La femme du Loup Gris

 Texte proposé par le conteur Armanel


IL y avait une fois un roi qui avait trois filles.
Les deux aînées lui plaisaient plus que la cadette, et il leur achetait toutes sortes de beaux vêtements et de parures et ne leur refusait jamais rien. C’était tous les jours pour elles des fêtes, des bals et des parties de plaisir.
Et pendant ce temps-là, leur cadette restait à la maison et n’avait d’autres vêtements que ce dont ne voulaient plus ses sœurs. Elle se tenait toujours à la cuisine, avec les domestiques, et s’assoyait sur un escabeau, au coin du foyer, le soir, pour écouter leurs chansons et leurs contes. Aussi ses sœurs l’avaient-elles surnommée Luduennic, c’est-à-dire Cendrillon, et ne faisaient aucun cas d’elle.
Le vieux roi aimait beaucoup la chasse. Un jour, il s’égara dans une grande forêt. Il rencontra un vieux château, qu’il ne connaissait pas et frappa à la porte. La porte s’ouvrit et il se trouva en présence d’un énorme loup gris. Il recula d’effroi et voulut fuir. Mais, le loup gris lui dit :
— N’ayez pas peur, sire ; entrez dans mon château, pour y passer la nuit ; j’ai à vous parler, et demain, on vous remettra sur le bon chemin, pour vous en retourner chez vous, car on ne vous fera pas de mal, ici.
Le roi entra, bien que peu rassuré.
Rien ne manquait, dans ce château. Il soupa avec deux loups, qui s’assirent à table comme des hommes, puis on le conduisit à une belle chambre à coucher, où il y avait un excellent lit de plume.
Le lendemain matin, quand il descendit de sa chambre, les deux loups l’attendaient près d’une table magnifiquement servie. Après qu’ils eurent mangé et bu, un des loups (ils étaient frères) dit au roi :
— Or ça, roi de France, parlons maintenant d’affaires. Je sais que vous avez trois filles, et il faut qu’une d’elles consente à m’épouser, ou il n’y a que la mort pour vous ; bien plus, mon frère et moi et les nôtres nous mettrons tout votre royaume à feu et à sang. Demandez d’abord à votre fille aînée si elle consent à me prendre pour époux, et venez demain me rapporter sa réponse.


Voilà le roi bien embarrassé et bien inquiet. 
— J’en parlerai à ma fille aînée, répondit-il. 
Les deux loups le remirent alors sur le bon chemin pour s’en retourner chez lui, et le quittèrent, en lui recommandant bien de ne pas manquer de revenir le lendemain.
— Hélas ! Se disait-il tout en marchant, jamais ma fille aînée ne voudra prendre un loup pour mari ; je suis un homme perdu !…
En arrivant à son palais, il vit d’abord Luduennic, qui l’attendait, près de la porte, triste et les yeux rouges, d’avoir pleuré, dans la crainte qu’il ne fût arrivé malheur à son père. Dès qu’elle l’aperçut, elle courut à lui pour l’embrasser. Mais, le roi ne fit pas attention à elle et il se hâta de se rendre auprès de ses deux aînées. Celles-ci étaient, comme toujours, occupées à se parer et à se mirer.
— Où donc êtes-vous resté passer la nuit, père ? Vous nous avez fait vous attendre, hier soir, et causé de l’inquiétude.
— Hélas ! Mes pauvres enfants, si vous saviez ce qui m’est arrivé !…
— Quoi donc ? Dites-nous vite, père.
— Je me suis égaré, dans la forêt, en chassant, et j’ai passé la nuit dans un vieux château, où deux loups m’ont donné l’hospitalité.
— Deux loups, père ? Vous plaisantez, sans doute, ou vous avez rêvé cela. Et que vous ont-ils donc dit, ces
loups ?
— Ce qu’ils m’ont dit ?… Hélas ! Rien de bon, mes pauvres enfants.
— Mais encore ? Dites-nous vite, père.
— Un d’eux, mes pauvres enfants, m’a dit qu’il lui faut une de mes trois filles pour femme, ou sinon il n’y a que la mort pour moi, et de plus, ils mettront tout le royaume à feu et à sang. Le voulez-vous prendre pour mari, ma fille aînée ?
