Iouenn Kerménou
Le Relecq
Armanel - conteur
Il
y avait autrefois un marchand, nommé Jean Kerménou, qui avait gagné
une grande fortune. Il avait plusieurs navires sur la mer, et il
allait dans les pays lointains avec des marchandises de son pays, qui
lui coûtaient peu de chose, et qu’il revendait très
avantageusement. Il n’avait qu’un fils, nommé Iouenn, et il
désirait le voir devenir marchand et homme de mer, comme lui. Aussi,
un jour, lui parla-t-il de la sorte :
— « Voici que je
me fais vieux, mon fils, et, après avoir beaucoup travaillé, toute
ma vie, et m’être donné beaucoup de mal, je voudrais rester enfin
tranquille, à la maison, pour attendre la mort, quand il plaira à
Dieu de me l’envoyer. Mais, toi, qui es jeune et plein de force et
de santé, je voudrais te voir travailler et voyager, comme je l’ai
fait, car tout homme, dans ce monde, doit travailler pour vivre. Je
vais donc te donner un navire, chargé de marchandises du pays, que
tu iras vendre dans les pays lointains ; tu reviendras avec une autre
cargaison de marchandises étrangères, et tu apprendras ainsi le
commerce et augmenteras ta fortune ».
Iouenn,
qui ne désirait rien tant que de quitter la maison de son père et
de voyager au loin, entendit ces paroles avec une grande joie. On lui
chargea donc un navire de toutes sortes de marchandises et il
partit, muni de lettres pour les pays où il se rendait. Les vieux
matelots de son père étaient avec lui, et, après une longue
navigation, il arriva dans une ville dont je ne sais pas le nom. Il
présenta les lettres de son père, reçut bon accueil, vendit bien
sa cargaison et en fit beaucoup d’argent.
Un jour qu’il se
promenait par la ville, il vit un rassemblement de curieux et
entendit des aboiements de chiens. Il s’approcha, et fut fort
étonné de voir le cadavre d’un homme livré en pâture à un
troupeau de chiens. Il demanda ce que cela signifiait, et apprit que
cet homme avait beaucoup de dettes, et qu’après sa mort, selon la
coutume du pays son corps avait été livré en pâture aux chiens,
car il n’avait pas payé ses dettes. Iouenn eut pitié de ce pauvre
mort et dit :
— « Chassez les chiens ; je paierai ses
dettes et lui ferai une belle tombe. »
On arracha le
cadavre aux chiens, et Iouenn fit publier par la ville que tous ceux
à qui cet homme devait quelque chose n’avaient qu’à venir le
trouver et qu’ils seraient payés.
Il se présenta beaucoup de
monde, et il lui fallut une grande somme d’argent pour les
rembourser tous ; puis, quand personne ne réclama plus rien, le
cadavre fut enseveli et mis en terre avec les honneurs convenables.
Quelques
jours après, Iouenn Kerménou remit à la voile, pour revenir dans
son pays, avec le peu d’argent qui lui restait, et sans acheter
d’autres marchandises. Alors qu’il était en mer, il aperçut un
navire avec une voile noire
— « Que signifie ceci ? »
Se demanda-t-il ; « il faut aller voir ».
Et ils se
dirigèrent vers le navire tendu de noir, et, quand ils furent bord à
bord, Iouenn cria aux gens de bateau :
—« Pourquoi avez
vous une voile noire ? Vous est-il arrivé malheur ? »
—
« Oui, un grand malheur ! » Lui répondit-on.
—
« Qu’est-ce donc? Parlez, et si nous pouvons vous être
utiles, ce sera avec plaisir. »
— « Il y a un
serpent qui habite dans une île, près d’ici, et, tous les sept
ans, il faut lui livrer une princesse de notre famille royale. »
—
« La princesse est-elle avec vous ? » Demanda Iouenn.
—«
Oui, elle est avec nous et nous la conduisons au serpent, et voilà
pourquoi notre voile est noire. »
Iouenn, à ces mots,
monta sur le navire et demanda à voir la princesse. Quand il vit
combien elle était belle, il s’écria :
— « Cette
princesse ne sera pas la proie du serpent ! »
— « Hélas
! » répondit le maître du navire, « il nous faut la lui
conduire, ou il mettra tout le royaume à feu et à sang ».
