L’Homme à tête de Poulain

Loguivy Plougras
Armanel - conteur


Dans le vieux château de Kerouéz, sur la commune de Loguivi-Plougras, il y avait autrefois, un seigneur riche et puissant qui avait un fils unique qu’il avait appelé Fragan. Le problème c’est que Fragan était venu au monde avec une tête de poulain. Quand Fragan (à la tête de poulain) a eu l’âge de dix-huit ans, il dit à sa mère qu’il voulait se marier, et qu’il fallait aller lui demander une des filles du métayer, qui avait trois jolies jeunes filles: Bleuenn ; l’aînée qui était brune, Heodez ; la cadette, qui était blonde et la petite Norig ; la benjamine, qui boitait beaucoup car elle avait une jambe plus courte que l’autre. La brave femme se rendit chez la fermière, un peu embarrassée à cause de sa mission. Après avoir causé pendant longtemps avec la fermière de son bétail, de ses trois filles  et de mille autres choses, elle expliqua le motif de sa visite.

— « Mais enfin, Madame, que me demandez-vous là ! Donner ma fille à un homme qui a une tête de bête ! Mais c’est impossible. » S’écria la fermière.

— « Ne vous effrayez pas trop de cela. Il n’y a pas de sorcellerie dans tout ça, c’est Dieu qui me l’a donné ainsi, et il en est bien malheureux, le pauvre enfant ! Fragan a bien une tête de poulain, mais il est la douceur et la bonté même, et votre fille serait heureuse avec lui. »

— « Je vais demander à mes filles, et si l’une d’elles accepte, je ne m’opposerai pas à sa décision. » répondit la fermière.

Et la fermière alla trouver ses filles, et leur expliqua le motif de la visite de la dame du château.

—«  Comment osez-vous nous faire une pareille proposition ? » répondirent les deux grandes ; « épouser quelqu’un qui a une tête de poulain ! Il faudrait être bien à court de prétendants, et, Dieu, merci, nous n’en sommes pas là ».

— « Mais, réfléchissez bien ; il est riche, et, comme il est fils unique, le château et tout le reste vous appartiendra. » Leur répondit leur mère.

— « C’est vrai », reprit Bleuenn, l’aînée,  « en l’épousant je deviendrai la châtelaine ; eh bien ! Dites-lui que j’accepte de l’épouser ».

La mère transmit la réponse de Bleuenn, sa fille aînée, à la châtelaine, et celle-ci revint tout heureuse au château, pour annoncer la nouvelle à Fragan, son fils. On s’occupa immédiatement des préparatifs de la noce. Quelques jours après, Bleuenn, la jeune fiancée était près du lavoir, dans le bois, à regarder les servantes du château qui lavaient le linge. Elle parlait et riait avec elles. Une d’elles lui dit :

— «  Mais enfin, Bleuenn, quelle drôle d’idée de prendre pour époux quelqu’un qui a une tête de poulain, une belle fille comme toi ! »

— « Bah ! répondit Bleuenn, il est riche ; et puis, soyez tranquilles, il ne sera pas longtemps mon mari, car, la première nuit de mes noces, je lui couperai le cou ».

A ce moment, un beau seigneur était venu faire boire un peu d’eau à son cheval. Comme il avait entendu la conversation, il dit :

  • « Vous avez là de drôles de conversations ! »

— « Ces lavandières se moquent de moi, parce que je vais me marier avec le jeune seigneur du château qui a une tête de poulain ; mais, je ne serai pas longtemps la femme de cet animal-là, car, dès la première nuit de mes noces, je lui couperai le cou ». Répondit Bleuenn.

— « Mais c’est horrible ce que vous me dites-la », répondit l’inconnu.

Et le beau cavalier poursuivit sa route, et disparut.

Quand le jour de la noce arriva, il y eut une grande fête et un grand festin au château. Le soir venu, les filles d’honneur conduisirent la Bleuenn à la chambre nuptiale, la mirent au lit, puis se retirèrent. Fragan arriva alors, beau et brillant ; car, après le coucher du soleil, il perdait sa tête de poulain et devenait semblable aux autres hommes. Il se dirigea vers le lit, se pencha sur Bleuenn pour l’embrasser, et lui coupa la tête !… Le lendemain matin, quand sa mère vint, elle fut saisie d’horreur au spectacle qui s’offrait à ses yeux, et s’écria :

— « Mon Dieu, mon fils, qu’avez-vous fait ? »

  • « Je lui ai fait ce qu’elle voulait me faire à moi-même. »

