La Groac’h de l’Ile du Lok
Bretagne _ Lannilis
Armanel - conteur
Tous ceux qui connaissent Lannillis savent que c’est une des plus belles paroisses du Léon. Là, il y a toujours eu, outre les fourrages et les blés, des vergers qui donnent des pommes plus douces que le miel de Sizun, et des pruniers dont toutes les fleurs deviennent des fruits. Pour ce qui est des jeunes filles à marier, elles sont toutes sages et ménagères, du moins, à ce que disent leurs parents !…
Dans les temps anciens, alors que les miracles étaient plus courant dans la Basse-Bretagne que le sont aujourd’hui les baptêmes et les enterrements, il y avait à Lannillis un jeune homme qui s’appelait Houarn Pogamm et une jeune fille nommée Bellah Postik. Tous deux étaient cousins à la mode du pays, et leurs mères, quand ils étaient tout petits, les avaient élevés dans le même berceau, comme on le fait des enfants que l’on destine à être un jour maris et femmes, avec la permission de Dieu. Aussi avaient-ils grandi en s’aimant de tout leur cœur. Mais leurs parents étaient morts l’un après l’autre, et les deux orphelins, qui n’avaient pas d’héritage, furent obligés de se mettre en service chez le même maître.
Ils auraient pu se trouver heureux ; mais les amoureux ressemblent à la mer qui se plaint toujours.
— Si nous avions seulement de quoi acheter une petite vache et un pourceau maigre, disait Houarn, je louerais à notre maître un morceau de terre, le curé nous marierait, et nous pourrions vivre ensemble.
— Oui, répondait Bellah, avec un gros soupir ; mais nous vivons dans des temps si durs ! Les vaches et les porcs ont encore renchéri à la dernière foire de Ploudalmézeau ; pour sûr, Dieu ne regarde plus comment le monde va.
— J’ai peur qu’il ne faille attendre longtemps ! reprenait le jeune garçon, car ce n’est jamais moi qui finis les bouteilles, quand je bois à l’auberge avec des amis.
- Bien longtemps, répliqua la jeune fille, car je n’ai pu réussir à entendre le coucou chanter.
-
Un jour, Houarn vint trouver un matin Bellah qui vannait du blé dans l’aire, et lui annonça qu’il voulait partir pour chercher fortune.
La jeune fille fut bien attristée à cette nouvelle, et fit tout ce qu’elle put pour le retenir ; mais Houarn, qui était un garçon résolu, ne voulut rien écouter.
— Les oiseaux, dit-il, vont devant eux, jusqu’à ce qu’ils aient rencontré un champ de grain, et les abeilles jusqu’à ce qu’elles trouvent des fleurs pour faire leur miel ; un homme ne peut avoir moins de raison que des bêtes volantes. Moi aussi, je veux chercher partout ce qui me manque, c’est-à-dire le prix d’une vache et d’un pourceau maigre. Si tu m’aimes, Bellah, tu ne peux pas t’opposer à un projet qui nous permettra de nous marier.
La jeune fille comprit qu’elle devait céder, et elle dit à Houarn :
— Si tu dois partir, je veux partager avec toi ce qu’il y a de meilleur dans l’héritage de mes parents.
Alors elle conduisit le jeune garçon à son armoire et en tira une clochette, un couteau et un bâton.
— Ces trois reliques, dit-elle, ne sont jamais sorties de la famille. Voici d’abord la clochette de saint Kolédok ; elle a un son qui se fait entendre, quelle que soit la distance, et qui avertit nos amis des périls que nous courons. Le couteau a appartenu à saint Corentin, et tout ce qu’il touche échappe aux enchantements des magiciens ou du démon. Enfin, le bâton est celui que portait saint Vouga, il te conduit où vous voulez aller. Je te donne le couteau pour te défendre des maléfices, la clochette pour me faire connaître les dangers que tu cours, et je garde le bâton pour te rejoindre si tu as besoin de moi.
Houarn remercia sa promise, il pleura un peu avec elle, comme il le faut toujours quand on se sépare, puis il s’en alla vers les montagnes.
Mais c’était alors comme aujourd’hui ; et, dans tous les villages où il passait, Houarn était poursuivi par des mendiants qui, parce que ses braies étaient entières, le prenaient pour un seigneur.
— Par ma foi, pensa-t-il, ceci est un pays où je vois plus d’occasion de dépenser que de faire fortune : allons plus loin.
Il continua donc, en descendant, jusqu’à la côte, et arriva à Pont-Aven, qui est une jolie ville bâtie sur une rivière bordée de peupliers.
