L’Ondine
Ecosse _ Melness (Sutherland)
Texte choisi par Lord Blakwood
Traduit par Armanel-conteur
à l'attention de Myriam Darmante - Conteuse
À Melness, un village sur les bords du Kyle of Tongue, tout au nord de l’Écosse, vivait autrefois un pauvre pêcheur du nom de Sheron. Il était âgé et était pauvre.
Son plus grand chagrin était de n’avoir jamais eu d’enfant. Et sa barque était l’une des plus décrépites qu’on pouvait voir dans le petit port de Melness.
Un jour, Sheron était parti sur la mer dans l’espoir de revenir avec du poisson. Mais il ne prit rien de toute la journée, et, plutôt que de rentrer au port et de se faire moquer par les autres pêcheurs, il préféra aborder dans une crique déserte. Il tirait péniblement ses filets vides sur le sable de la grève quand il vit surgir de l’eau une ondine. Elle était toute nue, avec de longs cheveux qui recouvraient presque tout son corps. Elle s’approcha de lui, regarda ses filets et dit :
- « Pauvre homme ! Tu as été malchanceux aujourd’hui ! Est-ce que cela t’arrive souvent ? »
- « Hélas ! presque tous les jours ! » répondit Sheron
- « Ecoute moi bien! » dit l’ondine, « je te propose quelque chose : Je m’engage à ce que ton filet soit rempli de poissons tous les jour à condition que tu me livres ton premier fils ».
-« Je n’ai pas de fils, » répondit Sheron, « et ma femme et moi, nous sommes trop vieux pour en avoir ».
- « Sornettes que tout cela ! » s’écria l’ondine.
Il y avait un petit sac pendu à sa hanche par une ceinture d’algues. L’ondine l’ouvrit. Elle en sortit des graines.
-« Dis-moi, brave pêcheur, que possèdes-tu sur terre ? «
- « Peu de choses en vérité : une femme, une jument et une chienne. »
- « Parfait ! » répondit l’ondine, « je te confie trois graines pour ta femme, trois graines pour ta jument, trois graines pour ta chienne et trois graines pour toi-même que tu devras planter devant ta maison ».
- « Mais pour quoi faire ? » demanda Sheron, décontenancé.
- « Grâce à ses graines tu auras bientôt trois fils, trois poulains et trois chiens. Et tu auras aussi trois beaux arbres. Si, plus tard, l’un de tes trois fils, partait loin de toi et venait à mourir, tu le saurais tout de suite car l’un des trois arbres se dessécherait. Mais, souviens-toi : je reviendrai chercher ton premier fils lorsqu’il aura trois ans ». Répondit l’ondine.
Sans ajouter un mot, l’ondine plongea dans les vagues disparaissant immédiatement sous les flots.
L’ondine n’avait pas menti. Sheron eut bientôt la joie de voir naître trois garçons, sa jument mit bas trois poulains, et sa chienne trois chiots. Et, comme il avait planté ses trois graines, il eut bientôt trois beaux arbres devant sa maison. Quant à ses filets, ils étaient pleins tous les jours. Il devint bientôt très riche et tous ceux qui se moquaient de lui auparavant lui témoignaient maintenant beaucoup de respect.
Mais la condition posée par l’ondine le tourmentait jour et nuit. Plus les mois passaient, plus il songeait avec terreur au moment où l’ondine viendrait réclamer son dû. Et son fils aîné, qu’il avait appelé Rory, n’eut jamais le droit d’aller à la pêche dans sa barque.
Un jour, la barque était sur le point d’atteindre l’estuaire du Loch Eriboll. Sheron vit surgir l’ondine. Bien qu’il ne l’avait jamais revue depuis la première fois, il la reconnut immédiatement. Dominant son angoisse, il résolut de manoeuvrer son bateau comme si de rien n’était.
- « Holà ! Sheron ! » S’écria-t-elle, « tu n’aurais pas oublié ta promesse ? »
- « Quelle promesse ? » répondit Sheron en faisant mine d’être étonné.
- « Mais ! Ton fils, évidemment ! Tu ne te souviens pas ? Il a bien trois ans aujourd’hui et tu avais promis de me l’amener ! »
- « Mais c’est vrai ! » s’écria Sheron. « Je te prie de me pardonner, j’avais complètement oublié ».
L’ondine ne parut pas vexée de la ruse de Sheron ; elle avait réfléchi et s’était dit qu’il n’était peut-être pas utile se s’encombrer d’un enfant si jeune. Elle accorda à Sheron un délai supplémentaire de quatre ans et s’enfonça dans les flots en lui faisant un petit geste amical.