—
« Je vous dis qu’elle ne sera pas conduite au serpent, et
qu’elle viendra avec moi. Je vous donnerai en échange beaucoup
d’argent, et vous pourrez acheter ou enlever, quelque part
ailleurs, une autre princesse, que vous livrerez au serpent. »
—
« Si vous nous donnez assez d’argent… »
— « Je
vous en autant que vous voudrez. » Répondit Iouenn
Et il
leur donna tout l’argent qui lui restait et emmena la princesse sur
son navire.
Les
gens du navire à la voile noire allèrent alors chercher une autre
princesse, et Iouenn Kerménou s’en retourna dans son pays, avec
celle qu’il leur avait achetée. Mais, il n’avait plus d’argent,
car il avait tout distribué.
Quand le vieux marchand apprit que
le navire de son fils était rentré au port, il se hâta de s’y
rendre et lui demanda :
— « Eh bien ! Mon fils, as-tu
fait un bon voyage ? »
— « Oui, vraiment, mon
père, il a été assez beau », répondit-il.
— « Que
rapportes-tu ? Fais-moi voir ».
Iouenn
conduisit le vieillard à sa cabine et lui dit, en lui montrant la
princesse :
— « Voyez, mon père, voilà ce que je
rapporte ».
— « Oui, une belle fille, comme il y
en a beaucoup dans ces pays-là ; mais, tu as de l’argent aussi,
puisque tu n’as pas de marchandises ? »
— « J’ai
eu beaucoup d’argent, il est vrai, mon père; mais je n’en ai
plus ».
— « Qu’en as-tu donc fait, mon fils
? »
— J’en ai employé une moitié à racheter et à
faire ensevelir convenablement le cadavre d’un pauvre homme jeté
en pâture aux chiens, parce qu’il était mort sans pouvoir payer
ses dettes; et j’ai donné l’autre moitié pour cette belle
princesse, que l’on conduisait à un serpent, pour être dévorée
par lui ».
— « Il n’est pas possible que tu ais
fait tant de folies, tu n’es qu’un imbécile, mon fils ! »
—
« Je ne vous dis que la vérité, mon père. »
—
« Eh bien ! Disparais de devant mes yeux, et ne remettez jamais
les pieds dans ma maison, ni toi ni ta princesse; je vous
maudis ».
Et le vieillard s’en alla, furieux.
Iouenn
était très embarrassé ; où aller avec sa princesse, puisque son
père ne voulait pas le recevoir, et qu’il n’avait plus d’argent
? Il se rendit chez une vieille tante qu’il avait, dans la ville,
et lui raconta tout : comment il avait employé son argent à payer
les dettes d’un homme mort ruiné et à racheter la belle princesse
qu’elle voyait auprès de lui, et que l’on conduisait à un
serpent; et comment enfin son père leur avait donné sa malédiction
à tous deux, en leur défendant de remettre jamais les pieds dans sa
maison.
La tante eut pitié d’eux, et leur donna
l’hospitalité.
Mais,
Iouenn voulait épouser la princesse. Il se rendit auprès de son
père, pour solliciter son consentement.
— « La fille
est-elle riche ? » Lui demanda le vieillard.
— « Elle
le sera, un jour, mon père, puisqu’elle est fille de roi ».
—
« Oui da ! Rien ne prouve qu’elle est fille de roi : fais
comme il te plaira, mais, vous n’aurez rien de moi, si tu
l’épouses ».
Iouenn repartit tout triste et raconta à
la princesse et à sa tante la réception que lui avait faite son
père. Quoi qu’il en soit, le mariage fut célébré, la tante paya
les frais et donna aux jeunes époux une petite maison, qu’elle
possédait, non loin de la ville, et où ils se retirèrent. Neuf ou
dix mois après, la princesse donna le jour à un fils, un fort bel
enfant.
