La Chèvre Blanche de Kêrozal
Plouguin
Armanel - conteur


Si vous passez par Kerozal, vous serez surpris de trouver un vieux manoir agréable au regard avec son porche gothique, ses fenêtres à croisées disposées, son puits circulaire et sa tourelle. Ce petit manoir, qui n’était au départ qu’une métairie, prit de l’importance après la destruction du château de Lesvern. Il devint alors une demeure seigneuriale.


La châtelaine de Kerozal était réputée pour son caractère franc et affirmé, et sa vie ascétique. Bien que ses richesses fussent très grandes, elle n’aimait pas dépenser plus que nécessaire. Vivant seule dans son manoir, elle se faisait un devoir d’épargner afin de pouvoir, plus tard, transmettre. Mais tout cet argent disponible attirait bien des envies, surtout près des jeunes nobles désargentés de la région. Sans son caractère acariâtre, la demoiselle de kerozal aurait facilement trouvé chaussure à son pied. Mais même les nobliaux les plus téméraires reculaient à faire leur demande. Elle finit pourtant par trouver un mari auprès d’un « pourkez », un hobereau désargenté de Saint Pabu, la commune voisine. Mais si le nouveau marié pensait pouvoir profiter d’une vie facile à l’abri des murs de Kerozal, il dut bien vite déchanter. Il se mit à dépérir très vite et mourut peu de temps après que la châtelaine lui eut donné un fils que l’on baptisa sous le nom d’Ildut. Les bonnes de gens de Plouguin l’aimaient bien, regrettaient sa disparition mise tantôt sur le compte du chagrin, tantôt sur le désespoir. Ils l’avaient tant apprécié de son vivant qu’ils envisagèrent d’en faire un saint ou au moins un martyr. Mais le prieur de Koz Mael ( Coat Meal) ne l'entendit pas de cette oreille, et s’y opposa sous prétexte que le défunt n'était pas très empressé, de son vivant, ni très régulier quand il s'agissait de verser sa contribution à l'Eglise.

Ildut, seul enfant issu de ce mariage devint le pennher, c'est-à-dire l’héritier de Kêrozal. Sa mère, fidèle à ses principes de vie, semblait prendre plaisir à lui mener la vie dure sous prétexte de l’élever conformément à son rang : elle lui interdisait tout ce qui pouvait lui être agréable. Pas question de s’amuser dans les bois des environs avec les enfants du voisinage, interdiction lui était aussi faite de se promener seul dans les belles vallées plouguinoises. Ildut était toujours tiré à quatre épingles, avec interdiction de se salir ou d’égratigner ses vêtements et toujours chaperonné par un vieux moine à la bure en mauvais état. Le pauvre Ildut s’ennuyait ferme mais ne se plaignait jamais de son sort et ne contestait en rien es marques de l’autorité maternelle.

Un jour, Ildut eut vingt ans. Il était devenu un fort beau jeune homme, bien instruit et fort adroit. C’est à ce moment que le vieux moine, estimant sans doute que son travail de précepteur arrivait à sa fin, décida de mourir. La châtelaine, soucieuse de son argent et apparemment satisfaite de l’éducation reçue par son fils décida qu’il était inutile de remplacer le vieux moine. Mais si la châtelaine gagnait le salaire d’un précepteur, elle avait aussi perdu un chapelain: donc plus de messes ni de vêpres à Kerozal. Il fallut se résigner à se rendre à l’église paroissiale de Plouguin. Donc tous les dimanches et tous le jours de fête, on faisait atteler une voiture pour se rendre au bourg tant pour les messes que pour les vêpres. Cette nouveauté dans le train de vie de Kerozal plaisait beaucoup à Ildut, car cela lui permettait d’échapper un peu à la vie carcérale qu’il vivait au château et de voir d’autres visage que celui, revêche, de sa génitrice.