Mais, quatre ans plus tard, Sheron, encouragé par le succès de sa première tentative, invoqua la même défaillance de mémoire. L’ondine, qui voyait bien que l’enfant n’était pas encore complètement élevé, lui accorda un nouveau délai, de sept années cette fois. Cependant, elle se montra très sévère à l’égard de Sheron :
- « Fais attention », lui dit-elle, « car c’est vraiment la dernière fois que je me dérange pour rien ! Si dans sept ans tu ne m’amènes pas ton fils, je déchaînerai contre lui tous les monstres de la terre et de la mer. Ils sauront bien où il se cache et ils le feront cruellement souffrir. Réfléchis à la gravité de mes paroles, vieil homme, et sache bien que je ne te ferai plus jamais grâce de quoi que ce soit ! »
Sheron fut terrifié, et il s’enfuit sans répondre.
Sept années passèrent. Rory grandissait et devenait un beau jeune homme, mais Sheron voyait avec angoisse se rapprocher l’échéance fatale. Et, finalement, le pêcheur devint si triste que Rory lui en demanda la raison.
Alors, Sheron révéla à son fils quelles étaient les conditions imposées par l’ondine et les menaces que celle-ci avait proférées.
- « Ce n’est pas grave, père », répondit Rory en souriant. Je sais comment lui échapper. Je partirai dans le vaste monde avant que l’ondine vienne me réclamer, et elle ne pourra pas me retrouver. Quant à toi, tu ne sauras pas, non plus, où je serai. Ainsi tu ne lui mentiras pas en lui disant que tu ne sais pas ce que je suis devenu. »
- « Mais », dit le père, « que fais-tu des monstres qu’elle enverra se déchaîner contre toi.»
- « Je me fais fort de les vaincre ces monstres », dit fièrement Rory. « Je partirai demain sur Lowru, mon poney noir. Et j’emmènerai avec moi Wallis, mon chien à poils longs. Avec lui, je ne craindrai rien. Et je paritrai à la recherche de la fortune et d’aventures ».
- « Je ne suis pas tranquille », reprit Sheron, « car les monstres que t’enverra l’ondine sont terribles et ils ne te feront que du mal ! »
- « Allons voir le forgeron du village et nous lui demanderons de me forger une épée», dit Rory. « Si elle est très solide, je ne craindrai rien, ni personne, même un géant ou un dragon ».
Sheron alla donc chez son ami le forgeron. Il en rapporta une épée que Rory brisa sur son genou au premier essai. Sheron retourna chez le forgeron et en revint avec une autre épée. Rory la brisa de la même façon. Mais la troisième que Sheron rapporta à son fils fut très solide. Alors, Rory la prit, embrassa son père et sa mère, siffla son chien et partit sur le dos de Lowry, son poney favori.
Rory se dirigea vers l’intérieur des terres. En passant près du bourg d’Altnaharra, il entendit soudain Wallis son chien aboyer furieusement. Rory mit pied à terre et s’avança vers un fourré. Il y trouva le cadavre d’un mouton fraîchement égorgé que se disputaient un loup, un faucon et une loutre. À son approche, les animaux se mirent en garde, prêts à fondre sur lui.
- « Ne craignez rien, leur dit Rory, je ne viens pas pour vous faire du mal, bien au contraire. Je vois que vous vous disputez cette proie, mais je vais vous aider à la partager équitablement ».
C’est ce qu’il fit, et le loup, le faucon et la loutre furent très satisfaits.
- « Merci de tout cœur Rory! Et si un jour, tu as besoin de notre aide, appelle-nous et nous viendrons à ton secours », lui dirent les trois animaux.
Rory poursuivit sa route et arriva au palais du roi. Il voulut devenir archer au service du roi, mais le capitaine des gardes se moqua de lui. Rory accepta d’être vacher. Ce n’était pas une situation enviable, car il ne serait payé qu’en fonction de la quantité de lait que les vaches fourniraient chaque soir. Rory était plus habitué aux champs de goémon sur les grèves. Mais il emmena ses bêtes au pâturage. Or, l’herbe de la prairie était si maigre que les vaches n’eurent presque pas de lait, et son salaire fut dérisoire.
Le lendemain, Rory décida de mener le troupeau plus loin, là où il y avait davantage d’herbe. Il découvrit un vallon fertile où les vaches purent largement se rassasier. Mais, le soir, quand il rassemblait ses bêtes pour rentrer, il aperçut un géant qui venait vers lui en frottant ses mains larges comme des ailes de moulin.