— Il faut que vous ayez perdu la tête, mon père, pour me faire une pareille demande ; moi, prendre un loup pour mari, quand il y a tant de beaux princes qui me font la cour !
— Mais, ma fille, s’il me fait mourir, et s’il met tout le royaume à feu et à sang, comme il l’a promis ?…
— Et que m’importe, après tout ? Pour moi, je ne serai jamais la femme d’un loup, croyez-le bien.
Et le vieux roi se retira là-dessus, triste et soucieux.
Le lendemain, il retourna au château de la forêt, comme on le lui avait recommandé.
— Eh bien ! Lui demanda le loup gris, que vous a répondu votre fille aînée ?
— Hélas ! Elle m’a répondu qu’il faut que j’aie perdu la tête pour lui faire une proposition semblable.
— Ah ! Elle vous a répondu cela ? Eh bien ! Retournez chez vous, et faites la même demande à votre seconde fille.


Et le roi s’en retourna encore, le cœur plein de tristesse et de douleur et fit la même demande à sa seconde fille.
— Comment, vieil imbécile, lui répondit celle-ci, pouvez-vous me faire une pareille demande ? Je ne suis pas faite pour être la femme d’un loup, je pense.
Et elle tourna le dos à son père et alla se mirer. 
Le lendemain, le roi retourna au château de la forêt, la mort dans l’âme.
— Que vous a répondu votre seconde fille ? Lui demanda le loup gris.
— Comme son aînée, répondit le malheureux père.
— Eh bien ! Demandez, à présent, à la cadette si elle consent à me prendre pour mari.
Le roi retourna encore chez lui, accablé de douleur et se croyant perdu.
Il fit appeler dans sa chambre Luduennic, qui, comme d’ordinaire, était à la cuisine, avec les domestiques, et lui dit :
— Je veux vous marier, mon enfant.
— Je suis à vos ordres, mon père, répondit la jeune fille, étonnée.
— Oui, vous marier à un loup.
— A un loup, mon père !… s’écria-t-elle, tout effrayée.
— Oui, mon enfant chérie, car voici ce qui m’est arrivé : le jour où je me suis égaré dans la forêt, j’ai passé la nuit dans un vieux château où je n’ai trouvé pour habitants que deux énormes loups, dont l’un, un loup gris, m’a dit qu’il lui faudrait avoir une de mes filles pour femme, sinon il n’y avait que la mort pour moi, et que de plus il mettrait tout mon royaume à feu et à sang. J’en ai déjà parlé à vos deux sœurs aînées, et toutes les deux elles m’ont répondu que, quoi qu’il dût arriver, elles ne consentiraient jamais à prendre un loup pour mari. Je n’ai donc plus d’espoir qu’en vous, ma fille chérie.
— Eh bien ! Mon père, répondit Luduennic, sans hésiter, dites au loup que je le prendrai pour mari.
Le lendemain, le roi retourna, pour la troisième fois, au château de la forêt, et il n’était plus aussi triste, cette fois.
— Eh bien ! Que vous a répondu votre fille cadette ? Lui demanda le loup gris.
— Elle a répondu qu’elle consent à vous épouser.
— C’est bien ; mais, il faut alors faire les noces sans perdre de temps.

Les noces furent célébrées huit jours après, et il y eut beaucoup d’invités et de grands festins, et de belles fêtes. Le nouveau marié et son frère étaient à table en loups, ce qui étonna tout le monde, et les sœurs de Luduennic riaient et plaisantaient sur une union si étrange.
Quand les festins et les fêtes eurent pris fin, le nouveau marié et son frère firent leurs adieux à la société et retournèrent à leur château, au milieu des bois, en emmenant Luduennic.

Luduennic était heureuse avec son mari, et tout ce qu’elle désirait, elle l’obtenait de lui. Au bout de deux ou trois mois, le loup gris (car il était toujours loup) lui dit, un jour ;
— La noce de votre sœur aînée a lieu demain. Vous y irez, et mon frère et moi nous resterons à la maison. Voici un anneau d’or pour mettre à votre doigt, et vous ne verrez pas son pareil à la fête. Quand vous sentirez qu’il vous piquera légèrement le doigt, vous reviendrez à la maison aussitôt, quelle que soit l’heure et quelques efforts que l’on fasse pour vous retenir.
