Le géant Hok-Bras
Armanel _ conteur
Autrefois, la rade de Brest n’était qu’un petit ruisseau où la mer montait à peine lors des grandes marées. A cette époque, il y avait entre Daoulas et Landerneau, un géant, énorme comme on n’en a jamais vu. – Il était grand comme la tour de la cathédrale du Kreisker, voire comme le Ménez-Hom. Certains disaient : Haut comme les nuages.
_ « Mais alors où ce malheureux pouvait-il se loger ? » me demanderiez-vous
_ « Eh bien ; Hok-Bras avait la faculté de s’allonger à volonté ».
Voici d’où lui venait cette faculté précieuse. Il faut vous dire que Hok-Bras était grand de naissance ; à trois ans il mesurait déjà plus de 2 mètres, et comme il n’était pas encore baptisé, son père alla chez une tante qu’il avait au Huelgoat, et lui demanda d’être la marraine de son petit garçon. Hok-Bras marchait déjà comme un homme, et la marraine n’eut pas besoin de le porter sur les fonts baptismaux, ce qui eût été fatigant, en vérité. Hok-Bras fut gentil... Il alla tout seul et ne pleura pas du tout, sauf que quand on lui mit du sel dans la bouche : il toussa si fort que le bedeau qui se trouvait en face fut jeté contre un pilier, où il se fit une jolie bosse à la tête, ce qui fit rire Hok-Bras... mais rire si fort que les vitraux de l’église se brisèrent.
Ah ! C’était le recteur qui ne riait pas en voyant tomber tous les vitraux des fenêtres de son église !
Après le repas de baptême, Hok-Bras alla jouer dans le bois, auprès d’un endroit qu’on appelle le Trou du diable, et il se mit à rouler tout autour les plus gros rochers de la colline. Pendant que Hok-Bras travaillait sa marraine vint le regarder faire et se dit :
_ « Voilà un filleul qui me fera honneur ».
Et, en disant cela, elle jouait avec sa belle bague de diamant. Tout à coup, la bague lui échappa et roula au fond du gouffre, qui n’était pas encore entièrement recouvert et où l’eau tombait avec un bruit affreux. La marraine se mit à pleurer.
_ « Qu’avez-vous, marraine ? » lui demanda Hok-Bras. « C’est votre bague que vous pleurez? Si j’étais seulement aussi grand que ce trou est profond, je vous la rapporterais dans cinq minutes ».
Or, la jolie marraine était une fée. Elle sécha ses beaux yeux et promit à Hok-Bras d’exaucer sa demande s’il trouvait la bague. Hok descendit dans le trou et s’enfonça dans l’eau ; mais bientôt il en eut jusqu’au cou.
_ « Marraine », dit-il, « l’eau est trop profonde et moi je suis trop court ».
_ « Eh bien ! Allonge-toi », dit la fée.
Et, Hok se laissa couler, couler encore, encore et encore, car c’était un puits de l’enfer, et sa tête restait toujours au dessus de l’eau. Enfin, ses pieds touchèrent le fond du gouffre.
_ « Marraine », dit-il, « je sens une grosse anguille sous mes pieds ».
_ « Apporte-la », dit la fée, » c’est elle qui a avalé ma bague ».
Hok sortit du gouffre noir comme si il était un arbre énorme, et il montait toujours, toujours.
_ « Marraine », dit une voix qui venait des nuages, « ne m’arrêterez-vous pas ? »
_ « Tu n’as qu’à dire assez, mon garçon, et ta croissance s’arrêtera ».
_ « Assez ! » Hurla Hok d’une voix de tonnerre...
Et à l’instant on le vit se raccourcir et puis se mettre à genoux pour embrasser sa jolie tante et lui passer sa bague au doigt. Par malheur pour l’humanité, Hok en oublia de continuer à boucher le trou de l’enfer.