Là, comme il était assis à la porte de l’auberge, il entendit deux saulniers qui causaient en chargeant leurs mules et parlaient de la Groac’h de l’île du Lok. Houarn demanda ce que c’était ; ils lui répondirent que l’on donnait ce nom à une fée qui habitait le lac de la plus grande des iles Glénans, et que l’on disait aussi riche, à elle seule, que tous les rois réunis. Bien des gens étaient allés déjà dans l’île pour s’emparer de ses trésors, mais personne n’était revenu.
Houarn eut, tout de suite, envie de s’y rendre à son tour afin de tenter l’aventure. Les muletiers firent tout leur possible pour le décourager. Ils ameutèrent même tout les habitants de Pont-Aven en criant que des chrétiens ne pouvaient laisser ainsi un homme courir à sa perte, et on voulut retenir de force le jeune garçon. Il remercia de l’intérêt qu’on lui montrait, et se déclara prêt à abandonner son projet si l’on voulait seulement faire une quête dont le produit lui permettrait d’acheter une petite vache et un pourceau maigre ; mais, à cette proposition, les muletiers et tous les autres se retirèrent, en répétant que c’était un entêté et qu’il n’y avait aucun moyen de le retenir.
Houarn se rendit donc au bord de la mer, chez un batelier, qui le conduisit à l’île du Lok.
Il trouva sans peine l’étang placé au milieu de cette île, et qui est entouré de gazons marins à fleurs roses. Comme il en faisait le tour, il aperçut, vers une des extrémités, à l’ombre d’une touffe de genêts, un canot couleur de mer qui flottait sur les eaux dormantes. Ce canot avait la forme d’un cygne endormi, la tête sous son aile.
Houarn, qui n’avait jamais rien vu de pareil, s’approcha avec curiosité et entra dans la barque pour mieux la voir ; mais, à peine y eut-il mis le pied, que le cygne eut l’air de s’éveiller ; sa tête sortit de dessous ses plumes, ses larges pattes s’étendirent sur l’eau, et il s’éloigna brusquement du rivage.
Le jeune homme poussa une exclamation d’effroi ; mais le cygne avança vers le milieu de l’étang. Houarn voulut se jeter à l’eau ; alors l’oiseau enfonça sa tête dans les eaux et plongea, en l’entraînant avec lui.
Le Léonard, qui ne pouvait crier sans boire la mauvaise eau de l’étang, fut forcé de se taire et parvint ainsi à la demeure de la Groac’h.
C’était un palais de coquillage qui surpassait tout ce que l’on pouvait imaginer. On y arrivait par un escalier de cristal dont chaque marche chantait comme un oiseau, lorsqu’on y posait le pied! Tout autour, on voyait d’immenses jardins où grandissaient des forêts de plantes marines et des pelouses d’algues vertes toutes parsemées de diamants au lieu de fleurs.
La Groac’h était couchée dans la première salle, sur un lit d’or. Elle était habillée d’une toile vert de mer, fine et souple comme une vague ; ses cheveux noirs, entremêlés de corail, tombaient jusqu’à ses pieds, et son visage blanc et rose ressemblait, pour l’éclat, à l’intérieur d’un coquillage.
Houarn s’arrêta, tout ébloui de voir une créature si belle ; mais la Groac’h se leva, en souriant, et s’avança vers lui.
Sa démarche était si souple, qu’on eût dit un des flots blancs qui courent sur la mer. Elle salua le jeune Léonard.
— Sois le bienvenu, dit-elle, en lui faisant signe d’entrer ; il y a toujours place ici pour les étrangers et pour les beaux garçons.
Le jeune homme rassuré entra.
— Qui es tu, d’où viens tu et que veux tu ? ajouta la Groac’h.
— On m’appelle Houarn, répondit le Léonard. Je viens de Lannillis, et je cherche de quoi acheter une petite vache et un pourceau maigre.
— Hé bien ! viens, Houarn, reprit la fée, et ne t’inquiètes plus de rien, car tu auras tout ce que tu désires.
Elle l’avait fait entrer dans une seconde salle tapissée de perles, où elle lui servit de huit espèces de vins, dans huit gobelets d’argent sculptés. Houarn but d’abord une fois des huit vins, puis il les trouva si bons, qu’il en rebut huit fois de chacun, et, à chaque verre, il trouvait la Groac’h plus belle.
Celle-ci l’encourageait en lui disant qu’il ne devait point avoir peur de la ruiner, puisque l’étang de l’île du Lok communiquait avec la mer, et que toutes les richesses qu’engloutissaient les naufrages y étaient apportées par un courant magique.