Un
oncle de Iouenn, frère de sa mère, avait aussi des navires sur la
mer, pour aller faire du commerce dans les pays lointains. Il se
faisait vieux, il était riche et ne voulait plus naviguer. Il confia
à son neveu un beau navire, chargé de marchandises, pour aller les
vendre dans les pays où le soleil se lève. Quand la princesse
apprit cela, elle dit à son mari qu’il fallait mettre leurs
portraits à tous deux et celui de leur enfant, à l’avant du
navire. Ce qui fut fait. Iouenn fit alors ses adieux à sa femme,
embrassa tendrement son enfant, et mit la voile. Il fut emporté par
le vent dans la ville où habitait le père de sa femme. Les gens de
la ville accoururent pour voir son navire, et, quand ils virent les
trois portraits sculptés à l’avant, ils reconnurent dans l’un
d’eux la fille de leur roi, et allèrent en avertir celui-ci. Le
roi courut aussitôt au navire, et, dès qu’il vit le portrait, il
s’écria :
— « Oui, c’est bien ma fille !
Serait-elle donc encore en vie ? Il faut que je m’en assure, à
l’instant ».
Et il demanda à parler au capitaine du
navire. Quand il vit Iouenn, il reconnut facilement que c’était
l’homme dont le portrait se trouvait avec celui de sa fille, à la
proue du navire, et il lui dit :
— « Ma fille est sur
votre navire, capitaine ? »
— « Excusez-moi,
seigneur », lui répondit Iouenn, « il n’y a ni fille
ni femme sur mon navire ».
— « Je suis certain
qu’elle est ici, et il faut que je la voie, à l’instant ».
—
« Croyez-moi, seigneur, votre fille n’est pas sur mon
navire ».
— « Où donc est-elle ? Car vous la
connaissez , puisque son portrait est près du vôtre, sur
l’avant de votre navire ».
— « Je ne saurais
vous dire, seigneur, où est votre fille, car je ne la connais
pas ».
Iouenn ne voulait pas avouer, de crainte qu’on ne
lui enlevât sa femme. Le roi était fort en colère, et dit :
—
« Dis-moi la vérité ou tu auras la tête tranchée ».
Et
il visita tout le navire, avec ses deux ministres et quelques
soldats, qui l’accompagnaient, et, comme ils ne trouvèrent pas la
princesse, Iouenn fut jeté en prison, en attendant qu’on lui coupe
la tête. Son navire fut livré en pillage au peuple, et ensuite
incendié.
Iouenn, dans sa prison, raconta ses aventures à son
geôlier. Il lui dit comment son père l’avait chassé de sa
maison, parce qu’il avait employé tout l’argent qu’il avait eu
de sa cargaison à racheter un homme mort qui avait été jeté en
pâture aux chiens et à lui faire rendre les derniers devoirs, et à
délivrer une belle princesse d’un serpent auquel on la conduisait,
laquelle princesse il avait épousée et lui avait donné un fils ;
un frère de sa mère lui avait confié un navire pour aller
commercer dans les pays lointains, du côté du Levant, et il avait
mis sur l’avant de ce navire le buste de sa femme, le sien propre
et celui de leur enfant, sculptés en bois et fort ressemblants. Le
roi prétendait reconnaître, dans le buste de sa femme, celui de sa
fille, qu’il croyait morte, victime du serpent, et, comme il ne la
retrouvait pas sur le navire, puisqu’elle n’y était pas, étant
restée à la maison avec son enfant, il l’avait fait jeter en
prison, et son navire avait été pillé par le peuple, puis
incendié.
— « Ainsi donc », répondit le geôlier,
« vous avez sauvé du serpent la fille du roi, et elle est, à
présent, votre femme? »
— « Je l’ai achetée du
capitaine d’un navire qui la conduisait à un serpent, dans une
île, et, selon ce qu’elle dit, elle serait fille d’un roi, mais
je ne sais de quel roi ».
Le
geôlier courut faire part au roi de ce qu’il venait d’entendre.