- « Ah, ah ! Te voilà donc ! » Gronda le monstre. « L’ondine m’avait bien renseigné ».
- « Que me veux-tu ? » demanda Rory en s’assurant qu’il avait bien pris son épée.
- « Cette prairie m’appartient, et tu n’as pas le droit d’y faire brouter tes vaches. Tu vas payer cher ton audace ! »
Le géant avançait deux doigts pour saisir le jeune homme à la taille, mais Rory fit un bond en arrière, prit son épée et fit face au monstre qui, très étonné de cette résistance, s’arrêta net dans son élan. Wallys, son chien, se précipita sur le monstre et lui planta ses crocs dans le mollet, lui arrachant un morceau de chair. Le géant poussa un cri horrible et tomba sur le sol. Tandis qu’il cherchait à se relever, Rory bondit sur lui et, d’un seul coup de son épée, lui trancha le cou. Rory rentra ensuite ses bêtes au palais, mais il se garda bien de raconter ce qui s’était passé. Cette fois, les vaches donnèrent beaucoup de lait, et le jeune homme fut félicité par l’intendant.
Le lendemain, Rory emmena son troupeau encore plus loin dans la montagne, là où l’herbe était encore plus grasse. Les vaches en eurent tout leur content. Mais, le soir, il fut attaqué par un autre géant, et il dut s’en débarrasser de la même façon que le premier. Puis il rassembla son troupeau et rentra tranquillement au palais.
Arrivé au palais, Rory entendit des lamentations.
- « Qu’y a-t-il donc ? » demanda Rory à une servante qu’il voyait pleurer dans son tablier et qui poussait de grands gémissements.
- « Hélas ! Quel malheur ! » Répondit-elle. « Il y a une énorme bête à trois têtes cachée dans une grotte. Chaque année, on doit lui livrer une jeune fille que l’affreuse bête emporte et qu’on ne revoit jamais. Si on ne faisait pas cela, la bête dévasterait tout le royaume. Cette fois-ci, c’est la fille de notre roi, la princesse Beatha, qui a été désignée ».
L’intendant tentait de rassurer tout le monde :
- « Heureusement », disait-il, « nous avons un homme qui a décidé de l’accompagner et de tuer le monstre afin de pouvoir épouser la princesse ».
- « Qui est donc ce héros ? » demanda Rory.
- « C’est le chef de l’armée du roi. Je suis certain qu’il tuera la bête du premier coup ».répondit l’intendant
Rory conduisit son troupeau à l’étable où il fut félicité car les vaches avaient beaucoup de lait. Puis il alla seller son poney noir, se promettant d’aller tôt le lendemain matin observer comment les choses se passeraient.
Il vit la fille du roi et le chef de l’armée qui se dirigeaient vers la grotte du monstre. Le guerrier était revêtu d’une cotte de mailles. Son heaume s’ornait de lambrequins volant au vent, et il brandissait une épée lourde et longue. Rory pensa que le monstre ne pouvait que ramper de peur devant un tel adversaire.
La jeune fille et le guerrier arrivèrent devant l’entrée de la grotte. Mais dès qu’il eut regardé à l’intérieur, le chef de l’armée fit demi-tour, tremblant de tous ses membres, et s’enfuit au grand galop pour aller se cacher loin de là. La jeune fille demeura seule devant l’antre, résignée et prête à subir le sort qui lui était promis.
Rory avait tout vu. Et en quelques bonds de son poney noir, il rejoignit la princesse.
- « Je suis le nouveau berger de ton père », lui dit-il, « mais ma houlette, c’est mon épée. Ne crains rien, je lutterai contre le monstre ».
Il s’avança et le combat commença. La bête crachait des flammes par ses trois têtes et battait l’air de sa queue fourchue, cherchant à faire tomber Rory pour mieux l’écraser. Mais Rory se dérobait à chaque tentative, et réussit à couper l’une des têtes avec son épée. Le monstre s’enfuit alors en répandant un horrible sang noir.
Rory ramassa la tête, l’enfila sur une branche d’osier et la tendit à la princesse.
- « Porte ceci à ton père », dit-il. « Moi, il faut que je rejoigne mon troupeau. Mais sache bien que je serai là chaque fois que tu seras menacée d’un quelconque danger ».
