La foire haute de Morlaix
Armanel - conteur
Deux jeunes hommes du Ponthou se sont rencontrés sur la route qui les menait à Morlaix, pour la foire haute.
-*Demat, Denez ? Tu vas à la foire-haute ?
- *Fall eo an amzer, Prijañ. *Ya sur!.
- Moi aussi; faisons la route ensemble.
- *Mat tre ! Le temps nous paraîtra plus court !
C’étaient deux garçons intrépides qui aimaient bien les jeunes filles et que les jeunes filles aimaient bien aussi. On les surnommait les coqs du village et avaient fière allure avec leurs *Chupen-lost~pic et leurs énormes *Penn-baz.
Nos deux compères se sont dirigés vers Morlaix en passant devant l’auberge de la « Croix-Rouge »
_ « Eh bien, Denez, ton gousset est-il plein à craquer? »
_ « Un sou ! Un malheureux sou ! A peine de quoi boire une chope de cidre et c'est tout ! »
_ « Moi, je possède deux liards! »
_ « Deux liards et un sou ! c'est triste à dire, mais nous n'irons pas bien loin avec ça! »
Ils étaient là, à compter le peu de richesses qu’ils avaient quand Herveïc, un énorme gaillard taillé en hercule, les a rejoint. Herveïc était né non loin du Roc’hTrévézel dans la paroisse de Commana. On l'appelait Herveïc de Commana. C’était un gai-luron et avec lui on était toujours sûr de s'amuser ferme.
_ « *Demat deoc’h, prêts à rigoler? »a demandé Herveïc
_ « Un sou, pas plus! » a répondu Denez.
_ « Pas d'argent! » a continué Prijañ.
_ « Et alors ! Où est le problème ? On peut toujours trouver un moyen de s'.amuser sans argent! Ecoutez-moi et nous allons passer huit bons jours de fête à Morlaix, car nous ferons une foire dont vous vous souviendrez jusqu’à votre mort! A chacun sa part. Moi je me charge du logement et du pain. »
_ « A moi la viande » s'est écrié Prijañ.
_ « Quand à moi, je me charge du vin », a dit Denez .
_ « *Eus ar c’hentañ » a répondu Herveïc.
Et voilà nos trois loustics en quête d'une auberge ... qu’ils ont trouvé sur le quai de Tréguier. Et nos trois loustics ont été bien reçus par la patronne car c’est Herveïc qui a marchandé et on lui aurait donné le Bon Dieu sans confession!
Le lendemain, nos trois loustics étaient sur pieds, frais et dispos dès cinq heures.
Herveïc qui s'était chargé du logement et du pain est allé trouver l'hôtesse et lui a parlé sur un ton charmeur:
_ « Madame, nous vous remercions de nous avoir hébergés. Et comme nous venons pour huit jours à la foire haute jours nous aurions été heureux de rester chez vous. Mais c’est impossible car il n’y a pas de boulanger à proximité ... »
_ « Mais, monsieur, je peux vous fournir le pain! »
_ « Vous êtes bien bonne, madame; vous ajouterez le prix du pain à notre compte. »
_ « Oh ! Très bien ! Très bien ! »
L'hôtesse était enchantée, et je crois même qu'elle chuchota à l'oreille de son mari : « Bonne aubaine ! »
Hélas! Elle ne connaissait pas son hôte, et c’est peu de le dire!
_ « Voilà une bonne chose de faite, » a dit Hervéïc à ses deux comparses; « Nous avons le logement et le pain ... Mais le pain est bien sec. Si Prijañ nous fournit la viande et Denez le vin pour l'arroser nous serons heureux comme des Nababs »
Et les voilà partis.
Prijañ se dirige vers les halles, un panier au bras et un tablier blanc qui lui descend jusqu'aux genoux, se faisant passer pour un cuisinier. Il s'arrête devant l'étal d'un boucher.
_ « Je voudrais quinze livres de viande fraîche, cinq livres de bœuf, cinq de veau et cinq de mouton ... Je suis le nouveau garçon du curé de Saint-Melaine ... Monsieur le curé est très pressé : Il reçoit une grande délégation aujourd'hui...
_ « Ah! Vous êtes le nouveau garçon de monsieur le curé! ? Enchanté de faire votre connaissance! Jusqu'à présent, il s'adressait toujours en face. J'espère que vous viendrez souvent chez moi désormais. Tenez, voici votre panier. »
_ « Merci. Venez au presbytère avant la messe de neuf heures. Monsieur le curé vous paiera.»
_ « Oh! Ne vous inquiétez pas. J’ai confiance dans Monsieur le Curé »
A neuf heures, le boucher s’est rendu au presbytère. Le curé était absent. La *Karabasenn était seule dans la cuisine.
_ « *An Aotrou Person ? » a demandé le boucher.
