LES EXPLOITS DE BILZ
5 _ Les draps du lit
Armanel - Conteur
Le seigneur du Kerouez courut, de bon matin, chez la vieille Marc’harit.
— Où est ce pendard de Bilz, s’écria-t-il, en entrant dans la chaumière, furieux.
— Il n’est pas à la maison, mon bon seigneur ; il est parti, aussitôt le soleil levé, sans me dire où il allait, ni quand il reviendra. Est-ce qu’il vous aurait encore joué quelque mauvais tour, mon bon seigneur ?
Bilz était encore dans la barrique, et prêtait l’oreille.
— Ce gibier de potence, cet imbécile s’imagine sans doute être plus malin que moi ; mais, je lui prouverai qu’il n’est qu’un sot, et il verra bientôt à qui il a affaire !
— Bien sûr, mon bon seigneur, qu’il se trompe, s’il croit être plus malin que vous ; mais, c’est jeune encore, voyez-vous, et plein de présomption ; daignez l’excuser, mon bon seigneur, car il a bon cœur, après tout, et ne vous veut pas de mal.
— C’est bien, c’est bien, Marc’harit ; je l’excuserai, pour cette fois encore, mais, à la condition qu’il enlève, cette nuit même, les draps du lit où je serai couché avec ma femme.
La vieille regarda la barrique. Le doigt de Bilz était au trou de bonde, et elle répondit :
— Il le fera, mon bon seigneur, soyez-en assuré, puisque vous le désirez.
Le seigneur partit là-dessus.
Le soir venu, il disposa autour du château ses valets et tous ses gens, armés de bâtons et de fourches de fer, afin d’empêcher Bilz d’approcher. Puis, on détacha les chiens de garde. Mais Bilz s’était déjà glissé dans le jardin, sur lequel donnaient les fenêtres de la chambre à coucher du seigneur, et il s’y tenait blotti parmi les buissons de groseilliers et les hautes herbes. Il avait avec lui un homme de paille fixé au bout d’une longue perche et accoutré du pantalon, de la veste et du chapeau qu’il portait ordinairement. Vers les dix heures, il vit de la lumière dans la chambre du seigneur et il se dit :
Les voilà qui vont se coucher.
Quand il jugea qu’ils devaient être au lit, il sortit de sa cachette et éleva l’homme de paille à la hauteur de la fenêtre. La dame l’aperçut et cria :
— Voilà Bilz ! Voilà Bilz !...
— Où donc ? demanda le seigneur, en sautant du lit et en saisissant ses pistolets, qu’il avait posés tout chargés sur la table de nuit.
Bilz avait retiré son homme de paille.
— Il vient de regarder par la fenêtre, répondit la dame, mais, il s’est retiré, quand il vous a vu prendre vos pistolets.
Le seigneur se cacha derrière un fauteuil, un pistolet dans chaque main, et attendit. Bilz éleva de nouveau son homme de paille contre la fenêtre et la dame cria encore :
— Le voilà ! Le voilà ! Tirez dessus !...
Le seigneur fit feu de ses deux pistolets, et Bilz laissa tomber à terre son homme de paille, en poussant un cri, comme s’il eût été atteint mortellement.
— Je l’ai atteint ! Il doit être mort ! s’écria le seigneur. Et il sortit précipitamment, pour s’en assurer, n’ayant que sa chemise et son pantalon, quoiqu’il faisait bien froid.
— A moi ! À moi, les gars ! Je l’ai tué ! criait-il.
Et il se mit, avec ses valets, à la recherche du cadavre de Bilz.
Cependant Bilz, profitant du désordre et de l’émotion, s’était glissé dans le château, dont la porte était restée ouverte. Il monta, vite, l’escalier, pénétra dans la chambre à coucher du seigneur, où sa dame était restée seule au lit, sans lumière, et dit, en contrefaisant la voix du maître :
— Le voilà enfin pris, ce polisson de Bilz !
— Est-ce qu’il est mort ? demanda la dame.
— Non, il n’est pas mort, mais, il est blessé grièvement. Demain, nous le ferons pendre à l’arbre le plus élevé de l’avenue. Mais, comme il fait froid ! hou ! hou ! hou !...
— Couchez-vous, vite, pour vous réchauffer.
Et Bilz se mit au lit avec la dame.
— Dieu ! Comme vous êtes glacé !... s’écria celle-ci ; vous attraperez un rhume, pour sûr.
— Oui, il gèle dur, dehors.
Et il se démenait et tirait les draps à soi, les roulant autour de son corps, si bien que la dame lui dit :
— Vous tirez tous les draps à vous, et me mettez à découvert !
— J’ai si froid, ma pauvre femme ! Je suis gelé !
Et il tirait toujours les draps à soi, tant et si bien que, les ayant roulés autour de son corps, il sauta hors du lit, ainsi emmailloté.
— Où allez-vous donc ? lui demanda sa femme, inquiète.
— Je vais fermer la porte d’en bas, que j’ai laissée ouverte : ne sentez-vous pas comme le vent glacé arrive ici ?
Et Bilz prit ses vêtements et partit, en emportant les draps de lit.
Un moment après, arriva aussi le seigneur.
— Le mauvais garnement ! Il m’a encore échappé ! Mais, n’importe, il n’a pas tenu sa parole, et je le ferai pendre.
— De qui parlez-vous donc ainsi ! lui demanda sa femme, étonnée.
— Eh ! De qui voulez-vous que ce soit, sinon de ce démon de Bilz ?
— Mais, ne m’avez-vous pas dit, il n’y a qu’un moment, que vous l’aviez pris et que vous le feriez pendre, demain ?
— Moi ?... Quand donc cela ?
— Tout à l’heure, quand vous êtes venu vous coucher et que vous aviez si froid.
— Quand je suis venu me coucher et que j’avais si froid !... Je ne comprends rien à ce que vous dites. Je ne suis pas rentré, depuis que je suis sorti à la recherche de Bilz.
— Voyons, couchez-vous, vite, car, en vérité, vous ne savez pas ce que vous dites. La preuve que vous êtes rentré et que vous vous êtes recouché, c’est que vous avez emporté les draps du lit ; qu’en avez-vous fait ?
— Les draps du lit ! Comment ! Les draps de notre lit ont été enlevés ?... Ah ! Malédiction ! Ce démon de Bilz m’a encore joué ! Il a enlevé les draps du lit où nous étions couchés ensemble, et de plus il a couché avec vous, et peut-être même !...
Et il frappait des pieds et s’arrachait les cheveux, de rage.
— Mais, je cours à l’instant chez lui, et je jure que je ne reviendrai pas avant de l’avoir transpercé de mon épée et d’avoir envoyé son âme dans l’enfer, où elle devrait être depuis longtemps.
Et il se fit seller un cheval et partit aussitôt, accompagné de quatre valets.
Bilz ne s’attendait à la visite du seigneur du Kerouez que vers le soir. Aussi, était-il couché et dormait même tranquillement, quand il arriva avec ses gens. Ils brisèrent la porte, se précipitèrent sur lui, le garrottèrent et le mirent dans un sac, qu’ils avaient apporté. Puis, ils le chargèrent sur un de leurs chevaux, en travers, comme un sac de blé, et l’emmenèrent au château du Kerouez.