Dom Yann au Paradis
Bretagne _ Plougonvelin
Armanel - conteur
Un jour, Jésus-Christ décida d'aller faire un tour sur terre, accompagné de Saint Jean, son apôtre favori. En passant par la porte du Paradis, il demanda à Saint Pierre de se joindre à lui. Après avoir beaucoup marché, les voilà qui arrivent, dans le Léon, devant une très belle abbaye. L'église en était de très haute taille et on voyait sa silhouette, toute en fine dentelle de pierre, de très loin. Et ses vitraux jetaient mille éclats brillants par les jeux de reflets du soleil.
- "C'est le couvent Sant Vaze de Penn ar Bed, consacré à saint Matthieu", dit Jésus. "Un couvent où règne une très profonde dévotion. Allons-y rendre visite à ces bons moines."
Dès qu'ils y entèrent ils se firent reconnaître et tous les moines de l’Abbaye accoururent pour les accueillir. Tous nos moines tombèrent donc tous à genoux et saluèrent bien bas le Seigneur. Puis les moines offrirent une belle messe et une bonne collation à leurs invités. Bien sûr, quand le trio céleste décida de repartir, chacun de nos moines avait une grâce à demander. Tous, ou presque, car un moine ne demandait rien. C'était Dom Yann, le moine herboriste de l’Abbaye. Dom Yann, son grand sac destiné à la cueillette des simples (plantes médicinales) à la main, regardait Jésus, regardait Saint Jean, regardait Saint Pierre et regardait ses confrères, mais ses lèvres ne remuaient pas. Il semblait muet.
- "Comment se fait-il, l’herboriste", demanda Saint Pierre, "que tu ne demandes-tu rien ? N'as-tu aucune faveur à solliciter comme tous les autres moines?"
- "Non. J’ai tout ce qu’il me faut. Je n'ai besoin de rien."
- « Eh bien, plus tard, quand tu te présenteras à la porte du Paradis, je me souviendrai de ta réponse." Répondit Saint Pierre.
Sur ce, le Maître des Cieux reprend sa route, accompagné de Saint Jean et de Saint Pierre.
Ils commençaient à peine à s'éloigner qu’on entendit quelqu’un courir et appeler.
-"Que se passe-t-il ? » Demanda saint Pierre en se retournant. « Tiens ! Mais c’est Dom Yann ! Et que veux-tu, mon ami ? As-tu changé d’avis ?"
- « Les autres moines", répondit Dom Yann, "vous ont tous demandé chacun une grâce. Eh bien moi aussi je veux vous en demander une."
-« Eh bien c’est un peu tard. Mais mieux vaut tard que jamais. » Déclara Saint Pierre. « Et que me demandes-tu ?"
-"J’aimerais pouvoir faire entrer dans mon sac d’herboriste, et le faire y rester, ce que je voudrai, quand je le voudrai." Déclara Dom Yann.
- "C’est une drôle de demande, mais cela ne me pose aucune difficulté. » Répondit Saint Pierre « Je t'accorde ton souhait, sans problème. »
Une dizaine d'années plus tard, Dom Yann, l’herboriste, était tombé gravement malade. An Ankou, "L’ouvrier de la Mort", vint le trouver et lui annonça :
- "Tu n'as plus que trois heures à vivre, Dom Yann."
- " C'est vraiment bien peu !", répond le moine. "Je ne me pensais pas si malade. Mais que la volonté de Dieu soit faite ; quand tu seras prêt, je le serai aussi. Je te demande seulement d'arriver avec une demi-heure d'avance sur l’horaire prévu, afin que je puisse bien me préparer."
- " Demande inhabituelle, mais accordée. » Répondit l’Ankou « Ne t'inquiète pas. Je serai là en temps et en heure."
Deux heures et demie plus tard, l’Ankou se présenta à nouveau devant Dom Yann.
- "Doux Jésus ! ", dit celui-ci. "Quelle exactitude. Toi au moins tu sais tenir parole. Mais attends une seconde, il faut d’abord que je vide mon sac !"
- « Vider ton sac ; » répondit l’Ankou, « Mais ton sac est vide. »
-« Que Nenni ! » renchérit Dom Yann « Si tu ne me croies pas, viens vérifier par toi-même ».
E le voilà Dom Yann qui ouvre son sac et dit à l’Ankou :
- "Rentre là-dedans, je le veux !"
L’Ankou fut bien forcé d'obéir et Dom Yann moine ferma le sac avec un bout de ficelle et le porta à la ferme où l’on faisait fumer les andouilles.
- "Tiens", dit-il au fermier. "Veux-tu suspendre ce sac au-dessus du foyer, et laisse-le prendre la jusqu'à ce que je te donne l’ordre de le décrocher.»