Le lendemain, Luduennic se rendit donc à la noce de sa sœur, dans un beau carrosse tout doré, et magnifiquement parée. Tout le monde fut ébloui par sa beauté et la richesse et l’éclat de ses vêtements et de ses parures.
— Voyez donc la femme du loup ! Disaient ses sœurs avec dépit et jalousie, car nulle ne pouvait rivaliser avec elle de beauté ou de toilette. 
On l’accablait de questions : si son mari se portait bien ; pourquoi il n’était pas venu à la noce ; s’il couchait avec elle en loup ; si elle était heureuse avec lui, et autres semblables.
Après le festin, il y eut des danses et des jeux de toute sorte, et Luduennic y prit aussi part et s’amusa beaucoup. Vers minuit, elle sentit sa bague qui lui piquait légèrement le doigt. Elle dit aussitôt :
— Il faut que je m’en aille immédiatement à la maison, mon mari m’attend.
— Déjà ? Restez encore un moment, lui dirent ses sœurs et tous ceux qui l’entouraient et la pressaient de questions. Amusez-vous, pendant que vous y êtes, vous aurez toujours assez de la société de votre loup.
Et elle resta encore un peu. Mais, sa bague la piqua plus fort, et elle se leva brusquement, sortit de la salle de bal, monta dans son carrosse et partit.
Quand elle arriva au château, elle trouva son mari étendu sur le dos, au milieu de la cour, et près de mourir.
— Ô mon mari bien-aimé, que vous est-il donc arrivé ? s’écria-t-elle.
— Hélas lui répondit le loup, vous n’êtes pas revenue à la maison, aussitôt que vous avez senti votre bague vous piquer le doigt, et de là vient tout le mal.
Elle se jeta sur lui et l’embrassa et l’arrosa de ses larmes, et le loup se releva alors, soulagé, et rentra avec elle au château.
Environ deux ou trois mois plus tard, le loup gris dit encore à Luduennic :
— Votre seconde sœur se marie demain, et vous irez encore à la noce. Mais, prenez bien garde d’y rester trop tard, comme l’autre fois, et de ne pas revenir à la maison, dès que vous sentirez votre bague vous piquer le doigt, autrement vous ne me reverriez plus.
— Oh ! répondit-elle, cette fois je reviendrai, à la première piqûre que je sentirai, soyez-en certain.
Et elle monta dans son beau carrosse doré, plus parée et plus belle encore que la première fois, et partit.
On ne parlait que d’elle et de son mari, à la cour de son père, pendant les fêtes. Elle était enceinte, et ses sœurs et toutes celles qui la jalousaient lui disaient :
— Dieu ! Ne craignez-vous pas de donner le jour à un petit loup ?
— Dieu seul le sait, répondait-elle, et il arrivera ce qu’il lui plaira.
Il y eut encore de la musique, des danses et des jeux de toute sorte, et l’on s’amusait beaucoup. Vers minuit, Luduennic sentit sa bague qui la piquait légèrement. 
— Oui, pensa-t-elle, il est temps que je m’en aille, car, cette fois, je ne veux pas rentrer trop tard,
Mais, elle était si bien entourée et on lui adressait tant de questions sur son mari, on vantait tant sa beauté et ses diamants et ses parures, qu’elle s’oublia encore, et même plus tard que la première fois.
