LA DAME DE LLYN Y FAN    
 Pays de Galles  _ Carmarthenshire _ Myddfai  près de   Brecon

Proposé par Lord Blackwwood
Traduit par Armanel - conteur

Cela s’est passé il y a bien longtemps, quand les Gallois n’étaient pas des sujets du roi d’Angleterre. Il y avait, dans le  hameau de Blaen- sawdde, non loin de Llanddeusant, une femme veuve qui vivait péniblement dans une ferme avec son fils unique qui s’appelait Gwyn y Dwr. C’était un jeune homme courageux et travailleur, et sa mère ne savait que faire pour lui assurer une vie décente. Comme la terre qui entourait la ferme n’était pas des plus fertiles, la veuve envoyait tous les jours son fils faire paître ses quelques vaches sur les pentes des Montagnes Noires, près d’un lac qu’on appelait Llyn y Fan Fach. 

C’était un lac isolé, mais qui se trouvait dans un cirque de montagne et les prairies qui l’entouraient étaient toujours verdoyantes, et les troupeaux y trouvaient toujours une bonne herbe fraîche et de l’eau pour boire. C’est pourquoi la veuve tenait tant à ce que son fils aille faire pâturer les v aches le long du rivage de Llyn y Fan. Mais, Gwyn y Dwr avait toujours peur qu’une vache glisse sur les rochers et se noie dans les eaux du lac. Car le lac était, disait-on, très profond, et certains ajoutaient même que si on y jetait un caillou, il n’en atteindrait jamais le fond et qu’il continuerait à tomber éternellement bien au-delà de la terre et des abîmes infernaux. Voila pourquoi, chaque jour, Gwyn y Dwr s’asseyait sur un rocher, au bord de l’eau, et surveillait étroitement son troupeau.

  

Un matin de printemps, Gwyn y Dwr s’était levé très tôt et avait conduit ses vaches vers le lac, à travers des coteaux dont l’herbe commençait à pousser dru. Il s’assit sur son rocher habituel, laissant errer son regard sur la surface des eaux encore encombrée d’une brume légère, quand, tout à coup, il sursauta : au milieu du lac, il venait d’apercevoir, une femme qui peignait ses longs cheveux et les faisait retomber en blondes ondulations sur ses épaules nues. Gwyn y Dwr n’en croyait pas ses yeux : jamais encore il n’avait eu une vision aussi éblouissante, jamais il n’avait vu de femme aussi belle. Il se demanda s’il était bien réveillé ou s’il n’était pas en train de s’assoupir et de faire un de ces rêves délicieux que l’on fait au petit matin quand on n’arrive pas sortir des brumes du sommeil. Mais la brume s’était dissipée sur le lac, et Gwyn y Dwr voyait nettement la jeune femme qui continuait à peigner sa chevelure, tandis que la surface immaculée du lac qui lui tenait lieu de miroir lui renvoyait son image parfaite.

 

Un peu effrayé par cette apparition, mais aussi saisi d’admiration pour cette créature dont la beauté semblait irréelle, Gwyn y Dwr se leva, s’approcha du rivage et, sans réfléchir, il tendit à l’inconnue le pain d’orge et le fromage qu’il avait apportés pour son repas.

La Dame du Lac regarda attentivement Gwyn y Dwr, puis le pain et le fromage qu’il lui offrait. Elle sourit à Gwyn y Dwr, mais sa tête esquissa en même temps un geste de refus. Déçu, Gwyn y Dwr, mit les pieds dans l’eau et s’avança vers l’endroit où elle se trouvait. Il eut abientôt de l’eau jusqu’aux genoux. Alors, la jeune femme alla vers lui et lui tendit le bras. Il allait lui toucher la main quand elle se déroba et s’enfonça dans le lac en disant :
_ « Ton pain est trop dur et trop cuit pour moi ! Il te faudra autre chose pour me prendre ! »

Alors que la jeune femme avait disparu depuis longtemps,  Gwyn y Dwr resta sur le bord du lac, sans pouvoir détacher son regard des eaux profondes et vertes qui avaient repris leur calme habituel. Enfin, comme il se faisait tard, il se décida à regagner la ferme de sa mère, un peu triste et désemparé, mais rêvant sans cesse à la beauté de celle qui était apparue en surgissant de la brume au milieu du lac.

Gwyn y Dwr ne prononça pas un seul mot de toute la soirée. Sa mère inquiète de le voir dans cet état lui demanda s’il n’était pas malade. Il lui répondit qu’il allait très bien et se replongea dans son mutisme. La veuve n’insista pas, et le repas se déroula dans le silence le plus absolu.