Trois mois plus tard, Fragan à la tête de poulain eut, à nouveau, envie de se marier, et il pria sa mère d’aller demander la main d’Heodez, la seconde fille du fermier. Celle-ci accepta la proposition qui lui était faite, toujours à cause des grands biens du jeune seigneur. Les préparatifs de la noce commencèrent aussitôt, et un jour elle était, comme sa sœur, près du lavoir, dans le bois, à regarder les servantes du château qui lavaient le linge. Elle parlait et riait avec elles. Une d’elles lui dit

— « Comment pouvez-vous prendre pour mari un homme à tête de poulain, jolie comme vous êtes ? Et puis, prenez bien garde, personne ne sait bien au juste ce qu’est devenue Bleuenn votre sœur aînée… »

— « Soyez donc tranquilles, je saurai bien me débarrasser de cet animal-là ; je le tuerai comme un pourceau, la première nuit de ses noces, et tous ses biens me resteront. »

En ce moment vint à passer le même seigneur inconnu, qui s’arrêta un instant et dit :

— « Vous avez là une étrange conversation, jeunes filles ! »

— « Ce sont ces filles, Monseigneur, qui me dissuadent de me marier avec le jeune maître du château, parce qu’il a une tête de poulain ; mais, je l’égorgerai, comme un pourceau, la première nuit de mes noces, et tous ses biens m’appartiendront. » Répondit Heodez.

— «  Je n’aimerai pas être à sa place » répliqua l’inconnu, et il disparut.


Les noces furent célébrées avec solennité, comme la première fois ; festin magnifique, musique, danses, toutes sortes de jeux. Mais, le lendemain matin, la jeune mariée fut encore trouvée la tête coupée dans son lit.


Trois mois après, Fragan, le jeune seigneur à la tête de poulain dit à sa mère d’aller demander la main de Norig, la troisième fille du fermier. Les parents firent quelques difficultés, car le sort de leurs deux aînées les effrayait. Mais, la châtelaine leur promit qu’il deviendraient propriétaires de leur métairie, et ce fut un argument imparable. D’ailleurs, Norig elle-même était consentante et dit à sa mère :

— « Je l’épouserai volontiers, ma mère. Si mes deux sœurs ont perdu la vie, c’est certainement de leur faute. »

On fit donc des préparatifs de noces au château, pour la troisième fois. Comme ses deux aînées, la jeune fiancée alla causer avec les lavandières sur l’étang.

— « Comment, lui disaient-elles, une jolie fille comme vous, vous allez vous marier avec quelqu’un qui a une tête de poulain, et, surtout, après ce qui est arrivé à vos deux sœurs aînées ! »

— « Oui, oui », répondit Norig avec assurance, « je me marierai avec lui et je n’ai pas peur qu’il m’arrive comme à mes sœurs ; s’il leur est arrivé malheur, c’est uniquement de leur faute.

A ce moment, le même seigneur que les deux autres fois vint à passer. Il entendit la conversation, et poursuivit sa route, sans rien dire.

Les noces eurent lieu avec grande pompe et solennité ; festin magnifique, musique, danses, jeux et divertissements de toute sorte, comme les deux premières fois. La seule différence fut que, le lendemain, la jeune mariée vivait encore. Pendant neuf mois, elle vécut heureuse avec son mari. Celui-ci n’avait sa tête de poulain que pendant le jour ; le soleil couché, il devenait un beau jeune homme, jusqu’au lendemain matin. Au bout de neuf mois, la jeune femme donna le jour à un fils, un bel enfant, et sans tête de poulain. Au moment de partir pour faire baptiser l’enfant, Fragan dit à Norig :

— J’avais été condamné à porter une tête de poulain, jusqu’à ce que j’ai un enfant. Maintenant je vais être délivré du sortilège, et, une fois mon fils baptisé, je serai semblable aux autres hommes. Mais, il ne faut rien à qui que ce soit, jusqu’à ce que les cloches du baptême aient cessé de sonner ; si tu dis la moindre chose, même à ta mère, je disparaîtrai à l’instant, et tu ne me reverra plus jamais ! »

Ayant fait cette recommandation, Fragan partit avec le parrain et la marraine, pour faire baptiser son fils. Bientôt Norig entendit les cloches de son lit, et elle en fut toute heureuse. Dans son impatience d’annoncer la bonne nouvelle à sa mère, elle oublia d’attendre que les cloches arrêtent de sonner et parla. Aussitôt elle vit arriver son mari, avec sa tête de poulain, couvert de poussière et fort en colère.

