Des moines au Paradis


ENOCH ET ELIE

(OU SONT-ILS.? COMMENT VIVENT-ILS?)


Avertissement: 

Avant de lire ce texte, je vous conseille de consulter l'explication historique
en bas de page.


.....


Au milieu de la foule des méchants et de leurs actions mauvaises, 

Enoch est devenu la perle des élus et le modèle des bons.

Lui seul, lisons-nous, a pu atteindre le ciel.

0 lecteur, si tu cherches à savoir- puisqu'Enoch est vivant-

Quel est son bonheur, quelle est sa vie, tu l'apprendras.


Mais cherches-tu des merveilles, tu apprendras des merveilles.

Aux confins de la mer océane existe un pays, le dernier du monde: 

Pas une seule maladie n'y trouble l'existence,

Le climat y est tempéré, la quiétude perpétuelle.

Une église en ces lieux a été dédiée à saint Mathieu,


Où se sanctifient des hommes, des moines galiléens,

Qui enseignent aux Bretons les saintes croyances de la foi.

Ils scrutent l'immensité de l'Océan et les extrémités du monde. 

Pour décrire aux populations, après de longues absences,

Les ressources et les lieux que l'univers contient.


C'est du littoral de Bretagne dépendant du monastère,

C'est de là que s'élance (un jour) une Troupe de saints moines.

Ils veulent contempler les innombrables merveilles de l'Océan. 

Ils mettent à la voile; des vents puissants les portent sur les flots.

Les voici en pleine immensité: calme plat pendant de longs mois.


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Seul horizon: le ciel étoilé et la plaine liquide.

Pendant trois ans entiers, le navire est prisonnier du large; 

Longues occasions pour lui d'errer à l'aventure,

Tandis qu'aux hommes accablés la disette se fait sentir.

Au-dessus des écueils une apparition indique la bonne direction

Au milieu de l'Océan,debout, se dresse une longue silhouette de femme, 


Telle une statue d'airain, l'apparition surgit des profondeurs marines,

Devient comme un filet à travers les flots mouvants.

Le doigt tendu, elle se dresse, elle indique la bonne direction.

On l'a considérée longtemps, puis on tend les voiles sur la plaine liquide,

Et, dans la direction indiquée, le· nautonier de nouveau fend les ondes.


Mais par dix fois déjà le soleil a parcouru les extrémités de la terre, 

Et impossible encor d'apercevoir un rivage ou de gagner un port.

Complètement découragés, les hommes tremblent de peur;

Le naute gémit, sans espoir, attestant le ciel de sa détresse.

Les voiles sont relâchées, la faim les aiguillonne.


Alors, semblable à la première, survient une nouvelle apparition. 

Elle fait les mêmes signes qu'avait naguère indiqués la première: 

"Oui, c'était le bon cap, mais pas le bon détour."

Dès qu'on voit les signaux, vite on reprend courage.

Et pour hisser les voiles manœuvrent nos Galiléens.


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Alors apparaït du haut du ciel une silhouette humaine, celle de Moïse.

Joie des Hébreux: terre! une côte apparaît à leurs yeux. 

Puis, durant tout le jour, ils distinguent les montagnes lointaines.

Ils observent les rivages apparus: leurs vœux sont exaucés.

On mouille dans le port: les voiles sont carguées, amenées.


Mais cette côte-là, ce n'est pas une terre, c'est une montagne d'or.

Une immense plaine dorée. De partout jaillissent des étincelles, 

Elles font des rayons lumineux et lancent des éclairs.

Merveilleux le parfum de ce mont, et merveilleux aussi le site de ces lieux.

Pourtant, ici, pas un seul animal. pas un seul humain,


Alors que toute la région regorge de trésors.

Du mouillage, le navire gagne le rivage doré.

Une partie des équipages reste à bord, l'autre s'en va

Reconnaître les contours et l'emplacement de la montagne.

Toute la journée. ils parcourent les monts sans se lasser


Vers le soir enfin, ils aperçoivent la ville de cette contrée.

De puissantes fortifications l'entourent, et elle est toute en or.