 

Le lendemain matin, Gwyn y Dwr se leva de très bonne heure et se dépêcha d’emmener le troupeau sur les pentes de la montagne. Il reprit sa place sur son rocher, fixant son regard sur les eaux du lac dans l’espoir de voir apparaître de nouveau la jeune femme qui peignait ses cheveux d’or dans la brume. Il en oublia de surveiller ses bêtes, et le soir venu, il s’aperçut que certaines d’entre elles se trouvaient sur le bord d’un ravin, en grand danger d’y glisser. Il voulut se précipiter à leur aide, mais au même moment, la jeune femme apparut à la surface des eaux. 

Gwyn y Dwr s’arrêta de courir et se figea complètement envoûté. Puis il se dirigea vers le bord du lac et, comme la veille, tendit son pain et son fromage à la femme en un geste d’offrande qui ne laissait aucun doute sur la réalité de ses sentiments. Il osa même lui adresser la parole.
_ «  Femme ! » Lui dit-il, »prends ceci en témoignage de mon amour envers toi et sois assurée que jamais, de toute ma vie, je ne cesserai d’être à ton service ».

La jeune femme le regarda et secoua la tête.
_ «Ton pain est mal cuit et mal levé. Je ne n’en veux pas».

Et elle plongea sous les eaux, comme elle l’avait fait le soir précédent. Mais son sourire charmeur relancèrent l’espoir dans le cœur du jeune homme, de sorte qu’il renonça à se soucier de ses refus et que le souvenir de ces sourires le charma pendant qu’il rentrait chez lui. 

Sa mère, toujours très étonnée de le voir aussi pensif, lui en demanda la raison. Cette fois, il lui raconta tout ce qui s’était passé.
_ « Écoute moi bien », lui répondit la veuve. « Demain, il faudra lui apporter un pain ni trop cuit, ni pas assez, mais qui soit bien levé ».

 

Et c’est ainsi que le lendemain, le jeune homme partit de bonne heure avec son troupeau sur les bords du lac. Il s’assit sur son rocher, se préoccupant bien peu de ses bêtes, les yeux fixés sur la surface des eaux, tremblant d’anxiété et le cœur troublé. Il attendit tout le jour sans rien voir ni entendre, jusqu’à ce que la nuit commençât à tomber. En proie au plus noir désespoir, il se préparait à repartir et jeta un dernier et triste regard sur le lac, quand, à son grand étonnement, il aperçut plusieurs vaches marcher sur la surface du lac. Et peu après, la jeune femme surgit à son tour et vint vers le rivage, plus belle que jamais avec sa chevelure inondée par les rayons rouges du soleil couchant. 

Gwyn y Dwr lui tendit son pain et son fromage, mais cette fois-ci, la Dame du Lac les prit et, en souriant, elle lui dit :
-_ « Ton pain est bien cuit et bien levé. Je serai à toi si tu le veux ».

 Le jeune homme n’en croyait pas ses oreilles. Il répondit en balbutiant qu’il le voulait et qu’il n’y aurait pas de meilleur mari que lui.
-_ « Oui », reprit la Dame du Lac, » je serai ton épouse puisque tu le désires, mais fais bien attention: je t’abandonnerai sans retour  si jamais toi que si tu me frappes trois fois sans raison».
_ « Oh ! » s’écria le jeune homme, « comment pourrais-je jamais te frapper sans raison ? »
_  « Je te le dis et te le répètes ! Souviens-toi seulement de cette condition.

Le cœur de Gwyn y Dwr était submergé de joie. Mais à son grand désarroi, la jeune femme plongea alors sous les eaux et disparut. La nuit tombait et l’ombre envahissait de plus en plus la montagne. Des brumes légères montaient de la surface du lac. Au comble du désespoir, de Gwyn y Dwr voulut se précipiter lui-même dans les eaux, pensant qu’il ne pourrait plus vivre sans la femme qu’il aimait. Il la rejoindrait ainsi, ou bien il mourrait.

C’est alors qu’elle réapparut. Mais elle n’était pas seule, elle était accompagnée d’un vieil homme, d’un stature impressionnante et aux longs cheveux d’une blancheur de neige, et aussi d’une autre femme, qui lui ressemblait comme une sœur jumelle, à tel point que Gwyn y Dwr se trouva dans l’impossibilité de dire qui était celle qu’il aimait. Le grand vieillard s’approcha de lui.
_ « Jeune homme », dit-il, « sois le bienvenu parmi les miens. Je sais que tu désires épouser l’une de mes filles, et j’y consens bien volontiers, mais à condition que tu puisses reconnaître entre mes deux filles quelle est celle vers qui penche ton cœur. » 