— « Ah ! Malheureuse, qu’as-tu fait ? » S’écria-t-il. «  A présent, je dois m’en aller, et tu ne me reverras plus jamais ! »

Et Fragan partit aussitôt, sans même l’embrasser. Norig se leva pour le retenir. Mais comme Fragan la repoussait, elle courait derrière lui.

— « Ne me suis pas ! » lui cria Fragan.

Mais Norig ne l’écoutait pas, et courait toujours.

— « Ne me suis pas, te dis-je ! »

Norig était sur les talons de Fragan, elle allait sur le point de le rattraper. Fragan se retourna et lui donna un coup de poing en pleine figure. Le sang jaillit jusque sur sa chemise, et y fit trois taches.

— « Puissent ces taches, ne pouvoir jamais être effacées, sinon par moi-même ! » cria Norig.

— « Tais-toi, malheureuse », répondit Fragan, « tu ne me retrouveras que lorsque tu auras usé trois paires de chaussures de fer à me rechercher ! »

Pendant que le sang, qui coulait en abondance du nez de Norig, l’empêchait de poursuivre, Fragan, l’homme-poulain continuait sa course, et elle l’a perdu de vue.

Alors, elle s’est fait faire trois paires de chaussures de fer, et partit à sa recherche. Elle allait au hasard, ne sachant quelle direction prendre, et souffrait beaucoup car les chaussures de fer la faisait boiter encore plus que d’habitude. Après avoir marché pendant dix ans, sa troisième paire de chaussures était presque usée. Un jour, elle se trouva auprès d’un château, où des servantes lavaient du linge, sur un étang. Elle s’arrêta un instant pour les regarder, et entendit une des lavandières qui disait :

— «  Ce n’est pas vrai, j’ai encore eu droit à la chemise ensorcelée ! J’ai beau la frotter avec du savon, je n’arrive pas à enlever les trois taches de sang qui s’y trouvent ; et demain le seigneur en aura besoin pour aller à l’église, car c’est sa plus belle chemise ! »

Norig écoutait de toutes ses oreilles. Elle s’approcha de la lavandière et lui dit :

— « Confiez-moi un peu cette chemise, je pense que je réussirai à faire disparaître les taches ».

On lui donna la chemise ; Norig cracha sur les taches, la trempa dans l’eau, puis la frotta, et les taches disparurent.

— « Je vous remercie », lui dit la lavandière ; « allez au château, demandez un endroit pour dormir et ce soir, quand je reviendrai du lavoir, je vous recommanderai à la cuisinière ».

Norig se rendit au château, elle mangea à la cuisine avec les domestiques, et on la fit coucher dans une toute petite, tout près de la chambre de Fragan.

Vers minuit, Fragan entra dans sa chambre. Le cœur de Norig battait si fort, de se trouver si près de son mari, qu’elle faillit s’évanouir. Seule une cloison de planches les séparait l’un de l’autre. Norig frappa avec son doigt sur la cloison ; Fragan répondit de l’autre côté. Elle se fit reconnaître, et son mari s’empressa de venir la rejoindre. Ils furent heureux de se retrouver, après une si longue séparation, et tant de souffrances ! Le lendemain, Fragan devait se marier avec la fille du propriétaire du château. Mais, il demander de reporter la cérémonie à plus tard, et comme le festin était préparé, et que les invités étaient tous arrivés, on se mit quand même à table. Norig, belle comme une princesse, fut présentée, par Fragan, comme sa cousine. Le repas fut fort gai. Vers la fin, Fragan parla ainsi à son futur beau-père1 :

— «  Cher beau-père, je voudrais avoir votre avis sur une question qui me tracasse: J’ai un joli coffret, rempli d’objets précieux, et dont j’avais perdu la clef. J’ai fait faire une nouvelle clef, et je viens maintenant de retrouver la première. A laquelle dois-je donner ma préférence ? »

— « Il  faut toujours montrer de respect à ce qui est ancien », répondit le châtelain ; il faut donc reprendre votre première clef. » 

—« Eh bien ! Voici ma première femme, que je viens de retrouver, car je suis déjà marié, mais nous avons été séparés par le destin. Je viens de la retrouver, et comme je l’aime toujours, je pense qu’il faut que je la reprenne, comme vous l’avez dit vous-même ».

Tout le monde fut grandement étonné de la nouvelle, et au milieu du silence général, Fragan prit Norig par la main, et sortit avec elle de la salle du festin. Ils retournèrent chez eux et vécurent heureux ensemble, le reste de leurs jours.