Le roi donna l’ordre d’amener, sur-le-champ, le prisonnier en sa
présence, et, quand il eut entendu son histoire, il s’écria :
—
« C’est sûrement ma fille ! Où est-elle ? »
—
« Elle est restée à la maison, dans mon pays, avec son
enfant », répondit Iouenn.
— « Il faut que
j’aille la chercher pour que je la voie une dernière fois, avant
de mourir ! »
Et l’on donna un nouveau navire à Iouenn,
pour aller chercher la princesse et la ramener à son père. Les deux
premiers ministres du roi reçurent aussi l’ordre de l’accompagner,
dans la crainte qu’il ne revînt pas. Ils arrivèrent sans encombre
dans le pays de Iouenn, et s’en retournèrent aussitôt, ramenant
la princesse et son enfant.
Un
des deux ministres du roi aimait la princesse, depuis longtemps, et,
pendant la traversée, il cherchait à être près d’elle et voyait
son mari d’un mauvais œil. Si bien que la princesse craignait
qu’il ne prépare quelque trahison contre Iouenn, et pria celui-ci
de rester avec elle, dans sa chambre, et d’aller moins souvent sur
le pont du navire. Mais Iouenn aimait à être sur le pont et même à
aider lui-même les matelots, dans leurs manœuvres, et sa femme ne
pouvait le retenir auprès d’elle. Voyant cela, elle lui mit sa
chaîne d’or au cou. Une nuit qu’il était appuyé sur le bord du
navire, regardant la mer, qui était calme et belle, le ministre qui
aimait sa femme s’approcha de lui, tout doucement, le prit par les
pieds et le précipita dans la mer, la tête la première. Personne
ne le vit faire le coup. Peu après, il cria :
- « Le capitaine est tombé à la mer !… »
On envoya des hommes avec des embarcations à sa recherche, mais, c’était trop tard, et on ne le retrouva pas. Alors, le traître se rendit auprès de la princesse et lui dit que son mari avait été jeté à la mer par un coup de vent et qu’il était noyé. La pauvre femme fut désolée, à la pensée que son mari était mort ; mais, heureusement que Iouenn Kerménou était bon nageur, et il nagea vers un rocher qu’il aperçut non loin de l’endroit où il était tombé, et s’y sauva. Laissons-le là, pour un moment, et suivons la princesse jusqu’à son pays.
Elle
prit le deuil, s’habilla tout de noir, et ne donna plus aucun signe
de joie. Elle soupçonna bien quelque trahison de la part du ministre
de son père, et elle ne voulut plus le revoir. Quand elle arriva
chez son père, elle reçut bon accueil et le vieux roi pleura de
joie. On fit un grand repas, avec des fêtes et des réjouissances
publiques. Mais, hélas ! La pauvre princesse ne pouvait plus rire et
ne trouvait de plaisir à rien. Le perfide ministre s’appliquait
toujours à lui plaire, et il fit tant et si bien qu’il finit par
rentrer en grâce auprès d’elle. Ils se fiancèrent et prirent
date pour la célébration du mariage. La fiancée interdit que l’on
prononçât jamais en sa présence le nom de son premier mari, dans
l’intervalle des fiançailles au mariage. Trois ans s’étaient
écoulés, depuis qu’elle l’avait perdu, et elle pensait bien
qu’elle ne le reverrait jamais, et qu’elle pouvait se remarier.
Retournons
maintenant, auprès de Iouenn Kerménou, sur son rocher, au milieu de
la mer.
Il y avait trois ans qu’il était là. Il n’avait
pour toute nourriture que les coquillages qu’il pouvait recueillir
contre son rocher et les poissons qu’il réussissait à prendre, de
temps en temps. Il était complètement nu et son corps était tout
couvert de poil, si bien qu’il ressemblait plus à un animal qu’à
un homme. Un trou sous un rocher lui servait de maison. Il avait
encore au cou la chaîne d’or de sa femme. Aucun navire ne passait
jamais par là, et il avait perdu tout espoir d’en sortir. Une
nuit, pendant qu’il dormait dans son trou, il fut éveillé par une
voix qui disait:
— « Froid !… froid !… Hou ! Hou !