Si Ildut était, à raison, ravi du changement, il allait l’être bientôt encore plus, car du changement il allait y en avoir dans sa vie. En ce temps là, Plouguin était un bourg résidentiel,

Ou vivaient un certain nombre de propriétaires aisés dans des maisons de pierre de qualité. Elles appartenaient à des personnes de divers milieux. Il y avait là des officiers et des hauts dignitaires de la vicomté de Koz Mael (Coat-Méal), des seigneurs du Chastel, et des seigneurs de Léon, ainsi que des familles nobles des .environs qui appréciaient d'avoir un pied-à-terre moins éloigné de toute société. La richesse de toute cette société et la vie qui y était menée faisait que les filles du bourg, contaminées par une trop grande aisance matérielle, étaient autrement plus délurées que celles de la campagne, ce qui bien sûr n’enlevait rien à leur beauté. La plus belle s’appelait Catherine Mabis. C'était la fille unique du fermier général de la vicomté de Koz Mael. C’était un homme très avisé en affaires, et qui savait transformer tout ce qu’il touchait en argent, voire en or. Cet homme avait pris pour femme une tenancière de Recouvrance qui adorait sa Catherine. Elle lui passait ses moindres caprices et lui apprenait à obtenir tout ce qu'elle désirait à l’aide des recettes éprouvées qu’elle pratiquait autrefois dans son auberge à Recouvrance.

Vous comprenez bien que Catherine avait d’autre ambition que d'épouser un simple paysan ou un matelot. Très ambitieuse, elle visait bien plus haut. A cette époque toute la population allait à la messe le dimanche matin, et aux vêpres l'après-midi. Don Catherine et ses parents y allaient aussi. Bien sûr pour essayer de gagner leur place au paradis, mais aussi , pour les femmes, afin de pouvoir sortir les plus belles robes et se faire jalouser par les voisines et admirer par les voisins. Avec sa beauté et ses beaux atours, Catherine ne fut pas longue à attirer l'attention d'lldut de Kerozal sur elle.

Un jour, pendant la messe, Catherine, jeune fille épanouie et belle à croquer dans ses beaux atours surprit le regard du jeune homme posé sur elle. Audacieuse, elle le lui rendit par une longue œillade suivie d'un sourire plein d’éloquence. Les chroniques de Plouguin reportent que la foudre est souvent tombée sur le clocher de Plouguin, mais le sourire enjôleur de Catherine provoqua beaucoup plus de dégâts, du moins dans le cœur d’Ildut : Il fit s’écrouler l’empire que la dame de Kerozal avait sur l’âme de son fils unique. Depuis ce jour, les yeux de nos jeunes jouvenceaux ne cessaient de se chercher pendant les messes et lors des vêpres leurs œillades étaient plu nombreuses que les Gloria Patri. Bien sûr, ils cherchèrent à se voir plus souvent et de plus près. Les amoureux trouvent toujours le moyen de contourner les obstacles, et si Dieu a créé le jour pour le travail, il a aussi créé la nuit pour favoriser les amours. Les règles de vie très stricte imposées par la dame de Kerozal allaient se retourner contre elle et servir nos tourtereaux. En effet, le jeune Ildut était obligé , comme toute la maisonnée, à se coucher tôt, ceci, sans doute, afin de faire des économies de bouts de chandelle. Il apparut vite à Ildut qu’il serait facile de sauter par une fenêtre afin d’aller à la rencontre de Catherine dont la chambre donnait sur un jardin sombre et discret. Les rendez-vous se déroulèrent à plusieurs reprises sans incident ni anicroche.

Un soir, ou une nuit, Ildut se rendait une fois de plus au bourg pour voir sa belle et se préparait à passer le pont qui le séparait de son paradis sur terre. Et là, surprise : Une chèvre blanche se tenait à l’entrée du pont et lui barrait le chemin, tête baissée et ses cornes pointées vers lui. Ildut était décidé à passer et ne se laissa pas intimider par l’allure menaçante de la bête. Mais celle-ci ne reculât pas, et Ildut dut batailler ferme pour faire reculer l’animal et libérer le passage. Mais là encore la partie n’était pas finie, si Ildut avait réussi à passer, la chèvre le suivit pendant tout son chemin jusqu’à la maison des parents de Catherine, et ce en bêlant pendant tout le chemin. Troublé, Ildut préféra passer ce contretemps sous silence et n’en parla pas à Catherine. A son retour, la chèvre l’attendait devant le pont et le suivit et l’accompagna jusqu’à la porte du château de Kerozal. Ce manège dura plusieurs nuits et commença à saper le moral d’Ildut qui devint taciturne.

Catherine s’en aperçut et ne put s’empêcher de questionner Ildut sur son changement d’humeur :

_ « Peux-tu me dire ce qui se passe Ildut, depuis quelque temps, tu n’es plus le même, tu es nerveux, préoccupé et angoissé. Se passe-t-il quelque chose ? As-tu vu quelqu’un qui veut se dresser contre notre amour ?