Les portes sont fermées: personne n'ose s'y attaquer,

Et c'est à l'extérieur qu'on passe la nuit, dans l'espoir

D'apercevoir les êtres que ce monde renferme.


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Pas un humain, pas un animal, pas un cri ne se fait remarquer.

Pas un être ne sort. Mais bientôt. aux premières lueurs de l'aurore, 

Voici que s'ouvre la porte de la ville, permettant le passage.

Elle entre alors. la sainte cohorte de nos moines.

A ses yeux s'offrent partout des demeures aux façades dorées: 


Mais, quant aux habitants, nulle part on n'en distingue trace.

La cité resplendissait comme de l'or, étincelante de beauté; 

L'or brille, d'un éclat royal, l'air est partout embaumé:

C'est un parfum de rose qui s'exhale comme d'un paradis.

A loisir, la ville est visitée, minutieusement, intérieur et dehors.


On découvre enfin une église: comme tissée d'or et de pierreries, 

La clôture du chœur brille d'un éclat doré:

Toute d'or et de pierres précieuses, préside l'image de la Vierge Marie; 

Sur son sein maternel, son Enfant, la Divine Sagesse

L'autel complètement doré, offre un aspect agréable: 


D'or sont aussi les murs abondamment décorés de gemmes; 

L'or et les pierreries donnent partout au toit un éclat fauve,

Et l'art ajoute sa splendeur à la beauté de l'édifice.

A ce spectacle, se joint un parfum remarquable, comme venu du ciel.

Frissonnants d'inquiétude au début, les esprits retrouvent joies et rires.


On parle, on s'interroge: qui donc règne en ces lieux?

Notre troupe comptait environ une centaine d'hommes,

Deux prêtres l'accompagnaient, complétant l'effectif

On admire le chœur, on observe attentivement le sol.

Nos marins s'étonnent de voir ces lieux demeurer déserts.


Ces hommes sont embarrassés pour y trouver quelque réponse: 

Pourquoi, dans cette église, cette absence de clercs?

Les deux prêtres pourtant, dans le cloitre, poursuivent l'exploration.

Au hasard d'une petite porte, de brillantes logettes attirent leur regard,

Et que voient-ils? Deux êtres humains: sur un trône chacun d'eux est assis.


Pour accueillir leurs hôtes, les deux Vieillards se lèvent. 

Ils saluent notre troupe avec force marques de respect,

S'enquièrent:« Qui êtes-vous? Que voulez-vous?»

Nos hommes répondent: «Nous sommes Galiléens,

Disciples du Christ et de (l'apôtre) saint Mathieu.


Nous enseignons aux Espagnols les dogmes de la religion.

Nous sommes venus visiter votre patrie et vos lieux saints. 

Il convient, ô Pères, que votre bonté nous renseigne:

Qui est le roi de votre patrie, qui a autorité ici?

Tous deux, que faites-vous, quel est votre office, votre nom?


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Adorez-vous le Christ, partagez-vous notre croyance?

Thétis nous accordera-t-elle de retraverser l'Océan.?.

Les Seigneurs portaient une barbe majestueuse, de longues tresses; 

De neige était leur chevelure. Aux questions des matelots,

Debout, ensemble, les deux Anciens donnent réponse:


"Notre roi, c'est Dieu, le Créateur du ciel et de la terre. 

Chérubins et Séraphins habitent er gardent la cité,

Des citoyens angéliques défendent nos murailles,

Des chœurs d'Anges dirigent nos solennités.

Nos corps par un aliment céleste sans cesse sont nourris.


Vous aussi, ajoutent-ils, il vous faut manger de nos vivres.

Notre quiétude ici est éternelle: pour nous. Jamais plus de changement.

Un seul de nos jours mesure cent années,

C'est un siècle en effet que contient une seule journée.

Tandis qu'ici trois fois Phoebus l'astre du Jour a donné sa clarté, 


De trois fois cent ans ont vieilli les être animés,

Comme nous savons qu'il en est dans vos contrées. 

Dans votre patrie, depuis longtemps, les enfants ont vieilli.