— Sur mon salut, dit Houarn, que le vin avait rendu gai, je ne m’étonne plus si les gens de la côte parlent mal de vous ; les personnes si riches sont toujours des jaloux ; quant à moi, je ne demanderais que la moitié de votre fortune.
— Tu l’auras, si c’est ce que tu veux, Houarn, dit la fée.
— Comment cela ? demanda-t-il.
— Je suis veuve de mon mari le Korrigan, reprit-elle, et, si tu me trouves à ton goût, je deviendrai ta femme.
Le Léonard fut tout saisi de ce qu’il entendait. Lui, se marier à la Groac’h qui lui semblait si belle, dont le palais était si riche et qui avait plus de huit espèces de vins qu’elle laissait boire à discrétion !… Il avait, à la vérité, promis à Bellah de l’épouser ; mais les hommes oublient facilement ces espèces de promesses : ils sont, pour cela, pire que les femmes.
Il répondit donc poliment à la fée qu’elle n’était pas faite pour qu’on la refusât, et qu’il y avait joie et honneur à devenir son mari.
La Groa’ch s’écria alors qu’elle voulait préparer, sur-le-champ, le repas de la noce. Elle dressa une table qu’elle couvrit de tout ce que le Léonard connaissait de meilleur (outre beaucoup de choses qu’il ne connaissait pas) ; puis elle alla à un petit vivier qui était au fond du jardin, et elle se mit à appeler :
— Eh ! le procureur ! eh ! le meunier ! eh ! le tailleur ! eh! le musicien !
Et, à chaque cri, on voyait accourir un poisson qu’elle mettait dans un filet d’acier.
Lorsque le filet fut rempli, elle passa dans une pièce voisine et jeta tous les poissons dans une poêle d’or.
Mais il sembla à Houarn qu’au milieu des pétillements de la friture, de petites voix chuchotaient.
— Qui est-ce donc qui chuchote sous la poêle d’or, Groac’h ? demanda-t-il.
— C’est le bois qui pétille, dit-elle, en attisant le feu.
Un instant après, les petites voix recommencèrent à murmurer.
— Qui est-ce donc qui murmure, Groac’h ? demanda le jeune homme.
— C’est la friture qui fond, répondit-elle, en faisant sauter les poissons.
Bientôt les petites voix crièrent plus fort.
— Qui est-ce donc qui crie, Groac’h ? reprit Houarn.
— C’est le grillon du foyer, répliqua la fée, en chantant si haut que le Léonard n’entendit plus rien.
Mais ce qui venait de se passer lui avait donné à réfléchir, et, comme il commençait à avoir peur, il commença à sentir des remords.
— Jésus-Marie ! se dit-il, est-ce bien possible que j’aie oublié si vite Bellah pour une Groac’h, qui doit être fille du démon ? Avec cette femme-là je n’oserai même pas faire mes prières du soir, et je suis sûr d’aller en enfer.
Pendant qu’il se parlait ainsi, la fée avait apporté la friture, et elle le pressa de dîner, en lui disant qu’elle allait chercher pour lui douze nouvelles espèces de vins.
Houarn tira son couteau, tout en soupirant, et voulut commencer à manger ; mais, à peine la lame qui détruisait les enchantements eut-elle touché au plat d’or, que tous les poissons se redressèrent et redevinrent de petits hommes, portant chacun le costume de son état. Il y avait un procureur en rabats, un tailleur en bas violets, un meunier couleur de farine, un musicien en bragou braz, et tous criaient à la fois, en nageant dans la friture :
— Houarn ! Sauve-nous, si tu veux toi-même être sauvé !
— Sainte Vierge ! Quels sont ces petits hommes qui chantent dans le beurre fondu ? s’écria le Léonard stupéfait.
— Nous sommes des chrétiens comme toi, répondirent-ils ; nous étions aussi venus à l’île du Lok pour chercher fortune, nous avons consenti à épouser la Groac’h, et le lendemain du mariage, elle a fait de nous ce qu’elle avait fait de nos prédécesseurs qui sont dans le grand vivier.
— Quoi ! s’écria Houarn, une femme qui paraît si jeune est déjà la veuve de tous ces poissons !
— Et tu seras bientôt dans le même état, exposé aussi à être frit et mangé par les nouveaux venus.
Houarn fit un saut, comme s’il se fût déjà senti dans la poêle d’or, et courut vers la porte, ne songeant qu’à s’échapper avant le retour de la Groac’h ; mais celle-ci, qui venait d’entrer, avait tout entendu. Elle jeta son filet d’acier sur le Léonard qui se transforma aussitôt en grenouille, et alla le porter dans le vivier, où se trouvaient déjà ses autres maris.