Beatha le remercia et Rory sauta sur son poney et repartit à toute vitesse pour rejoindre son troupeau. La princesse le regarda s’éloigner en soupirant. Elle revenait vers le palais, quand le chef de l’armée se posta vers elle :
- « Chère princesse », dit-il, «je savais bien que tu reviendrais victorieuse de cet affreux animal ! »
- « Ce n’est pas grâce à ta valeur ! » répliqua-t-elle avec ironie.
- « Peu importe ! » dit-il. « Donne-moi cette tête».
- « Qu’en feras-tu ? » demanda Beatha
- « Je vais la porter au roi. Mais prends bien garde, princesse ! Si tu ne dis pas que c’est moi qui ai coupé cette tête, je te jure que c’est la tienne que je couperai avec mon grand sabre ! »
La pauvre Beatha fut si effrayée en voyant la lueur de méchanceté qui brillait dans les yeux du chef de l’armée du roi qu’elle lui donna la tête. Le chef d’armée s’en alla immédiatement trouver le roi qui le félicita.
Cependant, le roi exigea que les deux autres têtes de la bête lui soient remises, avant de donner sa fille en mariage. Le chef d’armée promit qu’il les aurait.
Effectivement, le troisième jour, les trois têtes du monstre étaient devant le roi. Mais c’était uniquement parce que le Rory les avait coupées et les avait données à la princesse. Beatha, terrorisée par le chef d’armée, n’osait pas dire la vérité à son père.
Le jour du mariage il y eut une grande foule dans l’église. Mais au moment où le prêtre allait bénir les anneaux, la princesse Beatha déclara devant tout le monde qu’elle n’épouserait que celui qui réussirait à enlever les trois tiges d’osier des têtes de la bête. Le roi étonné, mais ne voulant pas contrarier sa fille, fit apporter les têtes qui étaient toujours fichées sur les tiges d’osier.
Aussitôt, le chef d’armée se précipita et se mit en devoir d’arracher les tiges. Mais, il n’y arrivât pas. Quand il abandonna, Rory, vêtu de son habit de berger, s’avança et dit :
- Avec votre permission, je tenterai bien l’épreuve ».
- « Comment ? » s’écria le roi. « Tu crois pouvoir réussir là où le chef de mes armées a échoué ! »
Rory ne répondit pas. Encouragé par un sourire de Beatha, il prit la première tête et tira sur l’osier qui sortit sans le moindre effort. Il fit de même avec les deux autres tiges. La foule applaudit le berger, tandis que le chef d’armée sortait piteusement par la porte de l’église.
Le roi n’était pas content de devoir donner sa fille en mariage à un berger, mais une promesse est une promesse, et il ne pouvait refuser sans être accusé de trahison. Et c’est ainsi que Rory épousa la princesse. Il y eut de grandes fêtes qui durèrent trois jours et trois nuits.
Les deux jeunes époux partirent en voyage de noces vers le sud.
Se souvenant des menaces de l’ondine, Rory évitait soigneusement d’aller sur le bord de la mer. Mais un jour qu’ils étaient dans le Sud, comme la princesse Beatha voulait se promener au bord du Loch Ness, le fils du pêcheur oublia toute prudence.
Ils marchaient sur le rivage du lac, quand, tout à coup, devant eux, les eaux se soulevèrent et se mirent à bouillonner. Une affreuse bête surgit des profondeurs, ouvrant une gueule énorme armée de dents redoutables. En l’espace d’un instant, elle se saisit de Rory et l’entraîna sous les eaux au milieu d’un gigantesque tourbillon d’écume.
Après un long moment de terreur, la princesse Beatha décida de tout tenter pour retrouver son mari. Elle savait que, dans le bourg d’Invermoriston, il y avait un forgeron qui était un peu sorcier. Il savait chasser les chenilles et les rats, guérir les maladies, et beaucoup d’autres choses encore.
La princesse Beatha alla trouver le forgeron et lui expliqua sa demande. Elle lui donna un petit sac rempli de pièces d’or, et il entra dans une profonde méditation.
- « Je sais ce qu’il faut faire », dit-il enfin. « Il faut apporter tous tes bijoux sur le bord du lac. Le monstre viendra les admirer. Tu les lui offriras en échange de ton mari ».
La princesse Beatha apporta tous ses bijoux sur le bord du lac et les étala bien en vue. Le Grand Serpent ne tarda pas à sortir de l’eau et, comme l’avait prédit le forgeron, il tomba en extase devant la beauté des bijoux. La princesse lui dit qu’elle les lui donnait en échange de son mari. Le monstre plongea et, au milieu d’un tourbillon d’écume, il ramena Rory qu’il déposa sur le rivage. Après quoi, il s’empara des bijoux et disparut de nouveau dans le lac.