Ceux-là même qu'après votre départ leurs mères ont engendrés:

Pas un seul d'entre eux, demain, là-bas, ne sera vivant.


Cette génération, la septième, comme la précédente, s'en est allée:

La terre, de tout côté, a fait place à de nouveaux peuples et rois, 

Et vous-mêmes serez vieux en arrivant là-bas.

Quant à vous deux, prêtres, qui avez part au sacerdoce du Christ,

Debout! Psalmodiez au Seigneur, célébrez-nous la messe, 


Car nous aussi, voulons prendre part à votre liturgie.

Sur cet autel, s'il vous plaît, qu'on prépare les vêtements sacrés, 

Qu'on célèbre la messe, qu'on chante à la gloire de Dieu,

Que le Corps du Seigneur, pieusement, nous soit distribué."

La messe terminée, pour les Seigneurs la table est préparée: 


Nourriture angélique, la troupe des compagnons s'en repaît:

Ces mets de choix qu'ils mangent, c'est l'aliment des Pères,

D'Enoch et d'Elie, -c'étaient eux- les Seigneurs,

Comme tous deux ensemble l'attestent de leur propre bouche.

Alors, tout heureux, nos marins leur répondent:


"Dans les Ecritures, nous avons vu que, pour le nom du Christ, 

Vous avez juré d'attaquer l'Antéchrist,

Et, pour la loi de Dieu, de mener le combat. 

L'Ennemi vous tuera, mais vos corps point les enterrera.

Et le Christ, à son tour, par sa propre puissance, le fera périr.


Dites-nous quand cela se fera." Se levant, Enoch prit la parole et dit: 

"Tout cela, comme vous l'affirmez, la Sagesse divine l'a décidé.

Mais elle ne nous a pas dit quand cela se ferait.

Ces événements futurs, Dieu les garde en secret.

Qui donc aurait l'audace de dire ce qu'aucun document ne révèle?


Ces événements futurs, l'Esprit divin les connaît et les garde celés.

Quand le ciel le décidera, ce sera le moment et l'heure."

Alors Elie à son tour parla: "Le temps fait signe. il vous faut repartir.

Si vous le désirez, emportez des provisions d'or et de pierres précieuses. 

La navigation vous sera favorable, assez pour faire bon voyage, 


La brise marine vous portera sur des flots salutaires.

Et jusqu'en vos demeures, en cinq jours. vous conduira.

Je vous vois jeunes au départ, je vous aperçois vieux à l'arrivée."

Au bout du troisième jour, pour nos équipages, c'est le départ

On a retrouvé les navires. Une excellente brise marine se lève, 


En cinq jours, grâce à Dieu, s'achève le retour.

Voici les rivages et la pointe de Bretagne en vue. Nos Galiléens 

S'efforcent d'aborder au sanctuaire de Saint-Mathieu,

Où autrefois ils enseignaient les saintes vérités de la foi.

Ce n'était pas l'église qu'à !'origine ils avaient occupée,


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Ce n'était pas le père abbé, ce n'étaient pas les moines du passé.

Ni la ville. ni la population, ni les remparts n'étaient ceux du début: 

L'évêque est nouveau, le peuple nouveau, les fidèles nouveaux,

Nouvelles les lois du pays, nouveau le roi qui commande aux seigneurs.

Est mort tour ce qui était ancien. nouveau tout ce qui est vivant.


Ils ne reconnaissent ni les lieux, ni les êtres, ni la façon de parler. 

Alors les larmes jaillissent, ils mènent grand deuil en eux-mêmes:

Ils n'ont plus de pays, plus de compatriotes.

Eux-mêmes, qui naguère possédaient la beauté de la jeunesse,

En un matin vieillis, les voici la peau ridée, le cheveu blanc: 


Ils se retrouvent décrépits, avilis et misérables.

Sans enthousiasme enfin, ils racontent leur aventure:

C'est tout juste si les moines du sanctuaire les accueillent.

