Katell Gollet
Armanel - conteur
Cette
légende a plusieurs dénouements tous aussi intéressants les uns
que les autres.
En
voici une version:
Or ceci se
passait avant qu’Arthur de Bretagne eût été meurtri par Jean
sans cœur et sans terre.
Arthur
Ier de Bretagne ou Arthur Plantagenêt (29 mars 1187 – 3 avril
1203), fils posthume de Geoffroy Plantagenêt et de la duchesse
Constance de Bretagne, fut duc de Bretagne de 1201 à sa mort, et
héritier désigné au trône du Royaume d’Angleterre, devant
succéder à Richard Cœur de Lion.
« Après que le roi Jean sans terre donna ordre à l'officier
commandant la forteresse de Rouen, d'énucléer Arthur, âgé de 16
ans et de lui faire subir d'autres mutilations de façon à le
frapper d'incapacité au trône. Celui-ci, épouvanté, l'épargna.
Après dîner le jeudi précédant Pâques, comme Jean était saoul
et possédé du démon il tua Arthur de sa propre main et jeta le
corps, attaché à une lourde pierre, dans la Seine. Un pêcheur le
trouva dans son filet, et ayant été ramené sur la rive et reconnu,
il fut porté pour être secrètement inhumé, par crainte du tyran.
Le comte Moriss, sur ses vieux jours,
vivait fort retiré en son manoir de la Roche, avec une jeune nièce,
belle comme le jour, qui s’appelait Katel. Mais si Katel était
belle, on dit qu’elle était bien plus dangereuse, non seulement
par les séductions de sa personne, mais encore par la malignité de
son esprit. Le vieux comte pressait Katel de se marier, car il
trouvait qu’une jolie fille de seize ans, séduisante et légère
comme aile d’alouette, était un objet bien difficile à garder
pour un tuteur de soixante ans, qui n’avait connu que la guerre.
Par malheur, Katel n’entendait point raccourcir sa jeunesse par le
mariage. Elle aimait le plaisir et les fêtes à la folie ; la danse
était sa vie. Elle ne rêvait qu’à la danse, et répondait aux
pressantes sollicitations du comte Moriss :
—
Quand j’aurai trouvé un joli cavalier capable de danser avec moi
douze heures durant, à celui-là je donnerai mon cœur et ma
main.
Cette
réponse fut publiée à son de trompe dans toutes les paroisses du
Léon, et bientôt nombre de jeunes seigneurs riches et des mieux
tournés vinrent voir la belle brune et faire leur demande. Alors,
Katel donnait à ceux qui lui plaisaient rendez-vous pour telle ou
telle assemblée de la saison. Dans ce temps-là, les beaux pardons
n’étaient pas rares dans le pays. On y dansait tout le jour et
souvent la moitié de la nuit. La sylphide volait, presque sans
toucher le gazon, sans se reposer jamais pour ainsi dire ; et
lorsqu’elle avait saisi la main d’un jeune cavalier, s’il se
laissait entraîner au gré de l’enchanteresse, il était perdu,
car elle le fascinait, l’ensorcelait à tel point, que l’imprudent,
possédé par ce démon charmant, dansait, sautait, tournait jusqu’à
ce que souvent mort s’ensuivît…
Elle
avait ainsi causé bien des deuils dans les châteaux du comté.
L’indignation publique, les cris de vengeance qu’elle pouvait
entendre, auraient dû l’avertir que son heure aussi ne tarderait
pas à sonner. Mais son cœur était dur et elle ne voulait pas
changer.