Hou!… »
Puis
il entendait comme les claquements de dents d’un homme transi de
froid, et, un moment après, le bruit d’un animal ou d’un homme
qui se jette à l’eau. Tout cela l’étonna; mais il ne sortit
pourtant pas pour voir ce que ce pouvait être. La nuit suivante, ce
fut la même chose. Il ne parla pas encore, ne sortit pas de son trou
et ne vit rien.
— « Qu’est-ce que tout ceci pourrait
bien être ? » Se demandait-il ; « c’est peut-être une
âme en peine. Demain soir, si j’entends encore, je parlerai et je
sortirai, pour voir ».
La troisième nuit, il entendit
encore, comme les deux précédentes, et plus près de lui :
—«
Froid !… froid!… Hou! Hou! Hou!… » Et des claquements de
dents.
Il
sortit et vit, au clair de la lune, un homme complètement nu, le
corps sanglant et couvert d’horribles blessures, le ventre
entr’ouvert, avec les entrailles qui s’en échappaient, les yeux
arrachés de leurs orbites, et, au côté gauche, une énorme plaie,
par où l’on voyait son cœur. Il frémit d’horreur, et demanda
pourtant :
— « Que vous faut-il, mon pauvre homme?
Parlez, et si je puis quelque chose pour vous, je vous promets de le
faire ».
— « Ne me reconnaissez-vous donc pas,
Iouenn Kerménou ? » demanda le fantôme; »je suis celui
dont vous avez arraché le cadavre aux chiens qui le dévoraient, et
à qui vous avez fait rendre les derniers devoirs, après avoir payé
ses dettes, de votre propre argent. Par reconnaissance pour ce que
vous avez fait pour moi, je veux aussi faire quelque chose pour vous.
Vous désirez, sans doute, être retiré de dessus ce rocher désert,
où vous souffrez depuis trois ans ? »
— « Ah! Si
vous pouviez me rendre ce service! »… s’écria Iouenn.
—
« Promettez-moi de faire bien exactement tout ce que je vous
dirai, et je vous retirerai de là, et vous conduirai auprès de
votre femme ».
— « Oui, je ferai tout ce que vous
me direz ».
— « Demain votre femme doit se marier
avec le ministre de votre beau-père qui vous a jeté à la mer ».
—
« Mon Dieu, ce n’est pas possible? »
— « Si,
car elle vous croit mort, n’ayant pas de vos nouvelles, depuis
trois ans. Mais, promettez-moi de me donner une moitié de tout ce
qui appartiendra à votre femme et à vous, dans un an et un jour, et
je vous conduirai jusqu’à la porte de la cour du palais de votre
beau-père, demain matin, avant l’heure où le cortège se rendra à
l’église ».
— « Oui, je vous promets de vous
donner cela, et davantage encore, si vous faites ce que vous
dites ».
— « Eh bien ! Montez, à présent, sur
mon dos, et souvenez-vous bien, car, dans un an et un jour, vous me
reverrez, peu importe ou que vous soyez ! »
Iouenn monta
sur le dos de l’homme mort, qui se jeta avec lui à la mer, nagea
comme un poisson et le conduisit, pour le lever du soleil, à la
porte du palais de son beau-père, puis il s’en alla, en disant :
—
« Au revoir. A dans un an et un jour. »
Quand
le portier du palais ouvrit sa porte, le matin, il fut effrayé en
voyant un animal comme il n’en avait jamais vu, et il s’enfuit
en courant et en criant au secours. Les valets accoururent à ses
cris. Ils prirent Iouenn pour un sauvage, et, comme il ne paraissait
pas méchant, ils s’approchèrent de lui et lui jetèrent des
morceaux de pain, comme à un chien. Il y avait trois ans qu’il
n’avait mangé de pain, et il sautait dessus et les mangeait avec
avidité. Les servantes et les femmes de chambre du palais étaient
aussi accourues pour voir l’homme sauvage. La femme de chambre de
la princesse était là aussi, et elle reconnut à son cou la chaîne
d’or de sa maîtresse et courut le lui dire :
— « Maîtresse,
si vous saviez ? »…
— « Quoi donc ? »
demanda la princesse.