Ce qui fait que l’Ankou n’a pas pu continuer sa moisson macabre. Plus personne ne mourait ; cela peut sembler une bonne nouvelle, mais… si les vieux ne mouraient pas, il naissait toujours autant d'enfants. Et comme les anciens ne laissaient plus la place comme avant. La situation devint intenable : Les jeunes ne trouvaient pas de travail, et les vieux, s’ils ne mouraient pas radotaient de plus en plus et devenaient invivables. Finalement, au bout de quarante années, Dom Yann, qui était devenu très vieux : son corps était tout noué, les chairs de ses mains avaient fondu, il était désormais presque aveugle, et il avait beaucoup de mal à se déplacer, se décida à aller chercher son sac pendu dans le fumoir et à libérer l’Ankou qui décida de mettre les bouchées doubles pour embarquer tous ceux qui auraient du mourir pendant ces quarante années. Mais tout d’abord il se saisit, en premier, du responsable de ce retard : Dom Yann.
Et c’est ainsi que Dom Yann s’est présenté à la porte du Paradis.
- "Qui va là ?", demanda Saint Pierre le portier céleste.
- « Ouvrez-moi, s'il vous plaît, Monsieur Saint Pierre. Je suis Dom Yann l’herboriste de Saint Mathieu de Penn ar Bed. Vous vous souvenez de moi, je suppose?"
- "Dom Yann ? Répondit Saint Pierre, « L’herboriste ? Bien sûr que je me souviens de toi ! Enfin tu te décides à venir me voir. Mais tu as trop tardé à jouer des tours à l’Ankou, là-bas sur terre et, je n'ai plus de place pour toi !"
- "Mon Dieu ! Ce n'est pas possible. Pas de place au Paradis pour moi ? Mais que vais-je devenir et où dois-je aller ?"
- "Si tu es aussi bon chrétien que tu le prétends, tu sais où aller te présenter : Là où on voudra bien de toi. Va-donc faire un tour au purgatoire."
Dom Yann va donc se présenter à l'entrée du purgatoire. Il frappe à la porte, l’ange qui vient ouvrir le reconnaît immédiatement et lui annonce que lui non plus n'a pas de place à lui donner.
-"Comment ça, mon bon ange du Seigneur ? Pas de place ici ? Et où irai-je donc ?"
- "Devine toi-même, malheureux ! Tu as droit à toute ma compassion. Mais puisque tu es mort, il semble évident que le seul endroit où on puisse t’accepter c'est l'Enfer : vas-y voir. En principe, ils ne refusent personne."
Et Dom Yann descend, descend, toujours, vers la gauche. Au moins la route est large et facile à suivre. Quand il arrive, il n'y a même pas de porte ni de portier. Comme Dom Yann est poli, il frappe quand même.
- "Qui es-tu ?" demande Lucifer, qui accoure tout étonné.
- " Je suis Dom Yann, et je viens du couvent de Sant Vaze Penn ar Bed."
- "Quoi ? Oh ! Les gars ! Arrivez tous ! Il y a là un moine qui demande à entrer. Venez voir ça !"
Il appelle tous les diables et les diablotins de l'Enfer et leur distribue tout l'arsenal infernal. A certains un bâton, à d'autres une fourche, un marteau, un maillet. Tout y passe. Quand il voit ça, Dom Yann s'inquiète :
- "En quel honneur tous ces préparatifs ?", s'informe-t-il.
- "C'est bien simple", répond Lucifer. "On ne veut pas de toi ici. Pas question d'avoir un moine de Sant Vie Penn ar Bed dans nos murs. Alors si tu insistes pour essayer d'entrer, on te barrera la route. Un conseil : n'essaie pas."
- "Ah ? C'est comme ça que vous me traitez !", rétorque Dom Yann. "Je vais vous apprendre, moi, à être plus accueillants quand un moine vous demande l'hospitalité."
Il ouvre son sac, qu'il portait toujours à la main :
- "Rentrez tous 1à- dedans ! Tous, j’ai dit !"
Aussitôt tous les diables de l'Enfer, les grands, les petits, les tordus, les boiteux, ceux qui louchent et ceux qui n'avaient pas de défaut, tous se retrouvèrent dans le sac de Dom Yann. Ça faisait du monde. Et Dom Yann, furieux embarque cette foule et, hop, il s'en retourne à Saint Mathieu de Penn ar Bed où il se rend à la forge du bourg. Il y trouve les neuf forgerons occupés à cogner sur leurs enclumes.
- "Bonjour messieurs, j’ai un travail pour vous. Voici ce que je vous propose : cogner, pendant huit jours et huit nuits, sans s'arrêter, sur ce sac ?"