_ « Monsieur le Curé est occupé à l’Église, à confesser. »
_ « A l’Église ? Pourtant, il m'a fait dire par le garçon de venir à neuf heures pour régler mon compte »
_ « Par le garçon ? »
_ « Oui, le nouveau garçon qui est venu ce matin acheter de la viande. »
_ « Le nouveau garçon? ... Acheter la viande? Sûr que vous vous trompez Monsieur; il n'y a pas de nouveau garçon ici et la provision de viande est faite depuis hier ! »
Ne sachant pas à quel saint se vouer, le boucher s’est rendu à l’église et s’est glissé dans le confessionnal. Le curé a fait le signe de croix :
_ « Mon fils, récitez le confiteor ... »
_ -« C'est pour mon argent Monsieur le Curé! ... Vous savez bien, mon argent.»
_ « Mon enfant, ne pensez pas qu’aux valeurs terrestres. Confessez sincèrement vos fautes et vous vous sentirez soulagé... »
_ «Mais, Monsieur le Curé, je ne suis pas ici pour me confesser, je viens pour vous réclamer mon argent ».
_ « Pauvre âme! » a murmuré le curé « Rentrez en vous-même, offrez à Dieu un cœur pénitent ... »
Pour le coup, le boucher a éclaté de colère :
_ « Jésus, Marie, Joseph ! Me comprenez-vous? Payez moi la viande que votre nouveau garçon est venu m’acheter ce matin! »
Le curé a demandé plus d’explications au boucher, et lui a assuré qu'il avait eu affaire à un loustic; son garçon n'avait pu lui acheter de la viande puisqu'il n'avait pas de garçon :
_ « Mon enfant, offrez ce sacrifice à Dieu ; Ce sera un acte méritoire qui pèsera dans la balance de vos bonnes actions. »
_ « Parbleu ! » s'écria le boucher en repartant, « il faut bien sinon que je l'offre, ce sacrifice, bien malgré moi! Et, du diable si on m'y reprend ! »
Pendant ce temps, Denez s’était rendu chez le marchand de vin. Le patron était absent. Il n'y avait là que le garçon
_ « Je voudrais un baril de bon vieux vin »
_ « A votre service, monsieur, si vous voulez bien me suivre ? »
Dans le magasin, il y en avait du vin: De quoi contenter Denez pour le reste de ses jours. Ce n'étaient que barriques et barils empilés de tous côtés .
_ « Peut-on goûter ?» demanda Denez.
_ « Certainement, monsieur! »
_ « Commençons par ce baril. »
Le
garçon enfonça le bouchon dans le baril. Le verre que Denez
tenait à la main fut plein en un instant et vide aussi rapidement. Comme le garçon avait oublié de prendre une clef pour reboucher le baril, Denez
a profité
de la situation :
_
« Mets ton doigt dans le trou pendant que je vais aller
chercher un autre bouchon »
Ce que le garçon a aussitôt fait.
Mais Denez s’est dirigé vers un autre baril qui se trouvait juste à côté:
_ « Et ce vin, est-il meilleur que l’autre? »
_ « Oh! Oui, monsieur! »
Le garçon n'avait pas fini de parler que le bouchon était enfoncé et le verre de Denez plein et vide de nouveau! Mais désormais il manquait deux bouchons au lieu d'un !
_ « Vite ! Vite! Regarde ça coule ! Allez mets doigt dans le trou ! » S’est écrié Denez.
Et voilà le garçon avec les deux mains occupées !
_ « Y en a-t’il encore un meilleur? »
_ « Oui, le baril qui se trouve là-bas sur les autres ! »
_ « Bien! Merci beaucoup ! »
Denez a mis le baril sur ses épaules et est parti tout content de lui. Pendant ce temps, le garçon ne riait pas : Il ne pouvait pas se lancer à la poursuite du voleur : Pensez donc ! Perdre deux barils pour essayer d’en sauver un !
Nos trois compères s'en donnent à cœur joie : Ils ont du pain, de la viande fraîche et du vin.
Mais la jouissance elle-même finit par devenir fastidieuse pour nos trois amis.
_ « Si nous allions à la recherche d'un cochon de lait? » dit un soir Herveïc, « C'est bon à la broche! »
_ « Je suis ton homme», a répondu Prijañ.
_ « *Ya, prest on da vont », a ajouté Denez.
Ils se sont arrêtés devant la première ferme venue et se sont dirigés vers le *Kraou, mais elle était vide.
_ « A défaut de petit cochon, il y a toujours la chèvre », a murmuré Denez.
La pauvre bête s’est laissée faire et nos trois lurons partirent.
Quand la lune s’est montrée Fanch a lâche un formidable *Puten Gast ! Car il avait vu que la chèvre était un bouc affreux. Denez voulait le jeter dans la rivière, mais Herveïc avait une autre idée.
_ « Suivez-moi,on va bien rire ! »
_ « *Gwelet e vo » a renchéri Prijañ
A minuit, ils sont arrivés en face de l'Eglise Saint Mélaine, Herveïc prend le vieux bouc dans ses bras robustes. Denez saisit la corde de la cloche et l’attache solidement aux cornes du bouc. Nos trois loustics se sont enfuis et la cloche se met en branle.