Alors Ildut raconta tout sur ses mésaventures nocturnes. Catherine s’emporta :

_ «  Mais c’est de la sorcellerie, quelqu’un veut nous jeter un sort et détruire notre bonheur. Tu ne peux pas te laisser faire comme cela. Il faut réagir et te défendre. »

Alors Catherine s’éclipsa un moment, puis revint armée d’un pistolet chargé.

_ « Ildut mon amour, voici un pistolet que je viens de prendre dans l’armoire de mon père. Prends le pour retourner chez toi, et quand tu seras face à cette maudite chèvre, tue-la. Alors, il n’y aura plus d’obstacle à notre amour.

Au retour, le jeune homme tomba à nouveau sur la chèvre blanche qui barrait le pont qui menait à Kêrozal. Peut-être effrayée à la vue du pistolet, elle le laissa passer et l’accompagna tout le long de son retour en bêlant. Comme elle ne s'opposait pas à son passage, Ildut ne tira pas. Le lendemain soir, une tempête s’était levée mais il fallait autre chose pour arrêter un jeune homme amoureux comme Ildut sur le chemin qui mène à sa belle. Ildut se remit donc en marche vers le bourg de Plouguin. Quand il voulut traverser le pont, la chèvre se jeta tête baissée sur lui. Il essaya vainement de s’en défaire. La chèvre ne le laissait pas passer. Finalement, hors d'haleine. et très en colère, Ildut sortit le pistolet que lui avait donné Catherine et tira sur l’animal. Il y eut un éclair accompagné d'une détonation assourdissante qui furent suivis d’une longue plainte qui fut prolongée par l’écho de la vallée.

Cet évènement plomba l’ambiance du rendez-vous amoureux et celui-ci fut écourté car les esprits de nos tourtereaux étaient ailleurs. Ildut rentra donc de bonne heure, toujours dans la tempête. Alors qu’il luttait contre les bourrasques, son esprit travaillait et une angoisse tenaillante et mystérieuse s’empara de lui. En passant devant le pont, Ildut, qui s’attendait à voir le cadavre de la chèvre, ne trouva rien : ni cadavre, ni trace de lutte. Il aurait normalement du se sentir soulagé, voire se dire qu’il avait tout imaginé, mais, au contraire, l’angoisse se transforma en tourments et en peur panique et Ildut n’arriva pas à trouver l sommeil cette nuit-là.

Au petit matin, Ildut fut réveillé par les cris perçants d’une servante qui venait de découvrir la dame de Kerozal étendue sur le plancher de sa chambre au milieu d’une flaque de sang noirci. La dame de Kérozal avait la poitrine traversée par une balle. Quelqu’un avait tiré sur elle, et pourtant, comme d’habitude, toutes les portes et les fenêtres étaient fermées et verrouillées. On ne trouva aucune trace d’effraction : On en conclut qu’aucun étranger n’avait pu pénétrer dans le manoir.



lldud dut se rendre ù l'évidence. C'était sa mère qui, mise on ne sait comment, au courant de son idylle secrète se transformait en chèvre afin de contrecarrer les projets de nos deux jeunes. Et c'est lui, Ildut, qui l'avait tuée à l’aide du pistolet que lui avait fourni Catherine. Ildut ne voulut jamais revoir Catherine Mabis et décida qu’il devait faire pénitence pour le crime dont il s'était rendu coupable. A cette fin, il fit construire à Kêrozal une chapelle dédiée à la Vierge Marie et qui fut dédiée à Notre Dame de la Pitié en souvenir de cette nuit tragique.


Si la chapelle a aujourd’hui disparu, le promeneur curieux pourra apercevoir, près du pont rustique, un étrange calvaire qui rappelle aux passants le souvenir de la chèvre blanche.

Ce calvaire, fait de bric et de broc, érigé en 1935 à l’emplacement du vieux « chêne de Kerozal » dans lequel était sculpté une statue de la vierge, vous surprendra certainement :

Dans son soubassement, il y a un vieux bénitier en pierre de Kersanton récupéré dans les ruines de la chapelle de Penharvan et une pierre de taille venant d’un manoir des environs et portant la date de 1626, le tout enchâssé dans des pierres venant de Kerozal. An dessus un plateau en granit supporte une vieille borne militaire de forme pyramidale venant du Quinquis. La piéta en Kersanton qui surmonte le tout vient de l’ancienne église de Tréourgat.