Quand elle rentra, elle trouva encore son loup étendu sur le dos, dans la cour, les yeux fermés, la bouche ouverte et ne donnant plus aucun signe de vie. Elle se jeta sur lui, le pressa contre son cœur, l’arrosa de ses larmes, en s’écriant :
— Ô mon pauvre mari, je me suis encore oubliée, et je m’en repens vivement !…
Et elle pleurait à chaudes larmes et le serrait contre son cœur ; mais, hélas ! Il ne parlait ni ne bougeait ; il était froid et roide comme un cadavre. Elle le prit dans ses bras, le porta dans la maison, le déposa sur la pierre du foyer et alluma un bon feu dans l’âtre. Puis, elle le frictionna tant et si bien qu’il remua un peu, puis entrouvrit les paupières et la regarda avec tendresse. Enfin, il lui parla de la sorte :
— Hélas ! Vous n’avez pas encore obéi assez tôt à l’avertissement de votre bague, et vous êtes revenue trop tard à la maison ! A présent, il me faut vous quitter, et vous ne me reverrez plus. Je n’avais plus longtemps à rester sous cette forme de loup : dès que vous m’auriez donné un enfant, j’aurais recouvré une forme première, celle d’un beau prince, comme je l’étais auparavant. Maintenant, je vais habiter sur la montagne de Cristal, par delà la mer Bleue et la mer Rouge, et vous ne me reverrez que lorsque vous aurez usé en me cherchant une paire de chaussures de fer et une paire de chaussures d’acier.
Et il jeta sa peau de loup à terre et partit, sous la forme d’un beau prince. Son frère le suivit.
La pauvre Luduennic était désolée et elle pleurait, et s’écriait :
— Ô restez ! Restez, ou emmenez-moi avec vous !…
Mais, voyant qu’il ne l’écoutait pas, elle courut après lui en criant :
— En quelque lieu que vous alliez, je vous suivrai, fût-ce jusqu’au bout du monde !
— Ne me suivez pas ! Lui cria-t-il.

Mais, elle ne l’écoutait pas, et se mit à courir après lui.
Il lui jeta une boule d’or, pour l’attarder, pendant qu’elle la ramasserait. Luduennic ramassa la boule d’or, la mit dans sa poche et continua sa poursuite. Son mari laissa tomber une seconde boule d’or, puis une troisième, qu’elle ramassa également, sans cesser de courir. Elle courait mieux que lui, et, la sentant sur ses talons, il se détourna et lui envoya un coup de poing en pleine figure. Le sang coula en abondance, et trois gouttes en jaillirent sur la chemise blanche du prince, qui reprit sa course, de plus belle. Hélas ! La pauvre Luduennic ne pouvait plus le suivre, ce que voyant, elle lui cria :
— Je souhaite que personne ne puisse effacer ces trois gouttes de sang sur votre chemise, jusqu’à ce que j’arrive pour les enlever moi-même !
Le prince continua sa course, et Luduennic, qui s’était assise au bord du chemin, dit, quand son nez eut cessé de saigner :
— Je ne cesserai de marcher, ni de jour ni de nuit, que lorsque je l’aurai retrouvé, dussé-je aller jusqu’au bout du monde !
Alors, elle se fit faire une paire de chaussures de fer, et une paire de chaussures d’acier, s’habilla en simple paysanne, prit un bâton à la main et se mit en route.
Elle marcha, marcha, nuit et jour ; elle alla loin, bien loin, plus loin encore… Partout elle demandait des nouvelles de la montagne de Cristal, située par delà la mer Bleue et la mer Rouge, et personne ne pouvait lui en donner.
Voilà sa paire de chaussures de fer usée. Elle met alors ses chaussures d’acier et continue son chemin… Bref, elle marcha tant et tant, allant toujours devant elle, que ses chaussures d’acier étaient aussi presque usées, quand elle arriva au bord de la mer. Elle vit là, à l’angle de deux rochers, une hutte de l’apparence la plus misérable. Elle s’en approcha, poussa la porte, et aperçut à l’intérieur une petite femme, vieille comme la terre, et dont les dents étaient longues et aiguës comme celles d’un râteau de fer.
— Bonjour, grand’mère ! Lui dit-elle.
— Bonjour, mon enfant ; que cherchez-vous par ici ? répondit la vieille.
— Hélas ! Grand’mère, je cherche mon mari, qui m’a quittée et s’est retiré sur la montagne de Cristal, par delà la mer Bleue et la mer Rouge.
— Et vous avez fait beaucoup de chemin et souffert beaucoup pour venir jusqu’ici, mon enfant ?
— Oh ! Oui, mon Dieu, beaucoup de chemin et bien du mal !… et peut-être en pure perte ?… J’ai déjà usé une paire de chaussures de fer, et les chaussures d’acier que j’ai aux pieds sont aussi presque usées. Pouvez-vous me dire, grand’mère, si je suis encore loin de la montagne de Cristal ?