Rory et son épouse s’embrassèrent tendrement. Mais, dès qu’ils eurent fait quelques pas, le Grand Serpent surgit de nouveau, la gueule ouverte, et, cette fois, ce fut la princesse Beatha qu’il emporta dans le tourbillon.
Rory se précipita chez le forgeron d’Invermoriston et lui raconta ce qui s’était passé. Le forgeron jeta une poignée de sel rose des marais dans sa forge et se plongea dans une longue méditation.
- « Sur le lac il y a un îlot couvert d’arbres verts », dit-il enfin,
- « Oui », dit Rory, « je sais où il est ».
- « Parfait! » continua le forgeron, « sur cet îlot il y a une biche aux pattes blanches qui court plus vite que le vent. Dans le ventre de cette biche il y a un corbeau. Dans le corbeau il y a une truite et dans la truite, il y a un œuf. C’est dans cet œuf qu’est enfermée l’âme du Grand Serpent. Si tu parviens à écraser cet œuf, le Grand Serpent mourra immédiatement et tu retrouveras ta femme.
- « J’y cours immédiatement», dit Rory, « le temps de m’y faire conduire en barque ».
- « Impossible ! » s’écria le forgeron, « aucune barque ne peut aborder cet îlot. Le monstre fait sombrer tous les bateaux qui tentent l’aventure. Le seul moyen d’y accéder est de sauter par-dessus les eaux ».
- « J’ai ce qu’il me faut pour cela ! » dit Rory.
Et il quitta le forgeron après l’avoir récompensé pour ses conseils.
Rory monta sur son poney noir et siffla son chien. Puis il alla sur le rivage du Loch Ness, fit prendre de l’élan à son fidèle cheval et, d’un seul coup, Rory et Lowru se retrouvèrent sur l’îlot, en même temps que Wallys qui avait accompli lui aussi un bond prodigieux au- dessus des eaux tumultueuses.
Tous les trois se mirent à chasser la biche que Wallys débusqua sans peine. Mais, comme c’était une biche enchantée, elle demeurait insaisissable: chaque fois qu’ils pensaient l’attraper, elle leur échappait. Pourtant, l’îlot n’était pas bien grand, mais la biche s’arrangeait toujours pour se retrouver du côté opposé. La poursuite dura si longtemps que Lowru, Wallys et Rory, épuisés, s’arrêtèrent pour se reposer.
C’est alors que Rory se souvint des trois animaux pour qui il avait partagé le mouton et qui lui avaient promis leur aide en toutes circonstances. Il les appela donc, en commençant par le loup. Celui-ci vint immédiatement et aida Wallys à attraper la biche. Aussitôt, un corbeau s’échappa de son corps. Alors Rory appela le faucon. Celui-ci fondit du haut du ciel et s’empara du corbeau. Dès que le corbeau fut pris, une truite s’échappa de son corps et bondit dans l’eau du lac. Mais la loutre eut tôt fait de saisir la truite. Et de celle-ci sortit un œuf dont Rory s’empara prestement.
Rory s’apprêtait à briser la coquille de l’œuf quand le Grand Serpent surgit hors de l’eau, près du rivage et s’écria d’un ton suppliant :
- « N’écrase pas cet œuf ! »
- « Rends-moi ma femme immédiatement ! » répondit Rory.
Le Grand Serpent plongea et revint avec Beatha. Celle-ci tendit les bras vers son mari, mais elle ne pouvait pas se libérer, car l’horrible nageoire du monstre lui enserrait la taille. Rory comprit que le Grand Serpent n’était nullement disposer à lâcher sa captive. Aussi il n’hésita plus : il broya l’œuf d’un coup de talon et le monstre s’effondra dans les eaux, comme foudroyé, tandis que Beatha sautait à terre dans les bras de son mari.
Rory et beatha retournèrent auprès du roi. Ils pensaient que leurs épreuves étaient terminées puisque les monstres envoyés par l’ondine avaient été tués par Rory. Mais on ne défie pas impunément les puissances de l’Autre Monde.
Un jour Rory et Beatha se promenaient dans une forêt qui s’étendait sur les pentes du Ben Hope, le jeune prince remarqua un château qu’il n’avait jamais vu auparavant.