Job, le sacristain de Saint Mélaine, avait le monopole de la sonnerie et pourtant la cloche sonnait et... à minuit, en plus! Pas rassuré, il se dirige vers le porche, le plus lentement qu'il peut vers le porche quand la cloche reprend avec plus de fureur que jamais son lugubre carillon. Job, affolé, s'enfuit et vole chez le curé:
_ «Aotrou Person, Monsieur le curé ! »
A cette heure-là, Monsieur le curé était au lit.
_ « Qu'y a-t-il, Job? »
_ « La fin du monde! Monsieur le curé ... C'est le diable qui tire sur la corde en poussant d'affreux hurlements!
Et il expliqua tout ce qu'il avait vu et entendu.
_ « Es-tu bien sûr que c'est le diable? » demanda le curé.
_ « Oh! oui, j’ai.vu ses cornes ... Il a une barbe horrible au menton, tout son corps est velu ; ses yeux lancent du feu et il tire une langue... une langue, monsieur le curé, qui n'a rien de chrétien ! »
En faisant ce récit Job tremblait de tous ses membres:
_ « Que crains-tu? Homme de peu de foi ».
Sur les ordres du curé, Job remplit un saladier d'eau bénite et y plongea une branche de buis. Tout-à-coup, un cri strident comme un éclat de rire de démon traverse l'espace : Job, affolé de terreur, laisse là le curé. Le curé, lui, ne perd pas courage. Il plonge la branche de buis dans l'eau bénite et l'agite en ordonnant au démon de se retirer. Mais celui-ci redouble le vacarme.
Bientôt la population de Morlaix accourt en émoi: Les grenouilles de bénitier se jettent aux genoux de Monsieur le curé et demandent une bénédiction.Tout-à-coup, un homme fend la foule:
_ « Qu'y a-t-il? »
_ « Le diable! C’est le diable!
_ « Où ça, le diable? »
_ « Sous le porche ; il sonne la cloche ! »
Notre homme s'approche:
_ « Le diable ! Foi de Dieu! C’est mon vieux bouc qu'on m'a volé cette nuit! »
Et il détache son bouc, tandis que Hervéïc, Denez et Prijañ se tordent de rire
Hélas ! Toutes le bonnes choses ont une fin. Et le moment était venu pour nos trois gaillards de dquitter Morlaix. Mais comment régler l’ardoise pour la chambre? Denez et Prijañ sont un peu inquiets mais Hervéïc est aussi calme, qu’un roc dans la tempête.
_ « Mes amis, n'ayez peur. Je vais appeler l'hôtesse, lui demander mon compte, puis porter la main à ma bourse. Mais à ce moment-là, vous refuserez que ce ce soit moi qui paye. Et nous commencerons une dispute pour savoir qui va payer.
L'hôtesse est appelée.
_ « Combien vous doit-on, madame? » demande Hervéïc.
_ « Trente-six francs cinquante pour vous trois ».
_ -« Bien, madame je vous règle tout de suite ».
Et Hervéïc porte la main à la poche de son gilet.
_ « Pas question ! je vais régler ça, moi ! » s'écrie Denez.
_ « Non, ce sera moi! dit Prijañ.
_ « Non, moi! »
_ « Moi, te dis-je! »
_ « Non ! ce ·sera moi ! »
_ « Inutile de nous disputer? » dit Hervéïc. « Je sais comment faire pour nous départager! Faisons une partie de colin-maillard. »
_ « Madame voulez-vous nous rendre un service? Mettez un bandeau sur vos yeux; et le premier que vous toucherez paiera l'addition. »
_ « Volontiers », dit-elle, « c'est une bonne idée! »
Pendant qu'armée d'un balai, elle cherche à toucher un de nos amis, ceux-ci descendent l’escalier à pas de loup. Le mari est présent au comptoir.
_ « Patron », dit Hervéic, « nous avons réglé avec la patronne ».
-_ « Oui », ajoute Denez, « et elle nous a, dit de vous demander un dernier verre de rhum avant de partir».
_ « C'est la moindre des choses ! » dit le patron, qui leur sert un verre plein bord.
Et c’est la tête pleine de bons souvenirs, mais en titubant un peu, que Denez et Prijañ ont pris la route du Ponthou; tandis qu’Hervéïc est allé voir si le bourg de Commana était toujours à sa place,
Demat : Bonjour
Fall eo an amzer : Fait pas chaud
Ya sur : C’est sûr
Mat tre : Très bien
Penn-baz : Bâton de marche
Eus ar c’hentañ : Super !
Karabasenn : Bonne du curé
Puten Gast ! Juron breton ( A ne pas répéter)
An Aotrou Person : Monsieur le Curé
Ya, prest on da vont : Oui, prêt à partir avec toi
Kraou : soue, crèche à cochons
Gwelet e vo !: on verra bien !