Ce
que voyant, le sire de la Roche défendit à Katel d’aller aux
assemblées et l’enferma dans la tour, lui disant qu’elle y
resterait jusqu’au jour où elle aurait donné le titre d’époux
à l’un de ses nombreux prétendants. Or, Katel avait un page,
moins grand que le lévrier de son oncle et aussi noir qu’un
corbeau. Elle l’appela un matin avant le jour et lui dit :
—
Il dort le vieux Moriss ; mais Salaün veille pour Katel. Monte à
cheval ; les gardes te laisseront passer. Prépare l’échelle
flexible que tu fis pour moi, et porte ce message au château de
Ploudiry…
…
Une heure après, au pied de la tour, sous la fenêtre où pendait
une échelle de lin, un beau jeune homme et la brune prisonnière
montaient sur le même coursier… Et bientôt, sur les routes encore
sombres du grand bois, le forestier entendit un galop rapide, et le
nain jaloux, resté seul au pied du donjon, ricanait en disant : «
C’est aujourd’hui le pardon de la Martyre ; Salaün, tes glas
sonneront ce soir !… »
En
les voyant arriver ainsi au pardon de la Martyre, on fut frappé
d’admiration, tant ils étaient tous deux jeunes et beaux. Katel,
plus radieuse que jamais, présenta Salaün comme son fiancé à
toute la compagnie.
—
Oui, disait-on tout bas, fiancé de la danse qui enivre et qui tue
!
Peu
après le bal commença. On y avait appelé les meilleurs sonneurs de
Cornouaille. Nombreuse et belle assemblée s’y trouvait réunie par
les soins de Katel qui avait d’avance envoyé des messages, afin
d’avoir plus de témoins de son nouveau triomphe. Elle se montra
d’abord plus calme que de coutume. Doucement appuyée sur le bras
de son fiancé, elle daignait lui accorder un peu de répit en
faisant quelques tours avec d’autres. Puis, au milieu de la fête,
il y eut un festin magnifique. Les liqueurs coulèrent en abondance ;
et, sur le soir, on alluma des torches tout autour de la place, sous
les grands arbres. Alors le bal de recommencer : gavotte, jabadao,
ronde, courante et passe-pied, tout se succédait sans trêve ni
repos...
—
Encore, encore, s’écriait Katel radieuse, en dansant avec Salaün
; serais-tu las par hasard ?
—
Non, non, jamais auprès de toi, disait le jeune homme fasciné.
Et
le couple charmant glissait plus rapide au milieu des autres danseurs
qui s’arrêtaient pour les regarder... Pourtant Katel s’aperçut
bientôt que son cavalier faiblissait.
—
Courage, lui dit-elle : encore quelques tours et Katel est à toi
!
L’insensé,
quoique à bout de forces, s’élança de nouveau dans le tourbillon
qui l’emportait malgré lui. Enfin, ses pieds s’appesantirent, sa
respiration devint pénible, saccadée, puis haletante comme un
râle.
—
Grâce, grâce ! murmura-t-il. Ô Katel, ô ma mie... ne t’ai-je
pas... gagnée ?
La
cruelle l’abandonna quand elle entendit cette plainte, et le
malheureux délaissé s’affaissa sur l’herbe fleurie. Au même
instant minuit sonna dans la tour. Les torches (torches funèbres)
pâlirent, puis s’éteignirent une à une… Et tout auprès, dans
l’ombre, ricanait le nain noir…
—
Déjà ! s’écria Katel en jetant un regard de mépris sur Salaün
évanoui et sur les sonneurs exténués, déjà fatigués pour si peu
!.. Par l’enfer !! qui me donnera danseurs et musiciens dignes de
moi ?…
À
cette imprécation horrible, un lustre formé d’éclairs fulgurants
se balança sous les grands chênes dont le feuillage rougi se
froissait, agité par une brise enflammée. Deux hommes, deux
fantômes, parurent : tout à coup au milieu du cercle des
spectateurs qui se disposaient à fuir, et demeurèrent cloués à
leur place par la terreur. L’un des étrangers, vêtu de rouge sous
un manteau noir, portait sous le bras un biniou énorme dont le
pavillon était formé par une gueule de serpent. L’autre de haute
et belle taille, vêtu de noir avec un manteau rouge, portait sur la
tête un panache de plumes de vautour qui dissimulait en retombant le
feu de son regard.