Dans ce moment, la clochette qu’Houarn portait à son cou tinta d’elle-même, et Bellah l’entendit à Lannillis, où elle était occupée à écrémer le lait de la veille.
Ce fut pour elle comme un coup dans le cœur. Elle jeta un cri en disant :
— Houarn est en danger !
Et sans attendre autre chose, sans demander conseil à personne, elle courut mettre ses habits de grand’messe, ses souliers, sa croix d’argent, et sortit de la ferme avec son bâton magique.
Arrivée au carrefour, elle planta celui-ci dans la terre en murmurant :
De saint Vouga rappelle-toi !
Bâton de pommier, conduis-moi
Sur le sol, dans les airs, sur l’eau,
Partout où passer il me faut !
Le bâton se changea aussitôt en un cheval roux, peigné, sellé, bridé, avec un ruban sur chaque oreille et un plumet bleu au front.
Bellah le monta sans hésiter. Il partit d’abord au pas, puis au trot, puis au galop, et il allait si vite, que les fossés, les arbres, les maisons, les clochers passaient devant les yeux de la jeune fille comme les bras d’un dévidoir. Mais elle ne se plaignait pas, sachant que chaque pas l’approchait de son cher Houarn ; elle excitait, au contraire, le bidet, en répétant :
— Le cheval va moins vite que l’hirondelle, l’hirondelle va moins vite que le vent, le vent va moins vite que l’éclair ; mais toi, mon bidet, si tu m’aimes, il faut aller plus vite qu’eux tous ; car j’ai une part de mon cœur qui souffre, la meilleure moitié de mon cœur qui est en danger.
Le bidet l’entendait et courait comme une paille qu’emporte le tourbillon, si bien qu’il arriva enfin dans les monts d’Arrée, au pied du rocher que l’on appelle le Saut du cerf.
Mais là il s’arrêta, car jamais cheval ni jument n’avait gravi ce rocher. Bellah, qui comprit pourquoi il restait immobile, recommença à dire :
De saint Vouga rappelle-toi !
Bidet de Léon, conduis-moi
Sur le sol, dans les airs, sur l’eau,
Partout où passer il me faut !
Dés qu’elle eut achevé, des ailes sortirent des flancs de sa monture, qui devint un grand oiseau, et qui l’emporta au sommet du rocher.
Ce sommet était occupé par un nid fait de terre de potier et garni de mousse desséchée sur lequel se tenait accroupi un petit Korrigan, tout noir et tout ridé, qui se mit à crier quand il vit Bellah :
— Voici la jolie fille qui vient pour me sauver.
— Te sauver ! dit Bellah, qui es-tu donc, mon petit homme ?
— Je suis Jeannik, le mari de la Groac’h de l’île du Lok ; c’est elle qui m’a envoyé ici.
— Mais que fais-tu dans ce nid ?
— Je couve six œufs de pierre, et je n’aurai ma liberté que lorsqu’ils seront éclos.
Bellah ne put s’empêcher de rire.
— Pauvre cher petit coq, dit-elle, et comment pourrais-je te délivrer ?
— En délivrant Houarn, qui est au pouvoir de la Groac’h.
— Ah ! dis-moi ce qu’il faut pour cela ? s’écria l’orpheline.
— Hé bien donc, il faut deux choses, dit le Korrigan : d’abord te présenter à la Groac’h comme un jeune homme ; puis lui enlever le filet d’acier qu’elle porte à la ceinture et l’y enfermer jusqu’au jugement dernier.
— Et où trouverais-je un habit de garçon à ma taille, Korrigan?
— Tu vas le savoir, ma jolie fille.
À ces mots, le petit nain arracha quatre de ses cheveux roux, il les souffla au vent, en marmottant quelque chose tout bas, et les quatre cheveux devinrent quatre tailleurs dont le premier tenait un chou, le second des ciseaux, le troisième une aiguille, et le dernier un fer à repasser.
Tous quatre s’assirent autour du nid, les jambes en forme d’X, et se mirent à préparer un costume complet pour Bellah.
Avec la première feuille de chou, ils firent un bel habit piqué sur toutes les coutures ; une autre feuille servit au gilet ; mais il en fallut deux pour les grandes culottes à la mode de Léon. Enfin le cœur du chou fut taillé en chapeau, et le tronc servit à faire des souliers.
Quand Bellah eut revêtu ce costume, on eût dit un gentilhomme habillé de velours vert doublé de satin blanc.
Elle remercia le Korrigan, qui lui donna encore quelques instructions ; puis son grand oiseau la transporta, tout d’une volée, à l’île du Lok. Là, elle lui ordonna de redevenir bâton de pommier, et entra dans la barque en forme de cygne qui la conduisit au palais de la Groac’h.