— « Votre mari, Iouenn
Kerménou »…
— « J’ai fait défense expresse,
vous le savez, de prononcer ce nom devant moi, avant que je ne sois
mariée ».
— « Mais, maîtresse… il est là,
dans la cour du palais « !…
— « Cela n’est pas
possible, ma fille, car voici déjà trois ans qu’il est mort,
comme tout le monde le sait ».
— « Je vous assure,
maîtresse, qu’il est là; je l’ai bien reconnu, à votre chaîne
d’or, qu’il a encore au cou ».
À ces mots, la
princesse se hâta de descendre dans la cour, et dès qu’elle
aperçut le prétendu sauvage, bien qu’il ressemblât plus à un
animal qu’à un homme, elle reconnut son mari, et lui sauta au cou
pour l’embrasser. Puis, elle l’emmena avec elle dans sa chambre
et lui donna des vêtements pour s’habiller. Les valets et les
servantes étaient tout étonnés de ce qu’ils voyaient, car nul
autre que la femme de chambre de la princesse ne savait que c’était
là son premier mari. Ceci se passait le matin du jour où elle
devait être remariée, au premier ministre de son père. Dans ce
pays-là, la coutume était que le repas de noces ait lieu avant
d’aller à l’église. On avait invité beaucoup de monde, de tous
les coins du royaume, et aussi des royaumes voisins. Quand le moment
fut venu, on se mit à table. La princesse, belle et parée
magnifiquement, était entre son père et son fiancé. Vers la fin du
repas, on chanta et on fit des récits plaisants, selon l’habitude.
La princesse fut priée par son futur beau-père de dire aussi
quelque chose, et elle parla de la sorte :
— « Monseigneur,
donnez-moi votre avis, je vous prie, sur le cas que voici : J’avais
un gentil petit coffret avec une charmante clef d’or. Mais, je vins
à perdre la clef de mon coffret, et je la regrettai beaucoup. Alors,
j’en fis faire une nouvelle. Mais, quand la nouvelle clef fut
prête, je retrouvai l’ancienne, de sorte que j’ai aujourd’hui
deux clefs, au lieu d’une. Cela m’embarrasse un peu. Je connais
l’ancienne clef, elle était bonne et je l’aimais, et je ne sais
pas ce que sera la nouvelle, dont je ne me suis jamais servie encore.
Dites-moi, je vous prie, laquelle des deux clefs je dois garder,
l’ancienne ou la nouvelle ? »
— « Gardez votre
ancienne clef, ma fille, puisqu’elle est bonne : pourtant, si vous
me faisiez voir les deux clefs ? » Répondit le vieillard.
—
« C’est juste », dit la princesse; « attendez un
instant, et vous allez les voir ».
Et elle se leva de
table, se rendit à sa chambre et revint un instant après, tenant
par la main Iouenn Kerménou, et parla de la sorte :
— « Voilà
la clef nouvelle! » Et elle montrait du doigt le ministre qui
devait l’épouser —« et voici l’ancienne, que je viens
de retrouver ! Elle est bien un peu rouillée, parce qu’elle a été
longtemps perdue ; mais, je la rendrai, sans tarder, aussi belle
qu’elle le fut jamais. Cet homme est Iouenn Kerménou, mon premier
mari, et le dernier aussi, car je n’en aurai jamais d’autre que
lui ! »
Voilà tout le monde ébahi d’étonnement, en
entendant ces paroles, et le ministre devint pâle comme la nappe qui
était devant lui. La princesse prit encore la parole et conta tout
au long les aventures de Iouenn Kerménou.
Le vieux roi,
furieux, se leva alors, et, s’adressant aux valets, il dit :
—
« Faites chauffer le four, sur-le-champ, et qu’on y jette cet
homme ! »
Et il désignait du doigt son premier ministre.
On exécuta son ordre et le ministre fut jeté dans une fournaise
ardente.