— Vous êtes sur la bonne route, mon enfant ; mais, il vous faudra encore beaucoup marcher et souffrir, avant d’y arriver.
— Au nom de Dieu, venez-moi en aide, grand’mère.
— Vous m’intéressez, mon enfant, et je veux faire quelque chose pour vous. Je vais appeler mon fils, qui vous fera passer la mer Bleue et la mer Rouge et vous mettra, en peu de temps, au pied de la montagne de Cristal.
Elle poussa un cri perçant, sur le seuil de sa porte, et, un instant après, Luduennic vit venir à elle, à tire-d’aile, un grand oiseau qui criait : Oak ! Oak !… C’était un aigle. Il descendit aux pieds de la vieille et lui demanda :
— Pourquoi m’appelez-vous, mère ?
— Pour faire passer la mer Bleue et la mer Rouge à cette enfant et la déposer au pied de la montagne de Cristal.
— C’est bien, répondit l’aigle ; qu’elle monte sur mon dos, et nous allons partir.

Luduennic s’assit sur le dos de l’aigle et celui-ci s’éleva avec elle en l’air, bien haut, traversa la mer Bleue et la mer Rouge et déposa son fardeau au pied de la montagne de Cristal ; puis il s’en alla. Mais, la montagne était haute, la pente roide et glissante, et la pauvre Luduennic ne savait comment s’y prendre pour arriver jusqu’au faîte. Elle aperçut un renard qui jouait avec des boules d’or, semblables à celles que lui avait jetées son mari, dans sa fuite précipitée, et qu’elle avait encore dans ses poches. Le renard faisait rouler ses boules d’or du haut de la montagne, puis il venait les reprendre, en bas. Il aperçut Luduennic, et lui demanda ce qu’elle cherchait par là.
Luduennic lui conta son histoire.
— Ah ! Oui, répondit-il, vous êtes Luduennic sans doute, la fille cadette du roi de France ? Votre mari doit se marier demain avec la fille du maître du beau château qui est sur le haut de la montagne de Cristal.
— Mon Dieu ! Que me dites-vous là ? s’écria la pauvre fille. Je voudrais bien lui parler ; mais, comment gravir cette montagne ?
— Prenez-moi la queue avec les deux mains, tenez bien, et je vous ferai monter jusqu’au sommet, répondit le renard.
Luduennic prit, avec ses deux mains, la queue du renard et put monter ainsi jusqu’au sommet de la montagne. Le renard lui montra le château où était son mari et retourna ensuite à ses boules d’or.
Comme Luduennic se dirigeait vers le château, elle aperçut des lavandières qui lavaient du linge sur un étang. Elle s’arrêta un moment à les regarder. Une d’elles tenait une chemise sur laquelle paraissaient trois taches de sang, et elle faisait de vains efforts pour les effacer. Voyant que c’était peine perdue, elle dit à sa voisine :
— Voici une chemise fine qui a trois taches de sang que je ne puis venir à bout d’enlever, et pourtant le seigneur veut la mettre demain, pour aller se marier à l’église, car c’est sa plus belle.
Luduennic entendit ces paroles, et, s’étant approchée de la lavandière, elle reconnut la chemise de son mari et dit :
— Si vous voulez me confier la chemise, un instant, je crois que je viendrai à bout d’en faire disparaître les taches.
La lavandière lui donna la chemise ; elle cracha sur les trois taches, trempa le linge dans l’eau, frotta, et les taches disparurent.
Pour reconnaître ce service, la lavandière invita Luduennic à venir avec elle au château, où on lui trouverait de l’occupation, tout le temps que dureraient la noce et les fêtes.
Le lendemain, au moment où le cortège était en marche pour l’église, Luduennic se trouva sur son passage, et près d’elle on remarquait une belle boule d’or placée sur un linge blanc. La belle fiancée vit la boule d’or, en passant, l’admira et témoigna le désir de la posséder. Elle envoya sa femme de chambre pour la lui acheter.
— Combien voulez-vous me vendre votre belle boule d’or ? demanda-t-elle à Luduennic.
— Dites à votre maîtresse que je ne donnerai ma boule d’or ni pour de l’argent ni pour de l’or.