Les deux soeurs prirent pied sur la rive et se placèrent devant Gwyn y Dwr. Il les regarda attentivement l’une et l’autre, et plus il les regardait, moins il ne pouvait faire de différence entre elles, car elles étaient parfaitement identiques. Plein d’angoisse et de douleur, il allait renoncer à son choix quand il s’aperçut que l’une des deux femmes bougeait imperceptiblement le bout de son pied comme s’il s’agissait d’un signe qu’elle voulait lui donner. Aussitôt, il la désigna comme celle qu’il aimait plus que tout au monde.
_ « Tu as bien choisi, » dit le vieillard. « Sois donc un bon et fidèle mari pour ma fille. Je te donnerai en dot un grand troupeau de vaches, de chèvres, de moutons et de chevaux. Avec ce troupeau, tu seras toujours à l’abri du besoin, jamais rien ne vous manquera à tous deux et à vos enfants. Mais souviens-toi que si tu la frappes trois fois sans raison, elle reviendra vers moi et emmènera avec elle tout le troupeau, aussi bien ses bêtes que les tiennes. »

Puis le vieillard fit sortir le troupeau du lac et, une à une, les bêtes abordèrent la rive et se rassemblèrent dans la prairie. Et, ce soir-là, la Dame du Lac partit avec Gwyn y Dwr vers la ferme de la veuve. Celle-ci fut bien étonnée de la beauté de la jeune femme et de l’abondance du troupeau, mais elle en fut aussi tout heureuse et manifesta sa joie en accueillant celle qui allait devenir l’épouse de son fils.

Gwyn y Dwr et la Dame du Lac vécurent donc ainsi de nombreuses années dans le bonheur et dans l’abondance. Ils quittèrent la pauvre ferme de Blaensawdde et allèrent s’installer à Esgair Llaethdy  où le troupeau prospéra dans les verts pâturages qui entouraient la maison. Ils eurent trois fils d’une beauté et d’une intelligence remarquables, et leurs richesses ne firent que s’accroître au cours des années. 

Comme ils résidaient non loin de la ville de Mydfai, ils étaient souvent invités chez les uns et les autres, car on les respectait beaucoup et on enviait leur bonheur sans mélange. Or, un jour qu’ils étaient présents à un festin de baptême, Gwyn y Dwr, quelque peu échauffé par les bons vins qu’il avait bus, tapota doucement, par plaisanterie, l’épaule de sa femme avec un gant. Celle-ci recula en poussant un cri.
_ « Souviens-toi, » lui dit-elle, « que tu ne dois pas me frapper trois fois sans raison. Or, tu viens de le faire pour la première. Sois prudent désormais et méfie-toi de tout geste inconsidéré de ta part. Je n’y peux rien moi-même, car c’est la loi de mon peuple ».

Gwyn y Dwr fut bien mortifié et regretta amèrement son geste. Il promit d’être prudent à l’avenir. Mais plus le temps passait, plus il avait tendance à oublier cet interdit. Un jour, les deux époux furent invités à un grand mariage. Il y avait là des gens qui étaient venus de partout : ils étaient gais, ils riaient, ils plaisantaient, ils chantaient et menaient grand bruit. En revanche, la Dame du Lac demeurait triste. Elle jetait de temps à autre un regard plein de mélancolie sur les deux jeunes gens dont on fêtait l’union, puis brusquement, elle éclata en sanglots et versa d’abondantes larmes.

Gwyn y Dwr s’approcha d’elle et lui tapota légèrement l’épaule.
_ « Qu’as-tu donc à pleurer ainsi ? » lui demanda-t-il.

 Elle se retourna brusquement et poussa un cri.
_ « C’est la deuxième fois que tu me frappes sans raison », lui dit- elle. « Je t’avais pourtant recommandé d’être prudent. Souviens-toi que si tu me frappes encore une fois, je ne pourrai plus rester avec toi. Maintenant, si tu veux savoir pourquoi je pleure, je vais te le dire : je pensais à ces jeunes gens qui entrent gaiement dans leur vie de couple, ignorants qu’ils sont des soucis et des peines que cela leur réserve. Toi, tu n’as connu que le bonheur, mais saches que ce bonheur est fragile. » 

Gwyn y Dwr fut tout honteux d’avoir oublié les conseils de prudence de sa femme. Il lui promit une nouvelle fois qu’il se garderait désormais de tout geste inconsidéré. Il était si heureux... Il aimait la Dame du Lac autant que le jour où elle lui était apparue pour la première fois et elle avait pour lui une tendre affection qui rendait plus pénible et plus douloureuse la crainte du danger qui les menaçait si l’insouciance de Gwyn provoquait la castastrophe. Quant à leurs trois fils, ils grandissaient en force, en sagesse et en beauté. 