Et de décrire les longues pérégrinations qui furent les leurs:

Pendant trois ans, ils !'ont compté, ils ont erré sur l'Océan


Les moines, consultant leurs écrits, ont calculé trois cents.

Ainsi, en effet, une page du livre en fait la preuve ici: 

Tout cela est écrit au monastère de Saint-Mathieu,

Comme l'ont raconté alors les moines galiléens.

Qui ne veut pas me croire, qu'il les croie, eux, du moins.



Fin du récit concernant Elie et Enoch

Laissons maintenant Elie, Enoch et leur pays reposer en paix. 

De nouveau à !'histoire que notre esprit s'applique:




Godefroy de Viterbe et son "Panthéon"


     Dans son Panthéon, achevé en 1190, Godefroy de Viterbe, auteur allemand, écrit :
«Quidam autem liber in ecclesia sancti mathei ultra britaniam in finibus terrae inter actus apostolorum noscatur ibi esse conscriptus ».  
     Ce qui signifie :
«Il y a un livre dans l’église de Saint Matthieu au – delà de la bretagne au bout de  la terre que l’on sait avoir été écrit là au sujet des actes des apôtres »

     Suit, en 180 vers latins, l’histoire de la navigation de moines de Saint Matthieu à la recherche du séjour paradisiaque de deux personnages de l’ancien testament, l’un patriarche, l’autre prophète, Enoch et Elie, dont la tradition voudrait qu’ils ne fussent jamais morts.

 Une telle introduction ne peut qu’intriguer tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de la Bretagne:
         _  Qui est ce Godefroy qui s’exprime ainsi ?
         _  Quel crédit apporter au récit qu’il rapporte ?
       _ Que penser de ce curieux document qui témoigne, pour le moins, de la renommée du monastère de Saint Matthieu au XII° siècle?
 

     L’auteur est le chapelain et secrétaire de l’empereur Frédéric Barberousse connu pour ses démêlées avec les papes (1152 –1190) et qui a été immortalisé par Victor Hugo.

     Godefroy, dit «  de Viterbe » car il est né dans cette ville en 1120 et y est mort en 1200, était d’une famille dévouée au service de l’empereur. Lui même passa le plus clair de sa vie à suivre la cour dans ses déplacements et à mettre ses talents au service de la cause impériale.
      Grâce à toutes ces pérégrinations et à ses lectures dans les riches bibliothèques qu’il eut l’occasion de visiter, Godefroy avait acquis une érudition exceptionnelle. Il conçut l’idée de la mettre au service de ses contemporains, et, additionnant les unes aux autres, les pages de la bible, les histoires anciennes, grecques, latines, égyptiennes, les chroniques et les annales d’Europe et un bon nombre de légendes grappillées çà et là, il se mit en devoir de dresser un tableau historique complet de l’histoire de l’humanité depuis la création du monde jusqu’à Frédéric Barberousse dans un « Panthéon» achevé en 1190.  

     Adressant l’ouvrage au Pape Urbain III (1185 –1187), il explique sa méthode de rédaction qui est d’alterner la prose et les vers. « J’ai rédigé cet ouvrage non seulement en prose mais aussi en vers, de sorte que les lecteurs qu’ennuieraient la prose soient incités à poursuivre leur lecture par l’harmonie et le charme des vers ; quand à ceux qui ne comprendraient pas les vers, ils pourront toujours se délecter à lire la prose ».


     Mais que vient faire notre abbaye dans cette galère ?

     L’auteur, au cours de son ouvrage, mentionne  Enoch et Elie dans l’histoire d’Israël, et est tout heureux de posséder un récit merveilleux pour illustrer son propos. « Puisque la Saint Ecriture fait mention d’Enoch, nous exposerons ici ce que du même Enoch et d’Elie nous pouvons affirmer de vrai selon l’autorité des anciens » écrit-il.
 

         _ Mais d’où lui vient cette histoire de moines en quête de Paradis ? 
         _  Et la mention d’un livre des actes des apôtres ? 
         _  Que sait – il au juste de cette ecclesia sancti Mathei in finibus terrae ?
 