— Ma maîtresse a pourtant bonne envie de l’avoir, reprit la chambrière.
— Eh bien ! Dites-lui que si elle veut me laisser coucher cette nuit avec son fiancé, elle l’aura ; mais pour rien autre chose au monde.
— Jamais elle ne voudra consentir à cela.
— Alors, elle n’aura pas ma boule d’or ; mais, allez lui rapporter ma réponse.
La femme de chambre revint vers sa maîtresse et lui dit :
— Si vous saviez, maîtresse, ce que demande cette fille pour sa boule d’or ?…
— Combien en demande-t-elle donc ?
— Combien ?… Oh ! Elle ne demande ni de l’argent ni de l’or.
— Quoi donc ?
— Il lui faudra, dit-elle, coucher cette nuit avec votre fiancé, sinon vous n’aurez pas sa boule d’or.
— Coucher avec mon mari, la première nuit de mes noces !… Quelle effrontée !
— Elle est bien décidée à ne pas céder sa boule à moins.
— Il me la faut, pourtant, coûte que coûte. Je ferai boire un narcotique à mon mari, avant de se coucher, de façon à le faire dormir profondément, toute la nuit, et il n’y aura pas de mal. Allez dire à cette fille que j’accepte, et apportez-moi la boule.
La femme de chambre retourna vers Cendrillon et lui dit :
— Donnez-moi votre boule d’or et m’accompagnez au château, ma maîtresse accepte.

Voilà la princesse en possession de la boule d’or et heureuse. Pendant le repas du soir, elle versa du narcotique dans le verre de son mari, sans qu’il s’en aperçût, et tôt après, il fut pris d’un sommeil si irrésistible, qu’il fallut le conduire à son lit, avant que les danses commencèrent.
Un moment après, Luduennic fut aussi conduite dans sa chambre.
Elle se jeta sur lui, dans son lit, et l’embrassa, en pleurant de joie et en disant :
— Je vous ai enfin retrouvé, ô mon époux bien-aimé ! Ah ! Si vous saviez au prix de combien de peine et de mal !
Et elle le pressait contre son cœur et arrosait son visage de ses larmes. Mais lui dormait toujours profondément et rien ne pouvait le réveiller. La pauvre femme passa toute la nuit à pleurer et à se désoler, sans pouvoir arracher ni une parole ni un regard à son mari. Au point du jour, la femme de chambre de la princesse vint lui ouvrir la porte et la faire sortir secrètement.

Ce jour-là, après dîner, on alla se promener dans le bois qui entourait le château. Luduennic avait encore étendu un linge blanc sur le gazon et placé dessus une seconde boule d’or, et elle se tenait debout auprès.
La princesse remarqua encore la boule d’or, en passant, et envoya de nouveau sa femme de chambre pour l’acheter.
— Combien votre boule d’or, aujourd’hui ? demanda-t-elle.
— Le même prix que hier, répondit Luduennic. 
La femme de chambre rapporta la réponse à sa maîtresse.
— Eh bien ! dit celle-ci, dites-lui que j’accepte, et qu’elle vous donne sa boule d’or.
Pendant le repas du soir, le prince, à qui l’on avait encore versé du narcotique dans son verre, s’endormit à table et fut porté à son lit, pendant que l’on dansait et s’amusait dans tout le château, et, comme la veille, la pauvre Cendrillon passa toute la nuit auprès de lui, à pleurer et à gémir, sans pouvoir le réveiller.
Cependant le frère du nouveau marié, qui avait sa chambre à côté, entendit les gémissements de la pauvre femme et ces paroles, qui l’étonnèrent beaucoup : « Ah ! Si tu savais tout le mal que j’ai eu à venir jusqu’ici !… Je t’ai épousé, quand tu étais loup et qu’aucune de mes sœurs ne voulait de toi, et maintenant, tu me reçois de cette façon !… Ah ! Que je suis malheureuse !… Je viendrai encore passer une nuit auprès de toi, la dernière, et si je te trouve toujours endormi et que je ne puisse t’éveiller, nous ne nous reverrons plus jamais !… »
Et elle pleurait et se désolait, à fendre l’âme.