Ils furent d'accord bien que surpris par cette demande. Pendant huit jours et huit nuits, sans s'arrêter, le sac plein de diables fut aplati à coups de marteaux de forge. Aplati n'est pas le mot, cependant : on avait beau frapper, le sac ne changeait pas de forme. Dom Yann était resté vérifier qu'on faisait bien le travail. Enfin, le maître de forge, n'y tenant plus, déclara :
- "C'est bizarre que ce sac ne change pas de forme. Mes gars s'en donnent à cœur joie et ce sont des costauds. On dirait que c'est le Diable lui- même qui est là-dedans."
-"Vous ne croyez pas si bien dire", répondit Dom Yann. "Sauf qu'il n'y a pas que lui. Il est même plein à craquer de diables. N'ayez pas peur de frapper."
Et les neuf gaillards reprirent avec un entrain renouvelé leur martelage, jusqu'à ce qu'ils n'en eussent plus la force. Alors Dom Yann ramassa le sac et alla le vider sur une grande pelouse qui se trouvait alors entre le couvent et la mer. Désormais tous les diables étaient tout à la fois : tordus, boiteux, bancals, bossus.. . Le corps brisé, la tête défoncée, les oreilles en compote. Ils mirent un temps infini à se traîner de là jusqu'en Enfer. Personne ne s'empressa de les aider à rentrer au bercail.
Dom Yann, très vieux et très fatigué, son sac à la main, retourna devant l'entrée du Paradis.
- « Qui est-ce ?", demanda saint Pierre.
- " Dom Yann du couvent de Sant Vaze Penn ar Bed." Répondit Dom Yann.
- "Je t'ai déjà dit que nous n'avons pas de place pour toi."
- "Laissez-moi rentrer, Monsieur Saint Pierre, sinon je reste ici à l'entrée et je dis à tous ceux qui voudront rentrer que tu es un coquin !"
"Quoi ?! Tu me traites de coquin ?! Eh bien, pas question de te laisser entrer. Du vent ! Dégage !" Cria Saint Pierre, excédé.
- "Bien. Tu l'auras voulu", dit Dom Yann. "Mais attends-toi à une surprise. "
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Dom Yann resta planté devant la porte. Dès qu'il arrivait une âme dont l'état justifiait l'entrée en paradis, Dom Yann la faisait rentrer dans son sac. Du coup, il n'y avait plus de nouvelles admissions. De l'autre côté de la porte, saint Pierre se grattait la tête. Il commença vite à s'ennuyer, habitué qu'il était à voir de temps en temps des âmes nouvelles, toutes fraîches, que ça épatait d'être là. Un jour, il s'adressa à Dieu le Père.
- "Oh mon Dieu", dit-il. "Il ne vient plus personne ! Pourquoi ?"
- "Tu demandes pourquoi, mon pauvre saint Pierre ? Dom Yann se tient à l'entrée et il fait rentrer dans son sac toutes les âmes qui se présentent."
- "Nous voilà frais » répondit Saint Pierre. « Et que pouvons-nous faire ?"
- "Facile. Débrouille-toi pour faire rentrer ce sac plein d'âmes. A toi de jouer."
Cette conversation avait lieu près de la porte que saint Pierre ne pouvait pas abandonner sans une bonne raison ou une invitation, sinon du Père, du moins du Fils. Raison pour laquelle il s'ennuyait ferme déjà. De l'autre côté de la porte, Dom Yann n'avait pas perdu une miette de la conversation. Il ouvrit aussitôt le sac et se mit dedans parmi les âmes des bienheureux en souffrance d'enregistrement. Saint Pierre, tout doucement, entrouvrit la porte et jeta un coup d'œil dehors : pas de Dom Yann en vue. Par contre, bien en évidence, au milieu de la voie, très facile à voir puisque cette voie est étroite : le sac. Saint Pierre ouvre un peu plus, il regarde à gauche et à droite, puisqu'il ne voit pas Dom Yann devant. Et d'un bond, il sort, ramasse le sac, rentre en vitesse et ferme la porte. Aussitôt, ayant hâte de voir les nouveaux arrivants, et d'annoncer à Dieu la bonne nouvelle, il ouvre le sac. Jésus, Marie, Joseph ! Il manque s'évanouir quand il voit le premier qui en sort : Dom Yann ! Il se met en colère, attrape le vieux moine par son habit, le soulève et lui crie au nez :
- "Sale moinillon ! Crétin en robe de bure ! Tu ne feras pas long feu ici."
A ce moment-là, Dieu le Père, qui a rarement l'occasion d'entendre des insultes et des gros mots au Paradis, arrive. Il oblige saint Pierre à remettre Dom Yann par terre, et avec un sourire de bienvenue, il rappelle à son serviteur la loi divine :
"D'ar Baradoz, pa deu eun den, ema eno evid biken !"
("Si, au Paradis, tu es entré, tu y es pour l'éternité !")