Soudain,
le biniou, enflé par un souffle formidable, fit entendre des accents
dont tout le monde se sentit épouvanté, tous, excepté la brune
danseuse, car le sonneur rouge jouait un branle inconnu,
irrésistible… Et le cavalier au taquet de vautour vint saisir dans
ses bras nerveux Katel qui semblait l’attendre et l’inviter d’un
regard ardent.
Alors
une gavotte effrénée commença sous le dôme resplendissant. Peu de
danseurs osèrent y prendre part, malgré le vin et l’hydromel qui
circulaient sans cesse. Ils s’arrêtèrent bientôt sous le poids
d’une fatigue étrange ; mais Katel, heureuse et fière, volait
comme une fille des airs et semblait défier son cavalier… Et la
musique allait toujours plus stridente ; le branle infernal toujours
plus rapide, plus affolé… et le nain noir ricanait de plus en
plus…
Combien
de temps cette danse horrible dura-t-elle ?… Nous ne saurions vous
le dire. Katel commençait à donner quelques signes de lassitude.
Elle regardait, non sans effroi, en passant, la gueule béante du
serpent qui vomissait alors une vraie musique de damnés,
interminable comme les supplices éternels… Pourtant elle essayait
encore de frapper la terre de ses pieds impatients et se laissait
emporter dans ce tourbillon de plaisir et d’ivresse… Bientôt il
lui sembla que le lustre éclatant tournoyait au-dessus de sa tête ;
la peur la saisit et elle fit d’inutiles efforts pour échapper à
l’étreinte cruelle de celui qui l’entraînait d’une main de
fer.
—
Allons, allons, la belle fille, criait le danseur impitoyable, la
pelouse est plus lisse, la lumière plus belle, la musique plus
enivrante !
Et
Katel, haletante, rassembla ses dernières forces à ces mots. Elle
bondit encore une fois, comme une biche blessée, dans un
tournoiement fantastique. Le cavalier noir disparut tout-à-coup, et
Katel, ne se sentant plus soutenue par le bras fatal qui l’avait
brisée, tomba en râlant à son tour, vaincue, mourante,
abandonnée...
Et
les lourdes nuées, en se choquant au-dessus de la forêt funèbre,
lançaient par intervalles sur le dôme de feuillage des traînées
de feu rouge et de salpêtre blafard. Les roulements de la foudre
couvrirent les derniers sons du biniou. Des torrents de pluie
ruisselaient sur les pentes ; la grêle crépitait incessamment sur
les rochers des collines... La foule cependant s’était éloignée
avec une indicible terreur de ce théâtre d’orgie et de mort. Puis
il y eut un coup de tonnerre plus fort que tous les autres ; les
éléments s’apaisèrent ; les bruits se turent ; les lueurs
s’éteignirent, et le lugubre silence régna bientôt en maître
sous la voûte sombre des bois...
Le
lendemain, à l’aube du jour, on eût pu voir étendus côte à
côte, sur l’herbe foulée du carrefour, deux corps inanimés ;
tous deux jeunes et beaux portaient sur le visage la pâleur de la
mort. Un nain noir et hideux les contemplait en ricanant. C’étaient
nos deux fiancés : Salaün et Katel... Katel désormais appelée
Kollet dans les souvenirs populaires ; Kollet, c’est-à-dire perdue
ou damnée, à cause de son amour immodéré du plaisir et de la
danse !...
Plus
loin, à l’endroit où s’était tenu le terrible sonneur, l’herbe
rougie et la terre brûlée portaient « l’étrange empreinte de
pieds larges et fourchus... »
Et,
dans les ruines du vieux château de la Roche-Morvan, on entend
encore parfois, au milieu des nuits sombres, les ricanements
sataniques du nain noir.