     La description qu’il nous fait du lieu est conventionnelle: 
« Aux confins de la mer océane est l’ultime pays du monde, où pas la moindre maladie ne trouble l’existence : Le climat y est tempéré, la quiétude perpétuelle. En ces lieux une église a été dédiée à saint Matthieu, où se sanctifient les moines galiléens à enseigner à la Bretagne les saintes vérités de Dieu ».

     De toute évidence, Godefroy n’est jamais venu à Saint Matthieu, ou alors, ce jour là, il faisait exceptionnellement beau.
 

     Venons en à cette histoire qu’il nous conte ; elle s’inscrit dans le genre fort connu de la « navigation » des moines celtes et bretons. 
     On connaît surtout celle de Saint Brandan, qui s’embarqua avec sa communauté pour les mers du nord, et va avec eux de merveilles en merveilles. Dans ces récits fabuleux, se rejoignent l’esprit d’aventure des moines celtes, leur goût du pèlerinage, la nostalgie d’un paradis perdu et les réminiscences des traditions celtes et de l’île d’Avallon.

     Voici en tout cas, contée par Godefroy de Viterbe, la « Navigatio monachorum sancti Mathaei ». La navigation de ces moines qui à longueur de journée scrutent les horizons de la mer et les confins du monde, décident de prendre la mer « pour pouvoir, après une longue absence, décrire à leurs populations les ressources et les lieux que l’univers renferme ».

 

 

     Navigation des moines de Saint Matthieu
      (selon Godefroy de Viterbe)

     De cet endroit s ‘élance la très sainte troupe de ces hommes ; ils veulent voit les merveilles que recèle l’océan

Tendues au vent puissant, les voiles  les portent sur les Flots.
Mais longtemps les voici retenus en haute mer ;
Seule devant eux la face du ciel, seule l’immensité des eaux.

      Cela va durer trois ans, et les provisions finissent par s’épuiser. Soudain, en plein océan, se dresse une apparition : une silhouette de femme qui, le doigt tendu, sans dire mot, leur indique le chemin. On repart donc, confiants ; mais après dix jours, on ne voit toujours rien, ni rivage, ni port. Alors surgit de nouveau la même apparition, faisant le même signe. On hisse les voiles, et c’est au tour de Moïse lui – même d’apparaître à nos « hébreux ». Et ce qui est encore mieux, on aperçoit enfin une terre. Alors commencent les merveilles :

Ce n’était pas une terre, mais une montagne d’or,
Toute une plaine d’or, et de toutes part des étincelles
Lançant des traits de lumière, tout comme des éclairs.
Merveilleux le parfum de la montagne, merveilleux le paysage.
Pourtant en ce lieu pas le moindre animal, et pas un habitant,
Alors que toute la région regorgeait de trésors.

      Intrigués, nos marins se hâtent de mouiller, et descendent en reconnaissance. Ils découvrent la ville toutes portes fermées et passent la nuit dehors. Au petit matin la porte s’ouvre et c’est l’ébahissement :

« Urbs erat aurea splendida fulgida plena decore,
Aurea regia fulget et omnia complet odore.

La ville resplendissait d’or, pleine d’une étincelante beauté,
Brillant d’un éclat royal et toute remplie de parfum.

      Des maisons dorées, mais pas de trace d’habitants. Il y a pourtant une église « revêtue d’or et de pierres précieuses » renfermant une icône de la Vierge. S’enfonçant dans la ville, les moines découvrent deux vénérables vieillards qui se lèvent à leur approche et les saluant en leur demandant qui ils sont et ce qu’ils veulent.

Nous sommes galiléens d’origine, répondent nos hommes,
Nous étions disciples du Christ et de saint Matthieu,
Aux bretons enseignant les saintes vérités de Dieu.

     De leur côté, les questions ne tardèrent pas à fuser : Qui êtes vous ? Que faîtes vous ici ? Partagez vous notre foi ? Qui commande ici ? Ils seront rapidement renseignées : Ici ;, c’est le Paradis.