Hok était retourné chez son père qui se disait qu’un tel garçon serait fort coûteux à nourrir surtout qu’il ne voulait rien faire... Et oui, Hok ne voulait rien faire à part courir les aventures, se battre et, si possible, se marier le plus tôt possible. Mais se marier à son âge ! Y pensez-vous ?... Et pourtant, en quittant Huelgoat, notre jeune géant avait d’abord eu l’idée d’emporter sa petite tante sous son bras ; mais la fée lui avait fait comprendre que ce n’était pas convenable à son âge et qu’elle n’accepterait d’être sa femme que quand il aurait accompli au moins trois prouesses, ce qui lui devrait lui être assez facile, vu le pouvoir, qu’elle lui avait donné, de s’allonger à volonté.
Hok répliqua que la découverte de la bague pouvait compter pour une prouesse, il ne lui en restait donc plus que deux à accomplir. Et voilà ce qui tourmentait notre grand bébé, déjà rempli d’ambition. Hok, dans son impatience, ne faisait guère que courir par monts et par vaux ; dans ses moments perdus il s’amusait à faire des tas de terre et de cailloux, à la manière des enfants. Si bien qu’un jour il décida de construire ce qui est désormais connu comme étant la montagne d’Arhez, depuis Saint-Cadou jusqu’à Berrien. Il y planta même le Mont Saint-Michel, d’où il apercevait les bois d’Huelgoat, et pour lesquels il soupirait au souvenir de sa fiancée.
Quand il eut fini sa montagne, il se trouva un peu désœuvré et s’en alla flâner jusqu’à Landerneau ; car si sa jolie tante lui avait défendu de venir au Huelgoat. Pendant qu’il errait dans la ville en regardant tantôt les boutiques, tantôt les nuages, Hok-Bras rencontra M. le bailli avec son écharpe.
_ « Tiens », dit le bailli, « voilà un grand gaillard qui a l’air de vouloir attraper la lune avec les dents ».
_ « Moi, je veux bien tout de suite, répondit Hok-Bras, en saluant le bailli.
_ « Attends au moins qu’elle soit levée, imbécile, et je te donnerai dix écus pour acheter un habit neuf si tu peux ce soir attraper la lune de Landerneau.
_ « Tope-là », fit Hok-Bras, en ébranlant l’équilibre de M. le bailli.
Et le soir, sur la place de Saint-Houardon, la foule, le sénéchal et les juges en tête, se réunirent pour voir ce qui pourrait bien être l’évènement du siècle. Jugez de la stupéfaction de ces braves gens. Dès que la lune fut au dessus du placis, Hok se mit au milieu et s’écria :
_ « Hok, allonge-toi ! »
Aussitôt on vit sa tête monter, monter, monter et parfois se perdre dans les nuages qui passaient sur le ciel. Puis la lune s’obscurcit. On entendit un coup de tonnerre étourdissant et peu à peu on vit la lune descendre du firmament. Quand elle arriva sous les nuages, on put voir que c’était Hok-Bras qui la tenait par le bord entre ses dents. Hok-Bras, qui se trouvait tout auprès du clocher de Saint-Houardon, déposa délicatement l’astre des nuits sur le bout de la girouette, demanda ses dix écus et s’en alla très content :
_ « Et de deux ! Sans compter la montagne... »
Depuis ce temps, on dit que Landerneau a conservé sa lune et son immortelle clarté, qui est connue dans le monde entier.
Vous pensez bien que notre petit géant avait attrapé un peu chaud dans son voyage vers la lune, et il regrettait fort en passant par Loperhet que la mer ne fût pas sous ses pieds pour s’y désaltérer et se baigner à l’aise. À cette époque, la rade de Brest n’existait pas encore.
_ « Tiens », se dit Hok-Bras, « si je creusais ici un petit étang, voisin de ma maison, cela serait bien commode pour se baigner tous les matins, et peut-être que cela ferait plaisir à ma tante ».
