Intersigne des épingles
Yvias
proposé par le conteur Armanel
Vous connaissez les « grandes coiffes » que portent les femmes, dans les circonstances solennelles, au pays de Tréguier et en Goëlo. Vous n’ignorez pas non plus qu’on en rabat les ailes, lorsqu’on est en deuil de l’un de ses proches.
Il est indispensable que vous sachiez cela, pour comprendre l’intersigne que voici.
Il s’est produit dans une maison d’Yvias, il y a de cela une quarantaine d’années. C’était un dimanche de Pâques. La jeune fille de la maison (elle s’appelait Marie-Louise) était en train de s’attifer pour la messe. Elle avait sorti de son armoire ses vêtements les plus beaux, comme il sied pour une fête de cette importance, et aussi la plus brodée de ses catioles (c’est le nom que nous donnons ici aux grandes coiffes). Certaines femmes ont besoin, pour se coiffer, d’une ou même de plusieurs aides. Marie-Louise s’en tirait d’ordinaire toute seule, et peu de catioles cependant étaient aussi joliment disposées que la sienne. Ce matin-là, elle était donc debout devant son miroir. Sa coiffe était déjà à moitié mise. Elle avait ramené sur son front un double bandeau de cheveux, rassemblé les tresses au fond du bonnet. Elle n’avait plus pour être prête, qu’à replier les ailes de sa coiffe puis à les épingler l’une sur l’autre. Elle en ajusta sans peine les bouts, étant, comme je vous l’ai dit, très habile de ses mains. Mais lorsqu’il s’agit de les épingler, ce fut une autre histoire.
Elle tenait les épingles entre ses dents, afin d’avoir les bras libres. D’habitude, une seule épingle lui suffisait à établir solidement l’édifice de sa coiffure.
Elle en prend une... L’épingle lui glisse des doigts.
Elle en prend une autre, la fixe à la place voulue... Ding !... la seconde épingle se détache, tombe sur le plancher de la chambre, en faisant un petit bruit clair, et les ailes de la coiffe se déploient sur les épaules de Marie-Louise.
Marie-Louise essaye d’une troisième, d’une quatrième épingle La douzaine y passe.
Peine perdue !
Il semble que les épingles se refusent à fixer les ailes de la coiffe ou que les ailes de la coiffe se refusent à se laisser fixer.
Or le deuxième son de la messe venait de sonner au bourg. La jeune fille risquait d’arriver en retard à l’église, ce qui n’eût pas été convenable un jour de Pâques.
Dépitée, elle se résigne enfin à faire ce qu’elle n’avait jamais fait, à appeler une servante pour l’aider à à mettre sa coiffe.
Armanel - conteur ( http://armanel.e-monsite.com/ )
La servante monte.
Elle eût aussi bien fait de rester en bas, à vaquer à sa besogne de cuisine.
Pas plus que sa maîtresse, elle ne réussit à faire tenir les épingles. Autant elle en fourre dans la coiffe, autant il en pleut à terre. A chaque épingle qu’elle fixe, elle dit : « Pour sûr, ça y est cette fois ! » Marie-Louise qui a les bras levés, pour maintenir les deux ailes de tulle, les laisse retomber en poussant un soupir d’aise, mais dès que les bras de la jeune fille retombent, les ailes de la coiffe font de même.
— Encore une épingle, pour voir !
Il y en eut bientôt tout un tas aux pieds de Marie-Louise. Ding ! Ding ! Ding !... A chaque épingle nouvelle, toujours le même petit bruit clair....
Le troisième son de la messe sonna.
Marie-Louise ne put arrivera temps à l’église. Elle s’en confessa au recteur, le soir, en lui contant son aventure. Le recteur lui dit :
— Notez ce jour dans votre mémoire.
Peu de temps après, la jeune fille d’Yvias apprit que son fiancé, qui était soldat en Algérie, avait trépassé le dimanche de Pâques, vers les dix heures du matin.
(Conté par Jeanne-Yvonne Pariscoat, marchande.— Yvias, août 1888.)