Notre roi, c’est Dieu le créateur du ciel et de la terre.
Chérubins et séraphins habitent et gardent la cité,
Et d’angéliques citoyens gardent nos murailles.
Les chœurs des anges mènent nos solennités.
Nos corps d’un aliment céleste sans cesse sont nourris.
Eternelle est notre quiétude, à jamais et sans altération.
Un seul de nos jours mesure cent de vos années ;
C’est un siècle, en effet, que dure une de nos journées.

      Enoch et Elie, les deux vieillards, invitent tout le monde à communier, après quoi les voyageurs sont restaurés d’une nourriture angélique. Mais il est déjà temps de repartir, et c’est alors qu’Elie les avertit de ce qui les attend : «  Ici je vous vois jeunes, mais là – bas des vieillards ». C’est que trois jours en Paradis correspondent à trois siècles, et nos aventuriers ne s’en rendront vraiment compte que le jour ou ils retrouvent les rivages de Saint Matthieu :

Ce n’était plus le monastère que jadis ils habitaient,
Plus l’abbé, et plus les moines d’autrefois ;
Ni la ville, ni les gens, ni les murailles jadis connues.
Nouveau était l’abbé, nouveau le peuple des fidèles,
Nouvelle la loi du pays, nouveau le roi avec ses princes.
Ils ne connaissaient ni les lieux, ni les gens, ni la langue.
Eux mêmes qui hier encore avaient l’éclat de la jeunesse,
Vieillis en un matin, ils ont la peau ridée, le cheveu blanc,
Et se voient maintenant décrépits, vils et misérables.

      C’est à peine si les moines de céans les accueillent et s’ils prêtent foi à leurs affabulations.

Trois ans donc ils ont pérégriné, portés sur l’Océan
Ici les moines sur leurs grimoires en ont compté trois cents.
C’est bien ce que démontre la page de ce livre ci ;
Car tout cela a bien été écrit au monastère de Saint Matthieu,
Comme l’y ont raconté les moines galiléens.
Qui ne veut pas me croire, qu’il les croient, eux du moins.

 

Commentaires

     La relation de cette « gwerz » de Saint Matthieu par Godefroy de Viterbe atteste l’existence et la renommée de Saint Matthieu au XII° siècle. Curieusement, il appelle à plusieurs reprises les moines « galiléens ». Il semble donc insinuer qu’il s’agit de disciples de l’apôtre, venus avec ce dernier, en Bretagne, apporter l’évangile aux bretons, auquel cas, son récit se situerait aux origines de christianisme, à moins qu'il ne fasse simplement état du  fait qu'ils étaient les gardiens du chef (crâne) de Saint Mathieu transporté  sur ces lieux par des navigateurs bretons.

     Mais il ne faut pas attendre de Godefroy qu’il fasse preuve de discernement critique ; ce n’est pas son fort, tout le monde en convient. Il serait pourtant agréable de savoir comment la renommée du monastère et l’existence de cette gwerz ont pu arriver à ses oreilles, à lui qui n’est vraisemblablement jamais venu en Bretagne.

     On peut raisonnablement penser que c’est au cours d’une croisade que cela s’est passé. En effet, Frédéric Barberousse a pris part à la 3° croisade (1189 – 1192) ; Il y a même trouvé la mort en 1190. Or nous savons que le « Panthéon » de Godefroy a été achevé la même année.

     A cette croisade, à partir du 1° septembre 1189, les arrivées de flottes occidentales  se multiplient : 500 navires portant 10 000 hommes, Danois, Frisons, Flamands, Bretons, etc. …
     A la mi septembre arrivent des contingents français. Le 24 ce sont des Italiens et des Allemand qui débarquent. Et tout ce monde se rend au siège de Saint Jean d’Acre qui a débuté trois mois auparavant et durera encore dix autres mois.
     Les journées des chevaliers éparpillés dans la plaine devaient être bien longues et propices à se distraire. Tout le monde devait y aller qui de sa chanson, qui de son histoire, qui de sa légende. Les bretons avaient aussi leurs gwerz, chants empreints de merveilleux et de mysticisme et il ne serait pas surprenant que celle ci arriva aux oreilles de Godefroy.