Iouenn Kerménou et sa femme restèrent à la cour, et
y vécurent désormais tranquilles et heureux. Au bout de neuf mois,
la princesse accoucha encore d’un fils. Leur premier enfant était
mort.
Iouenn ne songeait plus à l’homme mort et au marché
conclu entre eux pour le retirer de dessus son rocher désert, au
milieu de la mer. Mais, quand le moment fut venu, au bout d’un an
et un jour, un jour du mois de novembre que sa femme et lui étaient
tranquillement auprès du feu, la mère chauffant son enfant, et lui
les regardant, quelqu’un arriva inopinément dans la maison, ils ne
surent comment, et dit :
— « Bonjour, Iouenn Kerménou
! »
La princesse fut tout effrayée, à la vue de cet
inconnu, d’un aspect horrible. Iouenn reconnut l’homme mort qu’il
avait arraché aux chiens. Celui-ci reprit :
— « Vous
rappelez-vous, Iouenn Kerménou, que lorsque vous étiez seul sur
votre rocher aride, au milieu de la mer, il y a de cela un an et un
jour, vous m’avez promis de me céder, pour vous retirer de là,
une moitié de tout ce qui appartiendrait à votre femme et à vous,
au bout d’un an et un jour? »
— « Je me le
rappelle », répondit Iouenn, « et je suis prêt à tenir
ma parole ».
Et il demanda les clefs à sa femme, ouvrit
toutes les armoires et tous les coffres où étaient leur or, leur
argent, leurs diamants et leurs parures, et dit :
— « Voyez!
Je vous donnerai du fond du cœur une moitié de tout ce que nous
avons là, et ailleurs aussi ».
— « Non, Iouenn
Kerménou, ce n’est pas de ces biens-là que je demande et je vous
les laisse tous; mais, voici quelque chose de plus précieux et qui
vous appartient encore à tous deux (et il montrait l’enfant entre
les bras de sa mère), et une moitié m’en appartient aussi ».
—
« Non pas mon fils ! » s’écria la mère, en entendant
cela, et en cachant son enfant dans son sein.
— « Partager
mon enfant ! »… s’écria, de son côté, le père, saisi de
terreur.
—« Si vous êtes homme de parole »,
reprit l’autre, « songez à ce que vous m’avez promis, sur
le rocher : que vous me céderiez, au bout d’un an et un jour, la
moitié de tout ce qui appartiendrait en commun à votre femme et à
vous, et je pense que cet enfant est bien à vous deux ? »…
—
« Hélas ! C’est vrai, je l’ai promis », s’écria
le malheureux père, les larmes aux yeux ; « mais, songez aussi
à ce que j’ai fait pour vous, quand votre cadavre avait été
livré en pâture aux chiens, et ayez pitié de moi! »…
—
« Je réclame ce qui m’est dû, une moitié de votre fils,
comme vous me l’avez promis ».
— « Jamais je ne
permettrai que mon fils soit partagé en deux, emportez-le plutôt
tout entier ! » s’écria la mère.
— « Non, j’en
veux la moitié seulement, selon nos conventions ».
—
« Hélas ! Je l’ai promis et je dois tenir ma parole »,
dit Iouenn, en sanglotant et en se couvrant les yeux de sa
main.
L’enfant fut alors déshabillé tout nu et étendu sur
le dos, sur une table.
— « Prenez maintenant un couteau,
Iouenn Kerménou, et taillez-moi ma part », dit l’homme
mort.
— « Ah ! Je voudrais être encore sur le rocher
aride, au milieu de la mer « s’écria le malheureux
père.
Et, le cœur brisé de douleur, il leva le couteau sur
son enfant, en détournant la tête. L’autre lui cria, en ce moment
:
— « Arrête ! Ne frappe pas ton enfant, Iouenn
Kerménou ! Je voulais seulement savoir si tu étais un homme de
parole. Je m’en vais maintenant et tu ne me reverras plus jamais.
Sois heureux entouré de tous les tiens »…
Et il
disparut alors.
Le vieux roi vint à mourir, peu après, et
Iouenn Kerménou fut roi à sa place.