- « Tiens donc ! » dit-il, « voici une un château qui me semble très beau. Tu ne m’en avais jamais parlé ! »
- « C’est le Manoir sans retour », répondit Beatha en frissonnant. « Éloignons-nous vite d’ici, car cet endroit est maudit ».
Rory n’insista pas, et ils interrompirent leur promenade pour rentrer au palais. Mais, toute la nuit, Rory pensa à ce château. Il n’était pas homme à reculer devant le danger et, le lendemain, pendant que Beatha faisait la lecture à son père, il quitta le palais sans faire de bruit et alla tout droit au manoir qui l’intriguait.
La porte fut ouverte par une vieille femme à la figure hideuse et qui tenait sa main droite repliée derrière son dos.
- « Entre, beau seigneur », lui dit-elle. « Sois le bienvenu dans cette demeure ».
La vieille dame s’effaça pour laisser passer Rory qui entra, sans méfiance, mais dès qu’il fut à l’intérieur, la vieille femme lui asséna un coup si terrible à l’aide de l’épée magique, qu’elle tenait cachée dans son dos, que Rory tomba raide mort.
Au palais du roi, quand on apprit que le prince avait disparu et qu’il s’était dirigé vers le Manoir sans retour , ce fut une grande douleur et une grande affliction, car tout le monde aimait Rory et on le considérait déjà comme un roi.
Mais à Melness, dans la maison du pêcheur Sheron, la douleur n’était pas moins grande. Car l’un des arbres s’était brusquement desséché, et Sheron avait compris que son fils aîné venait de mourir. Oscar, son deuxième fils, décida de partir à la recherche de son frère.
Après bien des aventures, Oscar arriva au Manoir sans retour. Et là, comme Rory, il fut victime de la vieille femme. Il périt d’un coup de la terrible épée magique et, à Melness, dans le jardin de Sheron, un deuxième arbre se dessécha.
Phaodrig, le plus jeune des fils de Sheron décida de partir à la recherche de ses frères. Il écouta attentivement les conseils de son père, puis il s’en alla, malgré les pleurs de sa mère, qui se sentait bien vieille et qui n’avait plus l’espoir de revoir l’un de ses fils vivant.
Phaodrig ne fut pas long à retrouver le chemin qu’avaient suivi Rory et Oscar, et il se retrouva bientôt devant la porte du Manoir sans retour. Avec précaution, il alla frapper à la porte. La vieille femme vint lui ouvrir et lui dit : -
- « Entre, beau seigneur, sois le bienvenu dans cette demeure ».
Mais le sourire de la vieille ne disait rien de bon à Phaodrig. Il remarqua l’étrange éclat fauve qui brillait dans ses yeux. Il refusa de passer devant la vieille en prétextant qu’un homme devait toujours s’effacer devant une femme. La vieille fut flattée et rentra la première, et lorsqu’elle voulut lui donner un coup de son épée magique, Phaodrig fit un saut de côté, et ce fut lui qui, tirant son épée, trancha la tête de la vieille femme.
Mais la vieille alla tranquillement ramasser sa tête et la replaça sur son cou. Comprenant qu’il avait affaire à une sorcière, Phaodrig ramassa le glaive qu’elle avait laissé tomber et lui décocha un tel coup que la tête alla rouler très loin de là et que la vieille ne se releva plus.
Alors, conservant ce glaive magique, Phaodrig explora le Manoir sans retour. Il visita toutes les chambres, depuis les combles jusqu’au cellier. Et c’est dans celui-ci qu’il découvrit les corps de ses deux frères. Bouleversé, Phaodrig se mit à pleurer, bien décidé cependant à tenter quelque chose. Mais il ne savait quoi. Puis il se dit : « puisque ce glaive peut tuer, il doit pouvoir ressusciter les morts». Phaodrig toucha les cadavres de ses frères avec la lame magique, et aussitôt, ils se relevèrent, replacèrent leurs têtes sur leurs épaules et le saluèrent.
Ensuite, les trois frères fouillèrent le manoir et trouvèrent une grande quantité d’or qu’ils mirent dans des sacs. Puis, ils retournèrent au palais du roi où Rory se jeta dans les bras de sa femme. Et comme le roi se faisait vieux, il donna sa couronne à son gendre, au cours de grandes fêtes qui durèrent un an et un jour. Rory avait fait venir son père et sa mère, et il garda auprès de lui ses deux frères qui devinrent ses fidèles conseillers. Et jamais plus la
Fille de la Mer ne le poursuivit de ses sortilèges.