Un jour, les deux époux se rendirent ensemble à un enterrement. Au milieu du deuil et de la tristesse générale, la Dame du Lac parut soudain d’une gaieté exubérante, au grand scandale de toute l’assistance. Son mari, confus et vexé, voulut arrêter cette hilarité. Il lalui tapota légèrement l’épaule en disant :
_ « Pourquoi ris-tu ainsi alors que tout le monde est triste ? « 
_ « Je ris, » répondit-elle, « parce que les morts sont heureux : ils ont quitté ce monde d’épreuves et de souffrances. Mais tu viens de me donner un troisième coup. Je ne peux plus demeurer avec toi au milieu des humains. »

 Et avant que quelqu’un essaye de  la retenir, elle sortit de la maison et se précipita vers Esgair Llaethdy. Là, elle rassembla les troupeaux, le sien et celui de son mari, puis elle les poussa sur le chemin qui menait à Llyn y Fan. Gwyn y Dwr les suivait avec peine. Quand il parvint au lac, il entendit sa femme appeler chacune des bêtes par leur nom et, à chaque fois, la bête plongeait sous les eaux. Elles y disparurent toutes les unes après les autres sans laisser la moindre trace, sauf un long sillon bien marqué qui fut fait par la charrue que traînait l’un des bœufs derrière lui. Et, impuissant, Gwyn y Dwr vit sa femme plonger à son tour et disparaître à tout jamais dans les eaux qui l’avaient vu naître.

 Les jours qui suivirent, Gwyn y Dwr demeura prostré, comme si la vie n’avait plus aucun sens pour lui. Ses fils l’assaillaient de questions et il dut leur dire la vérité, à savoir que leur mère appartenait au monde féerique et que, sous le coup d’un interdit qu’il avait été transgressé, elle était retournée au milieu de son peuple. Les trois fils, désolés et conscients de la douleur de leur père, assurèrent celui-ci de toute leur affection et tentèrent de le réconforter. Mais il demeurait inconsolable et leurs paroles ne purent apaiser son désespoir.

Finalement, Gwyn y Dwr prit la décision de réagir et sortit de sa torpeur. Il appela à lui ses amis et leur demanda de l’aider : il voulait vider Llyn y Fan de toute son eau et obliger ainsi le peuple féerique à lui rendre son épouse. Ses amis, qui l’aimaient beaucoup, vinrent donc se joindre à lui et ils entreprirent d’assécher le lac. Ils étaient déjà à plus de la moitié quand ils virent surgir une sorte de monstre hirsute et d’aspect hideux, d’une taille gigantesque et avec  des yeux flamboyants qui se précipita vers eux et leur dit d’un ton courroucé :
-_ « Ho les humains ! A quoi jouez-vous ? Voulez –vous nous priver des eaux qui nourrisssent notre royaume ! Sachez que si vous continuez, nous inonderons votre vallée. Ainsi le village de Sennybridge et la ville de Brecon seront détruits et tous ses alentours deviendront stériles pendant neuf générations. Chacun chez soi et tout le monde sera heureux. Vous, vous avez la terre et le ciel, nous, nous avons le monde qui est sous les eaux. Laissez-nous en paix et nous ne vous causerons aucun dommage. 

Après avoir pris l’avis de Gwyn y Dwr, les villageois cessèrent leur travail d’assèchement et retournèrent en leur logis. Les eaux du lac remontèrent et retrouvèrent leur niveau d’autrefois. Mais Gwyn y Dwr ne put supporter d’être privé ainsi de la femme qu’il aimait plus que tout au monde et d’avoir perdu toutes les richesses qu’il possédait. Il mourut peu après dans une grande misère et, jusqu’à ses derniers instants, on le vit soupirer et gémir, réclamant sans cesse la Dame du Lac. 

Les trois fils, s’en allèrent dans les villes et devinrent de grands savants. Mais, ils revenaient tous les trois très souvent sur les rives de Llyn y Fach. Un soir, leur mère leur apparut, surgissant des eaux du lac. Elle vint vers eux et les embrassa tendrement, leur expliquant la dure loi de son peuple qui les avait privés de sa présence. Elle pleura longtemps avec eux, puis elle prit à part l’aîné de ses fils, qui avait nom Rhiwallawn. Elle lui révéla que sa mission sur la terre était d’être un bienfaiteur de l’espèce humaine et qu’il aurait à sauver de nombreuses vies. Elle lui remit un sac plein de prescriptions médicales et d’instructions diverses concernant la préservation de la santé. Elle lui dit enfin que, grâce à cela, lui et sa famille deviendraient, pendant de nombreuses générations, les médecins les plus habiles du pays. Après quoi, après avoir serré tendrement son fils dans ses bras, la Dame du Lac disparut sous les eaux de Llyn y Fan, et plus jamais personne ne la revit.

Mais c’est depuis lors que les médecins de Myddfai sont devenus es meilleurs de tout le pays, et probablement du monde entier.