Hok-Bras déracina quelques chênes, prit une taille et une force proportionnées à la tâche, s’empara de deux ou trois vieilles barques sur la rivière de Landerneau afin de s’en servir comme d’écuelle, et se mit à l’ouvrage. Le premier jour, il creusa un grand bassin depuis Daoulas jusqu’à Lanvéoc. Le second jour, il creusa de Lanvéoc à Roscanvel, et le troisième jour il donna un grand coup de pied dans la butte qui fermait le goulet, et bientôt il eut le plaisir de sentir l’eau de mer lui chatouiller agréablement les mollets à une jolie hauteur, car à ce moment-là il mesurait, dit-on, plus de trois cent mètres du talon à la nuque. Mais le vent soufflait un peu fort de l’Ouest ; les vagues se précipitaient avec la violence que vous pouvez supposer par l’ouverture du nouveau goulet. Si bien qu’un vaisseau à trois ponts qui passait toutes voiles dehors du côté du cap Saint-Mathieu, se trouva entraîné par le courant et entra vent arrière dans la rade, qui se remplissait à vue d’œil.
_ « Et de trois ! » cria Hok-Bras.
La rade de Brest était née pour la gloire de la Bretagne. Mais, pour le malheur de Hok-Bras qui s’était mis à genoux pour boire un coup et goûter l’eau de sa nouvelle fontaine, il arriva que le vaisseau à trois ponts s’engouffra, avec ses voiles, ses mâts et ses canons, dans le gosier de notre géant, où il demeura à moitié chemin arrêté par les vergues du grand mât.
Hok-Bras se sentit aux trois quarts étranglé. Impossible de crier : « Assez ! Assez ! » Pour revenir à sa taille naturelle ; et d’ailleurs, s’il s’était rapetissé, le vaisseau lui aurait rompu la poitrine. Le voilà donc, courant, courant comme un possédé, arpentant plaines, monts et vallées, avec quatre-vingts canons dans la gorge... Enfin il se calma un peu et se dit tout naturellement :
_ « Ma tante, la fée, me tirera bien de ce mauvais pas. »
Et il se mit à courir dans la direction de la montagne d’Arhez, qu’il avait vu naître et qui allait devenir son tombeau... Hok-Bras s’assit donc un moment pour se reposer sur le Mont Saint-Michel, car son vaisseau à trois ponts le gênait pour faire une longue route. Puis, quand il fut reposé, au lieu de faire le tour du marais, il voulut le traverser afin d’aller plus vite. Par malheur, il comptait sans le poids de ses quatre-vingts canons. En effet, il n’avait pas fait quatre enjambées au milieu du grand marécage qu’il se sentit enfoncer, enfoncer, au point de ne pouvoir plus en retirer les jambes. Puis, il trébucha, et son corps immense, entraîné par le poids des quatre-vingts canons, alla s’abattre sur la montagne. Il y eut, dit-on, un tremblement de terre, et au Huelgoat la fée en fut épouvantée.
Hok-Bras s’était brisé la tête en tombant sur les roches qu’il avait amoncelées lui-même. Sa marraine, folle de douleur, accourut près de lui et essaya en vain de le rappeler à la vie ; mais n’y arrivant pas, elle se retira à Saint-Herbot, où son ombre revient errer au bord des torrents...
Maintenant, il serait trop
long de rapporter tout ce que l’on dit du cadavre de Hok-Bras. On
prétend que voyant venir le déluge et ne trouvant pas de poutres
assez fortes pour construire l’arche, Noé, qui avait entendu
parler du colosse breton, vint à la montagne d’Arhez, scia la
barbe du géant défunt et en fit les membrures du navire suprême.
Noé voulut aussi, par curiosité ou pour lester son arche, emporter
quelques dents de Hok-Bras, et pour chacune il fallut trois vigoureux
matelots. On raconte bien d’autres choses du gigantesque
constructeur de nos montagnes...
Mais ici se termine ce récit authentique, récit qui sans doute vous a démontré que les Bretons ne sont pas des petits garçons !