À la vue du jeune Léonard, vêtu de velours, la fée parut ravie.
— Par Satan mon cousin, se dit-elle, voici le plus beau garçon qui soit jamais venu me voir, et je crois que je l’aimerai jusqu’à trois fois trois jours.
Elle se mit donc à faire de grandes amitiés à Bellah, en l’appelant mon mignon ou mon petit cœur. Elle lui servit à goûter, et la jeune fille trouva sur la table le couteau de saint Corentin, qui avait été laissé par Houarn. Elle le prit pour s’en servir à l’occasion, puis elle suivit la Groac’h dans le jardin.
Celle-ci lui montra les pelouses fleuries de diamants, les jets d’eau parfumés de lavande, et surtout le vivier où nageaient les poissons de mille couleurs.
Bellah parut si enchantée de ces derniers, qu’elle s’assit au bord de la pièce d’eau afin de mieux les regarder.
La Groac’h profita de son ravissement pour lui demander si elle ne serait pas bien aise de rester toujours en sa compagnie. Bellah répondit qu’elle ne demanderait pas mieux.
— Ainsi tu consentirais à m’épouser sur-le-champ ? demanda la fée.
— Oui, répondit Bellah, à la condition que je pourrais pêcher un de ces beaux poissons avec le filet d’acier que vous avez à la ceinture.
La Groac’h, qui ne soupçonnait rien, prit cela pour un caprice de jeune garçon, elle donna le filet, et dit en souriant :
— Voyons, beau pêcheur, ce que tu prendras.
— Je prendrai le diable ! cria Bellah, en jetant le filet ouvert sur la tête de la Groac’h. Au nom du Sauveur des hommes, sorcière maudite, deviens de corps ce que tu es de cœur !
La Groac’h ne put que jeter un cri qui se termina par un murmure étouffé, car le vœu de la jeune fille était accompli ; la belle fée des eaux était prisonnière.
Bellah ferma vivement le filet et courut le jeter dans un puits, sur lequel elle posa une pierre scellée du signe de la croix, afin qu’elle ne pût se soulever qu’avec celles des tombeaux, au jour du jugement dernier.
Elle revint ensuite bien vite vers le vivier ; mais tous les poissons en étaient déjà sortis et s’avançaient à sa rencontre, comme une procession de moines bariolés, en criant de leurs petites voix enrouées :
— Voici notre seigneur et maître, celui qui nous a délivrés du filet d’acier et de la poêle d’or.
— Et ce sera aussi celui qui vous rendra votre forme de chrétiens, dit Bellah, en tirant le couteau de saint Corentin. Mais comme elle allait toucher le premier poisson, elle aperçut, tout près d’elle, une grenouille verte qui portait au cou la clochette magique et sanglotait à genoux, ses deux petites pattes posées sur son petit cœur. Bellah sentit comme un coup intérieur, et elle s’écria :
— Est-ce toi, est-ce toi, mon petit Houarn, roi de ma joie et de mon souci ?
— C’est moi ! répondit le petit garçon engrenouillé.
Bellah le toucha aussitôt de la lame qu’elle tenait, il reprit sa forme, et tous deux s’embrassèrent, en pleurant d’un œil pour le passé et en riant de l’autre pour le présent.
Elle fit ensuite de même pour les poissons, qui redevinrent ce qu’ils avaient été.
Comme elle achevait, on vit arriver le petit Korrigan du Rocher du Cerf, traîné dans son nid, comme dans un char, par six grosses mouches de chêne qui étaient écloses des six œufs de pierre.
— Me voici, la jolie fille ! cria-t-il à Bellah ; le charme qui me retenait là-bas est rompu, et je viens vous remercier, car d’une poule vous avez fait un homme.
Il conduisit ensuite les deux amants aux bahuts de la Groac’h, qui étaient remplis de pierres précieuses, en leur disant d’y prendre à volonté.
Tous deux chargèrent leurs poches, leurs ceintures, leurs chapeaux et jusqu’à leurs larges braies de Léon ; enfin, quand ils eurent pris tout ce qu’ils pouvaient porter, Bellah ordonna à son bâton de devenir une charrette ailée assez grande pour les conduire à Lannillis avec tous ceux qu’elle avait délivrés.
Là, ses bans furent publiés, et Houarn l’épousa, comme il le désirait depuis longtemps. Seulement, au lieu d’acheter une petite vache et un pourceau maigre, il acheta toutes les terres de la paroisse, et il y établit, comme fermiers, les gens qu’il avait emmenés de l’île du Lok.