Le frère du nouveau marié comprit, à ces paroles, ce qui se passait, et le lendemain matin, il dit à son frère :
— Luduennic est ici ! Voici deux nuits qu’elle passe près de toi, dans ta chambre, à pleurer et à se désoler, et toi, tu dors comme un rocher, et tu ne l’entends pas, parce que ta fiancée te verse du narcotique dans ton verre. Mais moi, je l’ai entendue, et ses larmes et sa douleur m’ont vivement ému. Elle passera encore cette nuit dans ta chambre, mais pour la dernière fois. Garde-toi donc bien de boire, ce soir, le vin que te versera ta fiancée, afin de pouvoir rester éveillé, car si tu dors encore, cette nuit, tu ne la reverras plus jamais.

Après le repas de midi, on alla encore ce jour-là, se promener dans le bois, et Luduennic était encore là avec sa troisième boule d’or placée sur un linge blanc, et, pour abréger, elle la céda à la princesse aux mêmes conditions que les deux premières.
Mais, cette fois, pendant le repas du soir, le prince ne but pas le narcotique ; il le jeta sous la table, sans que la princesse s’en aperçût. Pourtant, il feignit de succomber encore à un sommeil irrésistible, et fut porté dans sa chambre et couché dans son lit. Mais, il ne dormait pas, quand Luduennic fut introduite auprès de lui, pour la troisième fois. Ils s’embrassèrent avec transport, en pleurant de joie et de bonheur. Puis, Luduennic raconta à son mari les différents épisodes de son voyage, et toute la peine et tout le mal qu’elle avait éprouvés à sa recherche. Il vit clairement qu’elle l’aimait par-dessus tout au monde et fit serment de retourner avec elle dans son pays et de quitter sans regret son autre femme, qui ne l’aimait pas.
Le lendemain matin, on donna de beaux vêtements à Luduennic, et elle s’habilla en princesse, ce qu’elle était en effet. A dîner, le prince la fit asseoir à table à côté de lui, et il la présenta à la société comme une de ses proches parentes. Personne ne la connaissait, et tous les regards étaient fixés sur elle, ceux de la princesse surtout, qui n’était pas sans inquiétude et n’augurait rien de bon de la présence de cette étrangère.

Vers la fin du repas, on chanta, selon l’habitude, des chansons vieilles ou nouvelles, on raconta de beaux et rares exploits, quelques plaisanteries assez lestes même, et chacun contribua de son mieux à divertir et à égayer la société.
— Et vous, mon gendre, ne nous chanterez-vous pas quelque chose aussi, à moins que vous ne préfériez nous conter quelque belle histoire ? dit le maître du château.
— Je n’ai pas grand’chose à dire, beau-père, répondit le prince. Il y a pourtant une chose qui m’embarrasse, et sur laquelle je voudrais avoir votre avis et celui des hommes sages et expérimentés qui sont ici. Voici : J’avais un charmant petit coffret, avec une clef d’or dessus. Je perdis mon coffret et j’en fis faire un nouveau. Mais, aussitôt que je fus en possession du nouveau coffret, je retrouvai l’ancien, de sorte que j’en ai deux aujourd’hui, et un seul me suffit. Lequel des deux dois-je garder, beau-père, l’ancien ou le nouveau ?
— Respect et honneur toujours à ce qui est ancien, répondit le vieillard ; gardez votre vieux coffret, mon gendre.
— C’est aussi mon avis : gardez donc votre fille ! Quant à moi, je retourne dans son pays, avec ma première femme, que voici, et qui m’aime plus que l’autre !
Et il se leva de table, au milieu du silence et de l’étonnement général, prit Luduennic par la main et partit avec elle.
Les deux loups du vieux château de la forêt étaient des princes, fils d’un roi puissant. Ils avaient été obligés de revêtir des peaux de loups, en punition de je ne sais quelle faute.
Leur père mourut, peu de temps après leur retour en leur pays, et le mari de Luduennic lui succéda sur le trône, de sorte que Luduennic devint reine.
Ses deux sœurs avaient fait de mauvais mariages. Comme elle était toujours bonne, elle oublia leurs torts à son égard, et les appela auprès d’elle, à la cour, et les remaria convenablement.