, comme j’allais monter dessus, Lezquipiou est arrivé en colère, et après m’avoir houspillé, il m’a dit qu’il voulait me voir épouser Gaïk et m’a dit de répéter après lui comme ça : À travers mares et buissons…
— Ah ! ah ! ah ! la bonne farce : à travers les mares ; je m’en doutais : ah ! ah !… Et le coquin de rire à se rouler. Enfin il se calma, et pour consoler Fañch il lui dit :
— C’est ce voleur de Lezquipiou qui t’a joué un mauvais tour : mais il n’y a pas grand mal, car je te trouve même plus joli garçon qu’auparavant. Prends donc patience, mon fils ; tout ce que je peux faire pour toi, c’est de te décrotter, afin que Gaïk pense comme moi en te voyant.
Là-dessus, le coquin poussa Fañch sous le déversoir de son étang, où la chute d’eau le rendit assez présentable.
— Maintenant, lui dit-il, ton bon père va te reconnaître, et dans trois semaines, pour sûr, Mathurin t’appellera : Mon fils…
Hélas ! trois semaines après, la fille de Mathurin en épousa un autre qui avait ses deux yeux, et Fañch le borgne passa le restant de ses pauvres jours à méditer sur son aventure de la jument maigre.
La Gazek treut, c’est comme notre destinée : au moment où nous croyons qu’elle nous porte au but, voilà qu’elle se cabre et nous jette au milieu du bourbier.